Le terrorisme à la lumière du principe responsabilité
«Voici venu le temps des conséquences» Churchill
«Vous aurez plus tôt fait de mettre le soleil en un trou que d’enterrer les libertés françaises.» Deux jours après les événements de Paris, je fais mienne cette phrase du chevalier de l’Estoile reprise par Silvagni sur le site Médiapart, même si elle ressemble à une déclaration de guerre élégamment formulée. J’éprouve néanmoins le besoin de faire un ultime effort pour prévenir le mal fait aux jeunes djihadistes, pour repérer un contexte sur lequel il serait possible d’agir en vue de leur épargner le conditionnement dont ils sont l’objet; car il faut bien prévoir une action autre que cette troisième guerre, déjà engagée, après l’Afghanistan et l’Iraq, mais dont les résultats pourraient difficilement être meilleurs que ceux des deux précédentes. Cette action pourrait prendre la forme d’une réaffirmation forte du principe responsabilité, laquelle permettrait de tenir compte, des excès des Occidentaux au cours des six dernières décennies, sans excuser les Djihadistes. Dounia Bouzar, la fondatrice en France du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam (CPDSI) pour sauver les jeunes embrigadés par DAECH, donne l’exemple d’une telle action. (1)
Lu, dans la revue Écologie et politique, à propos de Hans Jonas, auteur de Principe responsabilité : «Pour lui, toutes les ‘’éthiques du passé’’ auront été des ‘’éthiques de la simultanéité’’. Elles avaient pour objet l’action elle-même au moment même où elle a lieu et non ses effets à long terme.»(2) Le principe responsabilité, à jamais associé au nom de Hans Jonas, est un engagement envers le futur; il consiste à pratiquer une justice verticale, à faire en sorte que les hommes de demain aient un habitat digne d’un être humain.
Métamorphose de la guerre
Dans le passé caractérisé par les éthiques de la simultanéité, la guerre avait je ne sais quoi de transparent qui en réduisait l’horreur : le pays conquérant savait qu’il spoliait son voisin plus faible et ce dernier se savait exploité tout en se promettant bien de devenir le plus fort un jour. Athènes imposait sa loi à Sparte, Sparte ensuite régnait sur Athènes. En Europe, l’Espagne, la France, l’Allemagne ont été à tour de rôle les puissances dominantes. On a pu observer un va et vient semblable entre les nations amérindiennes.
Pour ce qui est de l’histoire récente, la décolonisation semble avoir changé la donne. On a pu croire que les pays riches avaient à jamais renoncé à la guerre pour s’enrichir. Étaient-ils devenus plus vertueux que leurs homologues du passé? Rien n’est moins sûr. Au moment précis où la décolonisation s’est achevée, à la fin des années 1950, au début des années 1960 : il y avait une nouvelle façon de s’enrichir aux dépends du plus faible. Elle consistait pour le fort à utiliser une part démesurée de l’énergie fossile disponible sur la terre, à émettre ainsi plus que sa juste part de gaz à effet de serre accélérant ainsi un réchauffement climatique, dont les pays les plus pauvres seraient souvent les premières victimes.
Cette injustice verticale avait par rapport à une guerre classique l’avantage de l’impunité initiale. Entre l’acte de prédation commis, la surconsommation de pétrole par exemple, et la conséquence ressentie par les victimes, il y avait place pour une longue période de bonne conscience qui pouvait donner l’illusion de la vertu.
Qui, dans les pays de ce qu’on appelait alors le tiers-monde, se souciait des conséquences lointaines de l’émission de gaz à effet de serre en pleine croissance dans les pays riches? «En 1956, raconte Romain Gary dans la préface de l’édition de 1980 des Racines du ciel, je me trouvais à la table d'un grand journaliste, Pierre Lazareff. Quelqu'un avait prononcé le mot «écologie». Sur vingt personnalités présentes, quatre seulement en connaissaient le sens. On dit aujourd’hui que dans ce même roman, paru en 1956 justement, Romain Gary a lancé l’ère de l’écologie, six ans avant Le printemps silencieux. Cette écologie consistait à protéger les éléphants.»(2)
À l’ère de l’éthique de la simultanéité, le pays faible avait la consolation de pouvoir se venger quand il serait devenu fort à son tour. Cela constituait une forme de justice. Il n’y a pas de consolation semblable pour les victimes de l’injustice verticale. La Chine, certes, est redevenue forte, mais si tard qu’elle subit les effets négatifs du réchauffement climatique plus durement que les États-Unis et l’Europe. Elle doit, et c’est ce qu'elle tente de faire, se convertir à l’énergie propre sans voir eu le temps de recouvrer sa juste part de l’énergie fossile perdue. Si les pays émergents veulent se venger des profiteurs d’hier en polluant plus que les riches, ils se punissent encore. La légitime défense en pareille situation a le même effet que les gaz de la guerre de 1914 : elle retombe sur celui qui la pratique après avoir touché l’ennemi.
L’injustice verticale rend la vengeance impossible. Elle nous fait regretter un passé où la guerre n’était pas hypocritement refoulée pour prendre, dans la bonne conscience, la forme d’une consommation et d’une pollution excessives. Si l’on veut bien considérer que l’impossibilité de la vengeance est le degré ultime du désespoir, on comprendra le terrorisme. Quand son pays est devenu inhabitable et privé d’avenir, comment le jeune désespéré résisterait-il à la tentation du salut tel que le lui présente une religion dévoyée : se transformer lui-même en bombe?
Nous savions
C'est à l'ensemble des rapports Nord Sud que je pense. Et je ne veux ni justifier les djihadistes, ni incriminer ces Occidentaux qui, après avoir eu leur part de malheur, ont traversé la période de croissance dans l'euphorie d'une humanité qui n'avait pas encore pris conscience des limites de la terre. C'est plutôt les milliardaires du pétrole que j'incriminerais. Je les chargerais en outre de l'éradication de l'État islamique. Ils ont profité au plus haut point de cette croissance occidentale qui a hypothèqué l'avenir des pays qui les entoure.
Cela dit, le citoyen éclairé d'Occident connaissait depuis 1972 au moins le prix caché de la croissance. Voici ce qu’écrivait René Dubos et Barbara Ward dans Nous n’avons qu’une terre, le rapport publié juste avant le Sommet de Stockholm en 1972 : «En ce qui concerne le climat, les radiations solaires, les émissions de la terre, l'influence universelle des océans et celle des glaces sont incontestablement importantes et échappent à toute influence directe de l'homme. Mais, l'équilibre entre les radiations reçues et émises, l'interaction de forces qui maintient le niveau moyen global de température semblent être ni unis, si précis, que le plus léger changement dans l'équilibre énergétique est capable de perturber l'ensemble du système. Le plus petit mouvement du fléau d'une balance suffit à l'écarter de l'horizontale. Il pourrait suffire d'un très petit pourcentage de changement dans l'équilibre énergétique de la planète pour modifier les températures moyennes de deux degrés centigrades. Si cette différence s'exerce vers le bas, c'est le retour à une période glaciaire; au cas contraire, un retour à une terre dépourvue de toute glace. Dans les deux cas, l'effet serait catastrophique.»
On sait maintenant, Le Devoir du 14 septembre nous le rappelle, «que les experts du géant texan Exxon Mobil étaient au courant du phénomène des changements climatiques dès les années 1970 et qu'au lieu d’en aviser les investisseurs et l’ensemble de la population, ils ont choisi d’aider grassement le mouvement climatosceptique tout en commençant à planifier l’exploitation de nouvelles ressources dans l’Arctique lorsque la fonte des glaces y aurait fait son œuvre.
Nous savions.. Et compte tenu du fait si bien mis en relief par Hans Jonas, que la responsabilité suit la puissance et le savoir, nous aurions dû appliquer le principe responsabilité dès 1972, nous en connaissions la substance, même si livre de Hans Jonas n'a paru qu'en 1979. Cette fois, à la conférence de Paris, nous n'avons plus d'excuse. Les malheurs des parisiens devraient contribuer davantage à élever la conscience mondiale qu'à alimenter une vengeance qui ratera sa cible.
Pour éviter le pire dans les années qui viennent, l’humanité aura besoin d’une inspiration plus haute que celle de ce régime politique dont nous avons pourtant de si bonnes raisons d’être fiers. Il faudra dans les faits répondre à la question suivante : comment faire régner la justice dans un pays en l’absence d’une croissance assurée de l’extérieur?
1- Dounia Bouzar, La vie après Daech, Les éditions de l’Atelier. Également, entrevue du 16 novembre 2015 de Catherine Perrin avec Dounia Bouzar à Médium Large.
2- http://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-2004-2-page-193.htm
3- Les racines du ciel, Paris, Gallimard, p.216.
4- Nous n’avons qu’une terre, J’ai lu, Paris, 1972, p.364.