Les journaux et Internet : une nécessaire convergence
Les médias traditionnels considèrent les auteurs en ligne comme des rivaux. Ne serait-ce pas l’une des causes de leur déclin ? Une amicale convergence ne serait-elle pas salutaire pour les deux camps ?
Six quotidiens régionaux du Québec ont frôlé la faillite récemment. Dans un autre article de cette Lettre, j’aborde la question sous l’angle des revenus publicitaires détournés vers les géants du Web. Dans celui-ci, je pose quelques questions relatives à la liberté de presse et à la nature du journalisme dans le contexte actuel.
L’échec de ces journaux est en partie attribuable à leur propre silence au moment de la transaction qui annonçait leur fin prochaine. Pourquoi la compagnie Gesca, propriété de la famille Desmarais, a-t-elle vendu, en 2015, les six entreprises en cause à la compagnie Capital Medias ? L’opération semblait insolite même au regard de l’observateur profane. Quelles étaient donc les vertus de l’actionnaire unique, Martin Cauchon, qui recevait un tel cadeau ? Depuis que l’on sait que le fonds de pension des employés anciens et nouveaux est en manque de 65 millions, le cadeau semble avoir été un peu trop bien empaqueté. On peut comprendre, cela ne les excuse toutefois pas, que les journaux en cause n’aient pas voulu compromettre leurs chances de survie en critiquant leur nouveau patron; mais que l’ensemble des grands médias n’aient pas réussi à faire toute la lumière sur l’opération, cela nous oblige à nous interroger sur le sens des responsabilités dans le monde de l’information.
Je laisse à d’autres le soin de faire la dissection de ce passé. Pour ma part, je m’autorise à lancer quelques pavés dans la mare de l’information en raison de l’expérience acquise au cours des ans: comme fondateur et directeur d’une revue, Critère, (1970-1980), comme chroniqueur dans Le Devoir (1978-1983) et La Presse (1984-1992) et comme propriétaire d’un périodique sur papier non subventionné, le magazine l’Agora, (la Lettre de l’Agora en est le prolongement) et finalement, comme fondateur de l’Encyclopédie de l’Agora dont la croissance en ligne se poursuit depuis 1998.
La liberté absolue n’existe pas. « L’oiseau le plus libre a pour cage un climat.» Le journaliste le plus libre a pour cellule une salle de rédaction ou un studio. À une époque où un certain Terry Fox levait des fonds sur la recherche sur le cancer avec l’appui de la chaîne McDonald, j’ai eu, dans une radio locale, la suicidaire insolence de poser la question suivante: « Terry Fox ne devrait-il pas faire aussi la promotion d’une recherche sur les liens entre le cancer et le fast-food de son commanditaire ? » J’ai perdu sur le champ cette modeste tribune que je n’avais d’ailleurs accepté que pour rendre temporairement service à un ami. Ici, la proximité joue contre l’esprit critique. Un employeur du lieu est encore plus intouchable qu’un empereur lointain. Je plaignais les jeunes qui, dans l’apprentissage de leur métier de journaliste, sont invités à considérer l’asservissement comme un climat dont ils ne pourront jamais s’échapper.
Les média locaux et régionaux sont enfermés dans le dilemme d’une publicité à la fois nécessaire à leur prospérité et fatale pour la liberté de leurs journalistes. Qu’ils puissent aussi se rendre utiles en rapportant les faits divers, c’est tout à leur honneur, mais cela les rend-ils dignes d’un soutien de l’État? Restent quelques grands journaux assez dynamiques et assez puissants pour prendre le risque de déplaire à certains annonceurs comme aux divers paliers de gouvernement et les grandes chaînes à demi publiques, Radio-Canada par exemple. Mais peut-on seulement imaginer qu’à Radio Canada on renonce à la publicité des grosses cylindrées consommatrices de pétrole albertain ? On n’est guère plus rassuré quand on apprend qu’aux États-Unis, un haut lieu de la liberté comme le Washington Post, et un haut lieu du journalisme d’approfondissement comme The Atlantic, passent aux mains d’Amazon.
Le journalisme d’approfondissement et le journalisme d’enquête sont les compléments nécessaires au journalisme d’opinion, lequel ne dépasse les propos de brasserie que lorsqu’il s’appuie sur les deux autres. Quelle place occupaient-ils dans les journaux au bord de la faillite?
Dans le contexte actuel, ces journaux ne pourront jamais combler un tel vide en payant des journalistes professionnels pour faire le travail. J’ai mené bénévolement, avec d’autres amis non moins bénévoles, quatre ou cinq grandes enquêtes au fil des ans. Je me demande encore qui aurait pu financer de telles enquêtes, tout en assumant les risques liés aux révélations auxquelles elles conduisaient ? On lira dans un autre article de cette Lettre le témoignage d’un journaliste d’enquête sur son expérience.
Le Canard enchaîné devrait-il donc devenir le modèle proposé? Occasion pour moi de rappeler que la meilleure garantie de liberté pour un journal, c’est le soutien direct de lecteurs attachés à la même liberté. Il se trouve qu’une proportion croissante de ces lecteurs ont migré vers Internet à la rencontre d’auteurs généralement bénévoles mais souvent très compétents, capables de mener des enquêtes et d’approfondir les questions d’actualité.
Nous comptons plusieurs de ces auteurs parmi nos collaborateurs. Exemples : les articles récents de Robert Mailhot sur le dérèglement climatique, de Nicole Morgan sur la montée de la droite américaine et dans la présente Lettre, les articles de Marc Chevrier sur la péréquation et les commissions scolaire, ceux de Georges-Rémy Fortin sur les algorithmes et le néo-thomisme, celui de Yan Barcelo sur les arts contemporain. Des articles de ce niveau on en trouve en grand nombre sur Internet, notamment dans L'aut'journal et dans Verbe.com. On en trouverait encore plus si les médias traditionnels savaient tirer parti de cette manne gratuite.
Ces médias nous considèrent plutôt comme des rivaux. Ne serait-ce pas l’une des causes de leur déclin ? Il ne viendrait à l’idée d’aucun des bénévoles auxquels je pense, dont plusieurs sont des professeurs d’université ou de cégep, de vouloir se substituer aux journalistes professionnels; mais peut-être ces derniers devraient-ils apprendre à les traiter comme des alliés en les citant dans leurs chroniques et en présentant, jour après jour, des résumés et des extraits de leurs articles. Le statut du journaliste professionnel en serait relevé car il devrait faire preuve de jugement dans le choix des articles et de talent dans le résumé ou la version vulgarisée. Tout le monde y gagnerait à commencer par le lecteur et le niveau intellectuel ambiant s’élèverait.
Il est probable que les gouvernements de Québec et d’Ottawa se porteront au secours des journaux. Ils semblent vouloir le faire de façon équitable. Ne conviendrait-il pas d’étendre cette équité à internet ? Point de subvention aux retraités et aux hauts salariés de l’État, cela va de soi, mais ne faudrait-il pas inclure dans la loi les journalistes sans le titre, sans emploi stable, souvent des solitaires, vivant dans la précarité comme bien des artistes. « À travail égal, même soutien de l’État », qu’on soit ou non à l’emploi d’un journal. Comment repérer les bons auteurs dans la foule des indépendants ? L’attention que les journalistes professionnels leur accorderait pourrait devenir un critère.
Voici les effets heureux d’une telle convergence : vous publiez sur internet, on vous cite dans les journaux, cela peut vous valoir des dons et des commandites, voire des revenus liés à la fréquentation; les journaux de leur côté feraient plaisir à un nombre croissant de lecteurs, parmi les jeunes surtout, se substituant ainsi comme guides dans la recherche aux moteurs ad hoc. Ils pourraient récupérer une partie de la publicité perdue à leurs dépens. Dans un tel contexte, plusieurs sites réussiraient à se financer grâce aux abonnements de leurs lecteurs. C’est déjà le cas de Médiapart en France et de Quillette en Australie. Le site The Conversation, avec des éditions multilingues et régionales, rend accessibles des textes d'universitaires. On peut les reproduire car la licence le permet. Au Québec les journaux ont déjà l’embarras du choix des articles savants à résumer ou à reproduire, en totalité ou en partie.