Le règne des objectifs ou la taylorisation de l'éducation
Au plus fort de la réforme de l'enseignement collégial, au début de la décennie 1970, les objectifs envahissaient la pédagogie. Dans Le règne des objectifs ou la taylorisation de l’éducation, ( revue Critère, janvier 1973 )Jacques Dufresne a rappelé, à partir d’une distinction entre les fins et les objectifs, que l’éducation est un art orienté vers une fin et non une technique visant des objectifs.
Le mot objectif, pris substantivement, était autrefois réservé au langage militaire. Littré note: «Terme de stratégie. Substantivement. Avoir tel point pour objectif, diriger son attaque sur ce point.» L'objectif, était donc un but qu'il fallait atteindre, mais en vue de le détruire.
Selon Larousse, ce mot désigne désormais « un but précis et concret ». Il a subi une métamorphose depuis Littré. Il se souvient néanmoins de ses origines militaires : parce qu'il est demeuré un but précis et concret, l'objectif peut encore être atteint par une stratégie.
C'est pourquoi, sans doute, il semble normal que les technocrates poursuivent des objectifs. Le même mot toutefois paraîtrait tout à fait insolite dans la bouche d'un artiste. On imagine mal Michel-Ange annonçant qu'il s'est donné pour objectif de produire deux David par mois! Le terme n'est pas neutre. Il dérive du mot objet. Il désigne une fin représentable, c'est-à-dire une fin qui est présente dans l'esprit comme un objet est présent dans le monde : avec un contour précis et un contenu exact. Les nombres étant les choses qui réalisent le mieux cette forme de présence à l'esprit, on pourrait dire de l'objectif qu'il atteint sa perfection lorsqu'il peut être traduit par une formule mathématique.
Il existe aussi des fins non représentables. Les artistes le savent par expérience. Quand ils commencent une œuvre, ils ne sont pas dans le même état d'esprit que le maçon dont l'objectif est de poser tant de pierres en tant d'heures. Ils n'ont pas d'objectifs. Ils savent cependant où ils vont, dans la mesure du moins où ils sont inspirés. Ils ont une fin. Elle est présente à leur esprit non à la manière d'un feu de circulation, mais à la manière d'une étoile; non à la manière d'un nombre, mais à la manière, par exemple, de l'idée de justice que personne ne peut définir mais dont tout le monde a cependant une vision assez claire pour pouvoir repérer ce qui s'en éloigne dans la réalité. Il y a dans leur esprit, ce que Pascal appelle un modèle d'agrément et de beauté. Ce modèle est à peine plus clair que l'œuvre qui s'ébauche. Ils ne le connaissent donc pas. Et cependant, ils le connaissent assez pour corriger ce qui s'en éloigne dans les esquisses qu'ils tracent.
Si le modèle avait des contours trop bien définis, ils ne pourraient plus s'en inspirer. Ils ne seraient plus artistes mais techniciens. Le langage courant ne s'y trompe pas. Devant une mauvaise toile, on dit volontiers: ce peintre n'est qu'un technicien. Les techniciens ont d'ailleurs leur revanche. Face à une structure qui s'écroule avant d'être achevée, ils disent: cet ingénieur n'était qu'un artiste!
Chaque chose à sa place. L'art est le domaine des fins (non représentables); la technique est le domaine des objectifs.
L'éducation est-elle un art ou une technique? A la lumière des remarques que nous venons de faire, cette question surannée retrouve toute sa pertinence et son importance. Les mots devançant parfois les réalités, l'usage généralisé du mot objectif ne signifie sans doute pas qu'on considère généralement l'éducation comme une technique. Il dénote toutefois une mentalité qui a beaucoup plus d'affinités avec cette thèse qu'avec la thèse opposée. Cette mentalité se trahit de mille façons, entre autres, par l'intérêt que suscitent l'enseignement programmé et l'évaluation continue. — Mager, le grand maître à penser des objectifs, va même jusqu'à utiliser indifféremment le mot enseignant ou le mot programmeur. — Ces méthodes constituent une espèce de taylorisation de ce qu'on appelle, d'un autre mot fort ambigu, l'apprentissage. Diviser les opérations de l'intelligence en des unités telles que le progrès devienne à la fois automatique et facilement vérifiable pour l'élève aussi bien que pour le professeur, tel semble être en effet le but visé. Taylor a fait triompher une méthode semblable dans l'industrie américaine, au début du siècle. Du même coup, il réconciliait ouvriers et patrons démontrant aux uns que, grâce à la rationalisation, ils pourraient gagner plus en moins de temps, et aux autres qu'ils pourraient sans crainte augmenter les salaires puisque, grâce à la même rationalisation, leurs profits augmenteraient encore plus vite. C'est de ce double trait de «génie», dirigé à la fois contre les dernières formes d'artisanat et contre le patronat de type européen, que sont issues la démocratie et la civilisation américaines telles que nous les connaissons aujourd'hui.
Mager s'inscrit dans cette tradition. Il est le Taylor de l'éducation. Remarquons les analogies: Mager devient célèbre au moment où, d'une part, l'éducation devient un secteur de l'économie et où, d'autre part, les conflits éclatent dans les écoles. Les obstacles à surmonter sont les mêmes: la mentalité artisanale qui persiste malgré tout et l'«autoritarisme» de type européen. Si nous rééditions l'exploit de Taylor, semble se dire Mager! Si nous faisions en sorte que les maîtres se perçoivent et soient perçus comme des camarades chargés de présenter des objectifs! Et si, dans le même souffle, en rendant l'auto-évaluation possible par le moyen des mêmes objectifs, nous parvenions à démontrer aux étudiants que leurs intérêts coïncident avec celui de leurs camarades! Ne réussirions-nous pas ainsi un exploit sensationnel, ne faciliterions-nous pas, d'une façon aussi efficace que discrète et feutrée, l'intégration de l'éducation à l'univers unidimensionnel de la technologie?
Ce but est d'autant plus séduisant qu'il coïncide avec le rêve démocratique. Pour débloquer les crédits nécessaires à leur entreprise, les promoteurs de l'opération «boom de l'éducation» ont dû, parfois contre tout bon sens — c'est du moins ce que prétend Ivan Illich — faire triompher la thèse selon laquelle l'inégalité entre les hommes et les peuples a pour cause principale l'inégalité dans les niveaux d'éducation atteints. Par suite, il a paru à tous souhaitable et nécessaire de recourir, sans les examiner sérieusement, aux moyens les plus aptes à permettre à tous les citoyens d'atteindre le même niveau d'éducation. Les behavioristes, penseurs démocratiques par excellence, ont inventé et mis à l'essai la plupart de ces moyens. Ils ont même élaboré une philosophie élémentaire destinée à en justifier l'usage. Selon cette philosophie, tout dans l'hom me, y compris l'homme lui-même, est construit à partir de quelques réflexes de base appelés aussi réponses inconditionnées. — Exemple: réflexe pupillaire, sécrétion salivaire, réactions aux brûlures, aux bruits violents, etc. — Watson, le fondateur de cette école de pensée, a écrit: Les stimuli inconditionnés et les réponses relativement inconditionnées à ces stimuli, sont nos points de départ dans la construction de ces modes complexes de comportements conditionnés que nous appelons plus tard nos émotions.1
Dans cette citation, Watson parle des émotions. Il aurait pu tout aussi bien parler du langage, de la pensée, des sentiments ou de la personnalité car, dans la perspective où il se situe, tout dérive par voie de conditionnement des quelques réponses inconditionnées du nourrisson.
Point de différences de nature ! Point d'aptitudes innées! L'inégalité n'est plus dans les œufs mais dans la façon d'élever les poussins ! Exclusivement. Voilà le décret égalitariste attendu depuis des millénaires ! Voilà la grande charte de l'éducation démocratique nord-américaine ! Une fois la théorie des réflexes de base admise, il ne restait plus qu'à mettre au point les techniques de conditionnement les plus efficaces. A quoi l'on s'occupe fébrilement. Les méthodes qui réussissent si bien dans les poulaillers ne devraient-elles pas réussir aussi bien dans les écoles puisque, dans un cas comme dans l'autre, tout est à construire à partir de quelques réflexes de base ?
Tel est bien notre univers. Notre vie, sous tous ses aspects, se passe sous le règne des objectifs et des contrôles. Objectifs à court, long et moyen terme. Contrôles sanitaires, contrôle du crédit, self-control. L'érotisme, au meilleur sens du terme, était l'unique refuge de la gratuité et de la finalité. Sous le plus fallacieux des prétextes libéraux, nous sommes en train de transformer ce dernier bastion de l'art en une avant-garde de la technique. Eros était dans une cage à principes. Avec l'illusion de le libérer, nous l'avons placé dans une cage d'images et de recettes. Nous quittons sans transition la couche de la reine Victoria pour celle de Masters et Johnson. Le plaisir sans tabous et sans objectifs n'aura été qu'un songe fugitif entre deux types opposés et équivalents de performance ! Le monde de l'éducation est entré dans la règle. Il ne pouvait faire exception. Les pays qui avaient du retard rattrapent le temps perdu au pas de course, se jetant dans la cage aux recettes avec d'autant plus de précipitation qu'ils avaient plus de stagnation à se faire pardonner. C'est le cas du Québec.
A moins d'un miracle, il ne pouvait en être autrement. Comment pourrait-il y avoir des fins en éducation alors que partout ailleurs il n'y a que des objectifs ? Même si on voulait changer le cours des choses, on ne le pourrait pas, d'abord parce qu'il n'y aurait pas consensus, mais surtout parce que les conditions nécessaires à la détermination et à la poursuite des fins n'existent pas.
Dans l'artiste ou l'artisan, il y a la matière d'un technicien. L'inverse n'est pas vrai. Avec quelques connaissances supplémentaires, Vinci aurait pu faire la Tour Eiffel. Eiffel n'aurait pu faire la Dernière Cène qu'à moins de subir une métamorphose. Les métamorphoses de ce genre exigent beaucoup de temps et se font selon des règles qui n'ont absolument rien à voir avec celles de la production en série et de la planification.
Ceci est vrai des individus, à plus forte raison des collectivités. Les grands desseins collectifs accomplis sous le signe de la finalité, comme celui de la Grèce ou celui du Moyen-Age, sont en tous points analogues à la création artistique. Ils supposent cette surabondance de vie, cette générosité qui seule permet de se sentir à l'aise dans le clair-obscur de l’inspiration ; ils supposent également un style, au sens que Nietzsche donne à ce mot, c'est-à-dire une unité dans l'ensemble des formes de vie et de pensée. Ils supposent enfin une sensibilité apte à puiser l'énergie vitale dans la réalité, d'une façon immédiate. A défaut de cette aptitude et de l'environnement correspondant, la volonté devient le seul recours et l'on retombe fatalement dans le cercle des objectifs.
Nous pouvons reprendre ici le raisonnement que nous faisions à propos des individus. Si, dans une société artistique, il y a la matière d'une société technique, l'inverse n'est pas vrai. Pour pouvoir réinstaurer un règne des fins, il faudrait donc faire subir une profonde métamorphose à la société. Dans l'état actuel des choses, aucun espoir donc de pouvoir faire régner les fins dans les écoles. Nous n'avons le choix qu'entre le chaos et un système d'objectifs. Même si le chaos, comme le dit Nietzsche, est parfois porteur d'une « étoile dansante », le système d'objectifs nous paraît préférable en dépit de ce que nous en avons dit précédemment. Il constitue en tant que tel un levier qui, à certaines conditions, pourrait nous permettre de sortir du cercle vicieux familier à tous ceux qui réfléchissent sur l’éducation : pour pouvoir transformer la société, il faudrait pouvoir transformer l'école, mais pour pouvoir transformer l'école, il faudrait d'abord transformer la société ...
Nous avons dit que définir l'éducation en termes d'objectifs, c'est achever l'intégration de l'école à la société technique. Nous avons fait apparaître les dangers de cette entreprise. Elle comporte aussi des côtés positifs. L'intégration de l'école au système ne pourrait-elle pas ressembler à l'introduction d'un certain cheval dans une ville appelée Troie?
L'usage généralisé du mot objectif a une signification encore assez floue. Si, comme nous l'avons laissé entrevoir, il dénote dans certains cas une volonté manifeste de réduire l'éducation à une technique, il dénote dans d'autres cas un simple désir de sortir du chaos. La rigueur qui découle de la définition des objectifs présente la même ambiguïté : elle ne se greffe pas nécessairement sur la conception behavioriste de l'homme. Quant aux objectifs eux-mêmes, ils ne tendent pas toujours vers la froide clarté des nombres. Bref, les jeux ne sont pas faits. Il est encore permis d'espérer, qu'à défaut d'être elle-même le lieu d'une finalité déterminée, l'école puisse contribuer à l'établissement de conditions devant permettre l'éclosion de fins originales.
Quelques précisions supplémentaires s'imposent ici. L'objectif, disions-nous, est une fin représentable. Cela signifie aussi qu'il est situé dans le temps. Il est en fait un point du futur doué d'un attrait particulier. Par suite, vivre pour des objectifs, c'est vivre pour l'avenir, sous l'entière dépendance de cette volonté qui dégrade l'énergie vitale en la dépensant. «Ils se brûlent», dit-on de ceux qui partent à la poursuite de leurs objectifs comme une fusée vers sa destination abstraite. L'expression est admirable. Ils se brûlent. Effectivement. Au sens littéral du terme. N'ayant pas le sens du présent, ne sachant pas s'abandonner, se fondre dans l'instant, se recueillir entre les vagues d'événements afin de goûter à la sève des choses, ils se dépensent en pure perte et, en arrivant au bout de leur course, ils sont aussi vides que le réservoir d'une fusée.
Quitter les objectifs pour les fins, c'est revenir au présent, c'est se réconcilier avec le monde. Les fins ne sont pas situées dans l'avenir. Elles sont transcendantes. Entendons par là qu'elles libèrent cette dimension secrète du présent grâce à laquelle il devient plus attachant que le futur et nourrit celui qui s'en inspire. Vivre pour une fin, c'est vivre pour et par le présent. Ce que s'efforcent de faire, notons-le en passant, une bonne partie de ceux, appelés «drop-out», qui quittent les maisons d'enseignement sans raisons apparentes.[…]
Il serait assez facile de préciser la forme que devraient prendre l'analyse, la réflexion et les arts libéraux dans le cadre de notre proposition générale concernant la finalité. Mais ce qui importe pour l'instant, c'est le choix fondamental.
Nous pensons que le malaise auquel nous faisons face n'est pas celui d'un système politique ou économique, mais celui d'une civilisation caractérisée par un désir démesuré de transformer le monde aboutissant à une excroissance des facultés d'analyse par rapport aux facultés d'attention et au sens artistique, par une prolifération d'objectifs qui condamnent à vivre dans le futur et ne font appel qu'à la volonté et, finalement, par un besoin compensatoire de consommer qui avilit tout et conduit à l'esclavage. Il ne nous paraît pas possible de désigner des individus ou des groupes qui soient particulièrement responsables de cet état de choses. S'il fallait trouver un coupable, ce sont les «structures» ou l'esprit du temps qu'il faudrait mettre en accusation.[…]
Il faudra surtout éviter la confusion des genres administratifs. L'éducation n'est pas encore une exploitation industrielle. Nous ne sommes pas aliénés à ce point. Les idées ne s'y implantent pas comme des pieux dans un chantier de construction. Elles n'y circulent pas sur des mémos comme dans le monde des affaires. Il leur faut du temps et de la liberté pour apparaître, prendre forme et se répandre. Si on peut construire un gratte-ciel en un an, il ne s'ensuit pas qu'on puisse faire apparaître un nouvel art de vivre en six mois. Le génie, individuel ou collectif, n'est pas planifiable.
Les réformes sont si coûteuses, à tous les points de vue, qu'on est en droit d'exiger qu'elles annoncent un monde meilleur par la façon même dont elles sont présentées.
Jacques Dufresne,
Professeur de Philosophie.
Collège Ahuntsic, novembre 1972.
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