Le petit linge sale des Québécois
La règle d'or, dans les moeurs publiques, c'est la proportion. Six portiers d'un grand hôtel de Montréal viennent d'être arrêtés pour extorsion: ils exigeaient une commission des chauffeurs de taxis. Quelles sont les conditions de travail de ces portiers? Les chauffeurs de taxi avaient-ils les moyens de leur offrir un pourboire?
Au Québec en ce moment, les vagues d'indignation contre la corruption su succèdent au rythme de celles de la mer. L'indignation étant la mère des plus belles vertus, dont la justice et la dignité, nous ne pouvons que nous en réjouir, même si cela suscite des comparaisons injustes avec d'autres pays et d'autres provinces canadiennes. Injustes, car dans une vieille terre catholique comme celle du Québec, on passe à l'aveu beaucoup plus facilement qu'en terre protestante et pour peu que sur cette vieille terre l'on garde souvenir de la pauvreté passée, on s'indigne de la saleté du petit linge autant que de celle du gros.
Je ne veux pas minimiser le fait que le maire de Laval ait offert 10 000 $ à Me Serge Ménard et un peu moins au député Vincent Auclair pour leur campagne électorale mais je note que cet avocat et ce notaire avaient deux raisons de refuser l'offre: 1- La raison de la vertu: le refus de se laisser acheter; 2- celle de l'intérêt: pour si peu!
Au moment où cette affaire était dévoilée, je lisais un rapport de la maison Bloomberg sur les crimes commis façon routinière par les grandes compagnies pharmaceutiques. En 2004, Pfizer plaida coupable à l'accusation d'avoir vendu illégalement un médicament appelé Bextra. Ce médicament était autorisé, mais uniquement contre l'arthrite et les malaises liés aux menstruations. Pfizer en recommanda l'usage contre les douleurs aiguës de toute sorte. L'amende s'éleva à 1,19 milliard à quoi s'ajouta un second milliard destiné aux patients lésés. En 2005, la FDA retira ledit médicament complètement du marché, tant il s'était avéré dangereux. Par l'intermédiaire d'une autre de ses filiales, la compagnie récidivait à propos d'un autre médicament, alors même qu'elle plaidait coupable pour le Bextra. Dans ce monde, le crime est si payant que l'amende si élevée soit-elle passe inaperçue dans les frais divers. Entre 2001 et 2004 les revenus de Pfizer ont été de 245 milliards; les amendes payées ne représentaient qu'un peu plus de 1% de cette somme. Il y a des morts, de nombreuses victimes, chaque fois qu'un médicament non autorisé est vendu. On est bien loin de l'enveloppe de 10 000 dollars déposée sur le bureau du maire d'une ville de taille moyenne. L'enveloppe de Pfizer est de plusieurs milliards et elle contient un poison mortel. Et l'opération met en cause une chaîne corruptrice (comme on dit une chaîne alimentaire) qui va du président de la compagnie à des centaines de vendeurs et des milliers de médecins. Il s'ensuit un accroissement des dépenses en santé qui provoque la ruine des systèmes publics de distribution des soins. Et Pfizer a des émules: au moins sept ou huit selon le rapport Bloomberg.
Parmi les actionnaires de Pfizer, de Lilly ou de Bristol-Myers, il y a une majorité d'honnêtes gens: des gestionnaires de fonds de pension d'infirmières, des leaders syndicaux. Hélas! vous êtes dans l'erreur si vous croyez que ces détenteurs du véritable pouvoir en profiteront pour venger l'éthique bafouée. Les crimes commis par les compagnies font plutôt monter leurs actions en bourse. Les seuls à combattre énergiquement ces crimes sont des chercheurs isolés, comme les docteur Pierre Biron au Québec et Marc Girard en France et des écrivains libres comme John Le Carré auteur de La constance du jardinier, où l'on voit que la vie d'un citoyen du Kenya a bien peu de valeur par rapport aux profits que les compagnies pharmaceutiques peuvent tirer de sa mort.
Mon but, je le répète, n'est pas de minimiser la saleté du petit linge québécois, mais de rappeler qu'il s'agit de petit linge. Uniquement de petit linge? Pour le moment du moins, mais ce n'est peut-être que le début de la grande lessive. Car si les révélations jusqu'à ce jour ont surtout porté sur le petit linge, on découvrira sans doute bientôt le gros linge sali par le gaz de schiste. De toute évidence, le retrait d'Hydro-Québec de l'exploitation des nouveaux gisements enrichira plus ou moins légalement bien des amis du parti au pouvoir.
J'ai toutefois un second but: rappeler la pertinence et l'efficacité de l'approche réaliste en matière de mœurs publiques, réaffirmer avec force que la règle d'or, dans les arts comme dans les mœurs, c'est la proportion. Il n'est pas interdit d'espérer qu'un sursaut d'indignation aura pour effet de redresser les mœurs d'une manière durable, mais sauf miracle, les mœurs ont plutôt tendance à se dégrader qu'à s'améliorer.
Solon, le premier législateur d'Occident, disait qu'il faut faire des lois que les gens voudront et pourront respecter. «Je ferai donc des lois si conformes aux intérêts des citoyens, qu'ils croiront eux-mêmes plus avantageux de les maintenir que de les transgresser.»
Proportion d'abord entre le pouvoir détenu par le parti qui gouverne et la vigilance exercée par l'opposition.
Pendant la décennie 1990 à Ottawa, les libéraux de Jean Chrétien régnaient sans partage, l'opposition étant principalement constituée de députés souverainistes québécois. La Commission d'enquête Gommery devait démontrer par la suite ce qui s'est passé à cette occasion. Avec en face de lui un parti québécois paralysé par sa position intransigeante sur un prochain référendum, le gouvernement libéral du Québec a la même marge de manœuvre que celui de Jean Chrétien à Ottawa dix ans plus tôt. Et tout se passe comme si la majorité francophone au Québec, dont une bonne partie de l'élite intellectuelle, se disait: Nous n'avons que faire de ce Québec tant qu'il n'est pas notre pays; ce qui crée un vide qui attire bien des gens sans scrupules et sans convictions. C'est la principale raison pour laquelle le parti québécois devrait renoncer à un référendum dans un premier mandat et s'efforcer plutôt de démontrer que la souveraineté serait le meilleur remède contre la corruption. On peut en effet faire raisonnablement l'hypothèse que le sentiment d'appartenance est l'un des facteurs qui limitent la corruption dans un pays. Il y aurait toujours dans ce contexte une opposition assez forte pour rappeler le parti au pouvoir à la mesure.
Proportion dans les situations concrètes
Comme plusieurs de mes compatriotes, je me demande parfois ce qui place le Québec au-dessus du Mexique ou de la Colombie en matière de mœurs publiques. En cas de contravention en voiture au Mexique, la règle à suivre est connue de tous: vous vous débrouillez pour payer le policier plutôt que l'État. Pratiquement personne n'aurait l'idée de faire la même chose ici. Pourquoi? Nos policiers sont-ils intrinsèquement plus vertueux que ceux du Mexique? La proportion entre leur salaire et la valeur moyenne des amendes à payer enferme une meilleure explication. Si l'amende moyenne était de 1000 $ et plus et le salaire du policier de 200 $ par semaine, parmi les honnêtes automobilistes que nous sommes tous, plusieurs seraient heureux de régler à l'amiable moyennant un cadeau de 200 $ au policier. Ajoutons à cela le fait qu'étant mieux formés que par le passé, nos policiers, en plus d'être bien payés, ont une conscience plus vive de leur dignité, ce qui contribue à faire monter les enchères du côté de celui qui voudrait les corrompre. Cela certes n'exclut pas que la corruption puisse les atteindre à un niveau plus élevé, mais poussons le réalisme jusqu'au cynisme: ceux d'entre eux qui sont corrompus dans l'âme ne prendront pas le risque de s'exposer à une dénonciation pour quelques dizaines de dollars alors qu'il y a des opérations beaucoup plus rentables à l'horizon mafieux.
Six portiers d'un grand hôtel de Montréal viennent d'être arrêtés pour extorsion: ils exigeaient une commission des chauffeurs de taxis. Quelles sont les conditions de travail de ces portiers? Les chauffeurs de taxi avaient-ils les moyens de leur offrir un pourboire?
La proportion comme règle d'or
En présentant la proportion comme règle d'or je ne propose pas de solution magique, mais j'indique une méthode simple qui portera nécessairement des fruits là où elle sera bien appliquée, ce qui suppose une connaissance intime des milieux en cause et une solide vertu de prudence. Prenons l'exemple de l'industrie de la construction. J'ai négocié suffisamment de petits contrats pour la rénovation de ma maison pour comprendre une chose: dans le cas d'un contrat de 10 000 $ je ne vais pas négocier avec 5 entrepreneurs différents à raison de 5 heures par négociation. Le coût de mes précautions serait disproportionné par rapport à l'enjeu. Je me limiterai plutôt à une seule négociation avec un entrepreneur dont je connais la réputation, quitte à lui faire croire que d'autres entrepreneurs m'ont fait des offres plus intéressantes. En Europe, la question des soumissions soulève de vifs débats en ce moment: compte tenu de la complexité des règlements et de la variété des langues, un petit entrepreneur hongrois peut-il faire concurrence à une grande société française ou allemande?
Il doit y avoir aussi proportion entre le risque encouru par le dénonciateur et la valeur des opérations frauduleuses. Bruce Boise gagnait 250 000 $ en tant que vendeur pour la compagnie Cephalon, mais hélas! Pour lui et pour sa conscience cette compagnie ne vendait que des médicaments non autorisés, ce qui a fait passer son chiffre d'affaires de 100 millions par année à 1,3 milliard en moins d'une décennie. Boise a eu le courage de dénoncer sa compagnie auprès de la Justice américaine. L'amende fut de 430 millions. Boise de son côté a reçu 17 millions pour ses loyaux services à la société.
Boise ne semble pas avoir craint pour sa vie. Il va de soi que la prime doit être plus élevée, toutes choses étant égales d'autre part, lorsqu'il y a un réel danger pour la vie du dénonciateur. Au Québec récemment, tout le monde a eu l'occasion d'admirer un vendeur de planchers en céramique qui a refusé d'assurer un pourcentage à la mafia pour obtenir un contrat. Un tel geste mérite une récompense digne de ce nom.
On peut présumer que les zones d'honnêteté varient selon les pays. Dans tel pays c'est le financement des partis politiques qui est d'une propreté exemplaire, dans tel autre, l'industrie de la construction, dans tel autre les soins de santé. On peut présumer également que dans chaque cas la propreté peut s'expliquer d'abord par une bonne application de la règle d'or. Le savoir relatif à ces questions existe sûrement dans nos nombreuses écoles d'éthique et d'administration. Il n'y a pas de tâche plus urgente que de rassembler ce savoir et le présenter à la population d'une manière telle que le plus humble élu municipal puisse s'en inspirer.
1- David Evans, Special Report, Bloomberg Marquet, Big Pharma's Crime Spree, Décembre 2009