Les quatre évangélistes de Socrate

Jacques Dufresne

On a souvent comparé Socrate à Jésus. Le dernier à le faire est Richard Lussier, dans un livre qui vient de paraître aux Presses de l’Université Laval, sous le titre de Socrate un portrait inédit et en sous-titre, en deçà des Socrate dramatiques.

Le principal Socrate dramatique est celui que l’on connaît exclusivement à travers les dialogues de Platon, l’Apologie de Socrate en particulier. C’est ce juste, traité comme injuste par les siens, que l’on est tenté d’assimiler à Jésus. Il existe trois autres portraits de Socrate, celui de Xénophon, lui aussi dramatique, celui d’Aristophane, dont s’inspireront les accusateurs de Socrate, et enfin celui de Libanius, un contemporain de l’empereur Julien, auquel l’auteur ne fait que brièvement allusion, chose bien compréhensible, mais tout de même regrettable. 1

Voici un livre, accessible au grand public, un thriller haut de gamme, autour duquel il faudrait organiser des banquets près d’une piscine ou d’un lac, en ajoutant le barbecue pour faire plaisir à Aristophane, ce poète comique dont le conservatisme et le populisme rappellent ceux de Stephen Harper, le génie et l’humour en plus.

Quand on a, comme c’est mon cas, découvert Aristophane en lisant le Banquet de Platon où il est l’un des interlocuteurs de Socrate, et un ami, semble-t-il, et quand on lit ensuite dans Les Nuées, une de ses comédies, les attaques (à la Trump!) contre un certain sophiste appelé Socrate, on se demande si le poète comique est le même homme que celui qui disserte aimablement sur l’amour en compagnie de Socrate. On se pose la même question au sujet de Socrate. Il s’agit bien du même homme dans l’un et l’autre cas.

Richard Lussier a sans doute lui aussi découvert Socrate à travers Platon, mais il n’a pas, comme tant d’autres hellénistes, traité les facéties d’Aristophane avec un mépris hautain, façon de dire qu’il ne s’est pas identifié à l’aristocratie de Platon et de son Socrate. Il s’est comporté comme un juge honnête et compétent, examinant avec la plus grande impartialité le point de vue des trois principaux évangélistes. Pour conclure, contre toute attente, à la convergence des trois points de vue : «Au terme de cet essai se dressera un Socrate historique assez éloigné des clichés qu'imprime en nous une première lecture de l'Apologie de Socrate de Platon ou des Mémorables de Xénophon. Je montrerai qu'au-delà des apparences ou qu'en deçà des masques des Socrate dramatiques, se tapit un même personnage historique, fruit d'une convergence des témoignages de ces trois auteurs sur Socrate. Le constat que je propose déplaira sans doute aux lecteurs qui sont tombés sous le charme des discours apologétiques de ses deux plus illustres disciples, mais je les prie de croire qu'il n'entache en rien, au contraire, le génie de Platon ou de Xénophon.»(3)

Aristophane est resté attaché aux vertus et à la religion de ces petits propriétaires terriens qui, en gagnant la bataille de Marathon, ont assuré le triomphe de l’Occident contre l’Asie des Perses et l’hégémonie d’Athènes dans le monde grecque. Il déteste ceux qui tentent de dominer ce peuple courageux par une simple maîtrise du langage. Dans Les Guêpes il s’en prend aux avocats, dans Les Nuées il s’attaque avec la même verve à leurs cousins les sophistes. À ses yeux, Socrate, loin d’être un sage, est le chef des sophistes. Il le présente comme un professeur de rhétorique, capable d’apprendre à quiconque est en mesure de suivre ses leçons à gagner tout procès par des moyens injustes, mais si habilement agencés que les juges ne peuvent que lui donner raison. Nous dirions, en empruntant un vocabulaire contemporain, qu’il déteste les intellectuels au point de les tenir responsables du déclin de la démocratie athénienne. Le procès de Socrate a lieu en 399 av JC, quatre ans, après la victoire définitive de Sparte et après cette tyrannie des Trente (elle ne dura que sept mois) où Critias, un ami de Socrate, s’illustra par d’innommables cruautés. Quelques années auparavant, pendant la longue guerre du Péloponnèse, Alcibiade, un autre ami et disciple de Socrate, avait fait défection en se rangeant du côté des Spartiates.

On accusait Socrate de rejeter les dieux de sa cité. Ce qui me porte à croire qu’Aristophane avait conservé des sentiments amicaux pour lui, c’est qu’il était aussi sceptique que lui pour ce qui est de la religion populaire des Athéniens. Ce que confirme Richard Lussier :« Aristophane, à mon avis, ne croyait pas plus que Socrate aux mythes grecs ; à preuve, répétons-le, le sérieux, la force des arguments qu'il met dans sa bouche pour discréditer le récit mythologique de la foudre. Pourtant, il condamne sa franchise, sa trop grande liberté de parole ; il lui reproche de ne pas voir qu'on ne peut pas tout dire sur la place publique, de ne pas se rendre compte des effets néfastes de ses charges sur les mœurs des citoyens et sur l'Etat. Attaquer de front, ouvertement, les croyances populaires qui sous-tendent la pratique des vertus morales, notamment la justice, la piété, la modération, ce n'est pas très sage et pas du tout prudent, semble- t-il dire. Il le blâme de ne pas voir que, pour la gouverne du peuple, la crainte des dieux l'emporte haut la main sur la physique ; de ne pas comprendre que ses discours rationnels, si probants soient-ils, ne font pas le poids par rapport aux mythes quand il s'agit des mœurs publiques ; il lui reproche de prodiguer sans discernement son enseignement à des gens qui ont manifestement des intentions malhonnêtes, de ne pas réaliser que faute d'enseigner aux jeunes la modération, ceux-ci deviennent de jeunes loups déchirant tout sur leur passage: père, mère, lois établies, justice; il lui impute de séduire les jeunes, de les amener à l'estimer lui plutôt que leurs parents; bref, il l'accuse de corrompre les jeunes.» (20)

Est ainsi posée une question fondamentale qui n’a pas encore été résolue de façon satisfaisante : Les lumières n’assurent peut-être pas la vertu des citoyens aussi bien que les croyances traditionnelles irrationnelles. Ce que semblent avoir compris des leaders actuels comme le président Erdogan en Turquie et Donald Trump aux États-Unis.

S’il est incontestable que Socrate n’était pas dupe du Jupiter haut tonnant, faut-il exclure qu’à défaut de respecter inconditionnellement les dieux de la cité, il ait témoigné d’un sens du sacré et du transcendant plus compatible que les croyances populaires avec la rationalité. Chacun sait qu’il se disait habité par un dieu et de même que Jeanne d’Arc dans un temps bien ultérieur, il entendait en son for intérieur des voix qui à maintes reprises l’ont porté du côté du bien. Lors de son procès, il a même osé dire que selon l’oracle de Delphes, il était le plus libre, le plus juste et le plus prudent de tous les hommes. (Trial 136) Faisait-il ainsi preuve d’une démesure intolérable, comme ses juges l’ont pensé ? Ne s’agissait-il là que d’un phénomène humain, trop humain comme le pense Richard Lussier ? Ne faudrait-il pas voir là un signe de l’enracinement de Socrate dans une tradition, comme celle d’Éleusis, où l’homme vivait dans l’intimité du surnaturel ? Je rattache pour ma part à une telle tradition les propos de Socrate sur le chant du cygne : «Selon vous, dit-il à ses mais qui ne se consolaient pas de le voir mourir, je ne vaux donc pas les cygnes pour la divination; les cygnes qui, lorsqu'ils sentent qu'il leur faut mourir, au lieu de chanter comme auparavant, chantent à ce moment davantage et avec plus de force, dans leur joie de s'en aller auprès du Dieu dont justement ils sont les serviteurs.»

Les plus grands esprits ont une chose en commun : ils savent très bien qui ils sont et ils disent la vérité sur eux-mêmes au risque de paraître arrogants à leurs juges et à la postérité. En citant la Pythie, Socrate ne disait-il pas tout simplement la vérité sur lui-même ?
Là où Richard Lussier et I.F. Stone voient de l’arrogance, on peut voir de l’humilité. Cette allusion à I. F. Stone me donne l’occasion de souligner la parenté d’esprit entre cet écrivain et Richard Lussier. En 1988, Stone publiait The Trial of Socrates, en adoptant, en bon démocrate américain, le point de vue du tribunal démocratique qui condamna Socrate. Stone n’adhère pas au verdict, mais il l’explique avec une grande indulgence pour les citoyens athéniens. Richard Lussier me semble appartenir à la même famille d’esprit.

L’un et l’autre refusent de placer Socrate sur un pied d’égalité avec Jésus. Après avoir rappelé le commentaire de Nietzsche sur la logique glaciale de Socrate, Stone cite ce propos de l’helléniste Vlastos : «Jésus a pleuré sur Jérusalem, Socrate n’a jamais versé une larme sur Athènes.» Voici l’opinion de Richard Lussier :

«Socrate et le Christ, Athènes et Jérusalem, deux hommes, deux cités aux fondements de l'Occident, en un sens complémentaires, mais en un autre sens, bien distinctes. "Deux amours ont donc bâti deux Cités; l'amour de soi-même jusqu'au mépris de Dieu, la Cité terrestre; et l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi-même, la cité céleste", affirmait Augustin. Certes, l'amour de soi-même dans la cité grecque ne mène pas au « règne de l'homme » [Rémi Brague (2015)] tel que projeté par le Siècle des Lumières, car il s'inscrit dans le cosmos, car il est balisé par la nature, toutefois il n'est pas aussi inclusif que l'amour chrétien. Platon et Xénophon s'accommodaient très bien de l'esclavage, 2 de l'inégalité et de l'infériorité de plusieurs, pour ne pas dire du grand nombre. Leur monde est foncièrement aristocratique; en simplifiant un peu, on pourrait dire qu'à leurs yeux, il y a ceux qui voient et peuvent, l'élite, et il y a les autres, le grand nombre, le commun des mortels. Dans leur univers, les dons naturels déterminent tout. Par contre, dans l'univers chrétien, ce qui compte d'abord et avant tout, c'est la volonté de faire le bien, c'est que tous, fût-on aveugle et impuissant, œuvrent à témoigner de l'Amour. Dans ce monde, la dignité humaine importe plus que les talents naturels.»(126)

Notes
1- Libanius fut l’un des hommes d’état et des orateurs les plus réputés de son époque. Il fut un proche collaborateur de l’empereur Julien, que les chrétiens appelleront Julien l’apostat, lequel se détourna du catholicisme pour tenter dans un effort suprême, de refonder Rome sur son ancienne religion païenne. Pour Libanius, la liberté de parole fut tout au long de sa longue histoire, et encore aujourd’hui, la principale caractéristique d’Athènes. Dans son Apologie de Socrate, raconte I.F. Stone, il nous montre un Socrate faisant graviter sa défense autour de la liberté de parole. Comment, dit-il aux Athéniens, vous me reprochez ma liberté de parole, alors que c’est cette liberté qui fait la grandeur de votre cité. Ce qui inspire ce commentaire à I.F.Stone : Libanius ressemble à un libertarien moderne. (I.F.Stone, The Trial of Socrates, Jonathan Cape Ltd., Londres, 1988, p.210")

2-«Platon s’accommodait très bien de l’esclavage.» Ce jugement, c’est le moins que l’on puisse dire, appelle des nuances. Sans prétendre pouvoir ici relancer le débat sur l’esclavage dans la pensée grecque, je renvoie le lecteur à deux articles sur la question. Celui de Simone Pétrement, Revue de Métaphysique et de Morale 70e Année, No. 2 (Avril-Juin 1965), pp. 213-225. Cet article commence ainsi : «Simone Weil, reprochant à Maritain d'avoir écrit que les plus grands penseurs de l'antiquité n'avaient pas songé à condamner l'esclavage, lui oppose le texte d'Aristote où il dit que, selon quelques-uns, l'esclavage est contraire à la nature et à la raison. Elle remarque que « rien ne permet de supposer que ces quelques-uns ne soient pas au nombre des plus grands penseurs de l'antiquité » l. C'est à bon droit qu'elle parle ainsi ; que dire, en effet, de l'affirmation de Maritain si, parmi les penseurs qui ont condamné l'esclavage, il faut compter Platon ? Or Simone Weil elle-même avait noté, dans ses Cahiers, quelques raisons de penser que Platon condamnait l'esclavage ». En outre, en 1957, le président David Ben Gourion a publié un article intitulé Platon et l'esclavage ", où, indépendamment de Simone Weil et par d'autres raisons, il montrait que l'opinion de Platon sur l'esclavage était au moins très différente de celle d'Aristote ; qu'il le considérait comme un mal, tout au plus comme un mal inévitable, jamais comme une chose « à la fois utile et juste » Quand cet article a paru, nous n'avions pas le loisir de le commenter et de le discuter ; il n'est peut-être pas trop tard pour le faire.»Second article, celui de Constantin Despotopoulos, La cité parfaite de Platon et l’esclavage, dans République 433 d, paru dans la Revue des études grecques, Vol 83, année 1970. On y lit ceci : Les études relatives à la «Cité parfaite» (1) de Platon ne soulignent pas assez, nous semble-t-il, cet aspect pourtant capital de sa constitution : l’absence de l’esclavage. »

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