Les sources sous influence

Jacques Dufresne

Les milliards de George Soros, tirés des hedge funds, servent au financement de HRW (Human Rights Watch) et de la gauche américaine en général, sont-ils plus purs moralement que ceux que les frères Koch tirent du charbon pour financer la droite ?

 La question des sources, cruciale, est difficile pour ce qui est des faits; elle l’est encore plus pour ce qui est des valeurs. Nous nous limiterons ici à poser le problème à partir de quelques exemples significatifs. Pour ce qui est des faits, on devrait pouvoir s’en remettre aux revues savantes. Étant donné le nombre d’avions qui arrivent à destination chaque jour, de ponts qui résistent au temps, on peut penser que dans les sciences pures et dures tout au moins, il existe des sources fiables. La question n’est toutefois pas aussi simple, comme nous l’apprennent deux numéros récents de revues québécoises : Argument [1] (Science et post-vérité) et Relations[2],(Regard critique sur la science).

Il semble bien que les problèmes se multiplient et s’aggravent quand le flou, entre les causes et les effets, rend les sanctions plus difficiles. Dans le domaine médical par exemple, on reproche régulièrement aux revues savantes d’être à la solde des industries du secteur, de l’industrie pharmaceutique en particulier. Sur ce point, le témoignage de Marcia Angell, la première femme à occuper le poste de directrice du New England Journal of Medicine est éloquent. « Il n’est tout simplement plus possible de croire en une bonne partie de la recherche médicale publiée », écrivait-elle en 2009. [3] Dans une interview qu'elle accordait récemment à l’émission de télévision française Cash Investigation, Marcia Angell se montre encore plus critique: « Les compagnies pharmaceutiques, dit-elle, créent de nouvelles maladies pour vendre plus de médicaments, parfois elles les créent de toutes pièces, parfois elles étendent leur périmètre. » [4]

Le même reproche est parfois adressé aux organismes réputés les plus neutres. La crise qui secoue en ce moment la Cochrane Collaboration, suite au congédiement de Peter Gotzche, l’un de ses fondateurs, illustre bien ce fait. Cet organisme est le parangon de la médecine fondée sur la preuve. Nouvelle de dernière heure, message de Pierre Biron, auteur de L’Alter dictionnaire médico pharmaceutique : « Gotzsche va publier un livre sur son congédiement, dans une semaine environ, ce sera dévastateur pour Cochrane Collaboration.[5]»

Dans les sciences humaines, le danger est aussi grand, même si dans ce cas l’argent n’est pas le mobile principal. Mathieu Robert Sauvé nous le rappelait récemment dans un article du Devoir intitulé Vingt ans après le canular d’Alan Sokal, les impostures intellectuelles fleurissent toujours.[6]

Les valeurs

Pour ce qui est des valeurs, voici l’exemple de Human Rights Watch, un organisme souvent cité dans les médias. Il a son siège à New York, est dirigé par Kenneth Roth, un américain. De 2010 à 2013, son conseil d’administration a eu comme président James Hoge, alors rédacteur en chef de la revue Foreign Affairs, revue dont il faut savoir qu’elle contribue à l’élaboration de la stratégie américaine en matière de politique internationale. Cette revue a par exemple, au cours de la décennie 1990, contribué à l’élaboration de la politique du soft Power dont Internet et les médias sociaux actuels sont la concrétisation. Joseph Nye et William Owens sont deux experts américains en politique internationale. Voici ce qu’ils écrivaient dans le numéro de mars-avril 1996 de Foreign Affairs :

« C'est le XXIe siècle qui apparaîtra un jour comme ayant été, au plus haut point, celui de la suprématie américaine [...] La beauté de l'information comme source de puissance, c'est qu'en plus d'accroître l'efficacité des armes au sens le plus concret du terme, elle démocratise les sociétés de façon inéluctable. »  Mais quelle est donc cette démocratie résultant inéluctablement d’un certain usage de la puissance? Nye et Owens fournissent eux-mêmes la réponse: « On a désormais la preuve que les changements technologiques et économiques sont des forces de fragmentation (pluralysing forces) induisant la formation de marchés libres plutôt que des forces répressives renforçant le pouvoir central. » La démocratie, c'est le libre marché, ce qu’il reste d’une société après une bombe à fragmentation.

Soros ou Koch?

Il suffit de lire le rapport 2018 de HRW pour découvrir son parti-pris (il a le mérite de ne pas être déguisé) pour un progressisme devenu parole d’évangile aux États-Unis et dans une grande partie du reste du monde. Quels États-Unis? Certes pas ceux de Donald Trump, mais de toute évidence ceux des libéraux proches du parti démocrate. Dans un passé récent, Georges Soros, milliardaire plus démocrate que ne le furent Obama et Clinton, a fait un don de 100 millions à HRW. On peut s’en réjouir quand on préfère, comme c’est mon cas, le parti démocrate au parti républicain, mais un esprit le moindrement critique n’est pas satisfait pour autant. Dans les premières pages du rapport de 2018, le populisme, défini grossièrement, ce qui permet tous les amalgames et cache mal un certain mépris du demos,  est présenté comme le mal absolu, les droits collectifs, tel celui de l’appartenance à une nation, s’effacent devant les droits individuels. Sous-entendu : il n’y a qu’une nation légitime au monde, laquelle renforce sa position hégémonique en discréditant toutes les autres : les États-Unis. Emmanuel Macron était un demi-dieu quand il était un partisan de l’Europe et de la mondialisation; il perdra tout prestige s’il fait trop de concessions aux gilets jaunes.

Dans la dernière Lettre de l’Agora, Nicole Morgan, dans un article modéré intitulé Haine rouge et peur blanche, montrait comment quelques milliardaires américains dont les frères Koch, ont pendant des décennies assuré la diffusion des idées, celles de Ayn Rand notamment, qui ont permis à Donald Trump d’accéder à la présidence des États-Unis. De quoi donner la nostalgie de ces démocrates athéniens qui ont voté la loi sur l’ostracisme pour empêcher les milliardaires de l’époque d’acheter des votes et de financer des influenceurs.

Pour la gauche américaine, les frères Koch sont des suppôts de Satan. Faut-il s’étonner que la droite du même pays réserve le même sort à George Soros ? Les hedge funds dont il fut un virtuose sont-ils plus propres moralement que le charbon des frères Koch? Les rapports haineux entre la gauche et la droite ne s’expliquent-ils pas par le fait que, de part et d'autre, on est emporté par des modes renforcées par l’argent plutôt qu’inspiré par une pensée vraiment libre ? Deux êtres libres en sont-ils réduits au pugilat parce que l’un est en faveur du mariage gay et l’autre pas?

Voici quatre articles montrant à quel point les deux camps se ressemblent :

https://www.atr.org/koch-brothers-targets-leftist-paranoia-a5699

https://www.alterinfo.net/soros-et-les-hedge-funds-main-basse-sur-les-terres-agricoles-_a29433.html

https://www.vanityfair.fr/pouvoir/politique/story/qui-est-george-soros-et-pourquoi-est-il-devenu-la-bete-noire-de-lextreme-droite-et-des-complotistes-/4260#les-dents-longues-2

https://www.forbes.com/sites/danielfisher/2012/12/05/inside-the-koch-empire-how-the-brothers-plan-to-reshape-america/#4554b33a650b



[1] http://www.revueargument.ca/dossier/101-la-science-a-lheure-de-la-post-verite.html

[2] http://cjf.qc.ca/revue-relations/publication/article/regards-critiques-sur-la-science/

[3] Drug Companies & Doctors: A Story of Corruption", published in The New York Review of Books magazine,

...Similar conflicts of interest and biases exist in virtually every field of medicine, particularly those that rely heavily on drugs or devices. It is simply no longer possible to believe much of the clinical research that is published, or to rely on the judgment of trusted physicians or authoritative medical guidelines. I take no pleasure in this conclusion, which I reached slowly and reluctantly over my two decades as an editor of The New England Journal of Medicine

 [4] http://encyclopedie.homovivens.org/documents/medicaments_en_quete_de_pseudo_maladies_a_traiter

[5]https://www.lemonde.fr/sciences/article/2018/09/21/peter-gotzsche-celui-par-qui-la-controverse-arrive_5358221_1650684.html

http://agora.qc.ca/documents/un_autre_david_contre_les_goliath_pharmaceutiques

[6] https://www.ledevoir.com/societe/le-devoir-de-philo-histoire/508158/vingt-ans-apres-le-canular-d-alan-sokal-les-impostures-intellectuelles-fleurissent-toujours

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