La vie cachée des arbres

Jacques Dufresne


Regardez attentivement cette photo. De toute évidence, les deux arbres du centre se sont adaptés l’un à l’autre. Ils n’ont pas grandi en obéissant servilement, mécaniquement à un code génétique rigide. On dirait deux adolescents qui, pour se voir de plus près, ont tourné la visière de leur casquette vers l’arrière. Ils forment un couple, selon Peter Wohlleben, l’homme qui aime les arbres au point de s’intéresser à leur vie cachée, d’où le titre de son dernier livre : The hidden Life of Trees. (Das geheime Leben der Baüme).

Depuis des décennies, j’ai en permanence autour de moi au moins une dizaine de livres nouveaux qui réclament mon attention. Aucun n’a jamais gagné la course aussi facilement que celui de Wohlleben, dont je prédis qu’il aura une influence comparable au livre de Peter Singer paru en 1975 : Libération animale. Ce livre, quoique contestable à bien des égards, a accrédité auprès d’un large public éclairé l’idée ou plutôt le fait que les animaux éprouvent des sentiments, la souffrance par exemple, étroitement apparentés à ceux des humains, ce qui a donné un nouvel élan aux mouvements de défense des animaux, y compris ceux de la ferme et des laboratoires. La funeste idée que l’animal est une machine allait ainsi disparaître des mœurs alors qu’elle continuait d’être un dogme dans les sciences.

Pour la plupart d’entre nous, un arbre est moins qu’une machine : c’est une poutre et du papier journal en devenir et pour les plus éclairés, une gigantesque éprouvette qui absorbe du gaz carbonique et rejette de l’oxygène dans l’atmosphère. On voit en lui tout au plus un objet utile et non une réalité vivante qu’on peut aimer.

Peter Wohlleben (littéralement bonne vie, jamais un auteur n’a si bien porté son nom) renverse complètement cette perspective. Sous sa baguette magique, l’arbre devient une métaphore agrandie pour mieux comprendre non seulement la personne humaine, mais aussi la société. On aura deviné que la baguette magique consiste à employer des mots jusqu’ici réservés aux humains et à quelques animaux pour nommer des actes et des sentiments éprouvés par les arbres. Ils parlent, ils comptent, ils coopèrent et d’une manière générale, ils ont des comportements qui présentent avec les comportements humains un degré d’analogie telle qu’ils s’éclairent l’un l’autre. À mesure que j’avançais dans le livre, j’avais le sentiment de mieux me connaître moi-même. Je lisais à l’ombre d’un tremble royal. Je savais que cet arbre a pour caractéristique principale de posséder des feuilles à la tige souple qui se retourne à la moindre brise. Jusqu’à ce jour je n’étais touché que par la subtile musique qui en résultait. Je n’avais jamais fait le lien avec l’expression la plus humaine qui soit : «Il tremblait comme une feuille».

J’ignorais surtout qu’en se retournant la feuille du tremble capte les rayons solaires sur ses deux faces, produisant deux fois plus de photosynthèse, deux fois plus d’énergie donc que les autres arbres. Je comprenais aussi pourquoi j’avais vu autour de moi tant de trembles croître à toute allure et dans bien des cas disparaître aussi vite. Wohlleben compare ces arbres à des personnes hyperactives mais aussi, et pour cette raison même, sujettes à la dépression, laquelle les frappe d’abord à leur sommet où elles commencent à perdre des branches, ce qui donne un avantage aux arbres concurrents qui poussent à ses pieds : recevant plus de rayons solaires ils poussent plus vite à leur tour et finissent par renvoyer le tremble à l’humus dont il est sorti.

Garde-forestier de formation, Wohlleben a d’abord exercé son métier auprès de forêts artificielles, dont les arbres, tous identiques, sont plantés à une distance telle l’un de l’autre qu’ils puissent capter à leur sommet épanoui le maximum de rayons solaires. Ils croissent ainsi plus vite, ce qui en rentabilise l’exploitation, mais ils n’ont pas une vraie vie d’arbre, pas d’appartenance à une communauté souterraine. Ils ressemblent à des animaux que l’on gave dans les élevages industriels. Ils sont peut-être les arbres les plus «tristes» du monde conclut notre auteur.
Un jour, Wohlleben eut une promotion qui lui permit de réaliser ses rêves : on lui confia la garde d’une vieille forêt naturelle, constituée principalement de hêtres et mieux encore on accepta sa principale condition : interdire l’accès à ce sanctuaire aux tracteurs et autres grosses machines…pour revenir au cheval.

Je veux ici rendre hommage à un autre connaisseur des hêtres, le poète Alfred Desrochers. Il avait observé que le hêtre conserve longtemps ses feuilles mortes, ce qui lui inspira ces vers de son poème le plus connu : Fils déchu d’une race surhumaine

Par nos ans sans vigueur, je suis comme le hêtre
dont la sève a tari sans qu'il soit dépouillé,
Et c'est de désirs morts que je suis enfeuillé,
Quand je rêve d'aller comme allait mon ancêtre.

Au pied d’un grand hêtre, Wohlleben découvrit ce qui lui semblait être une pierre recouverte de mousse. Sous la mousse, il aperçut une substance verte, signe de vie et de photosynthèse. La roche était en réalité une vieille souche. Seule explication de la substance verte : un arbre adulte, dans le voisinage pompait du sucre dans la souche multi centenaire, comme s’il ne se résignait pas à sa mort. S’agit-il d’une mycorhize du résultat de l'association symbiotique entre des champignons et les racines des plantes, des arbres en particulier. Wohlleben n’emploie pas ce mot savant, il compare plutôt le réseau souterrain au World Wide Web familier à tous ses lecteurs.

Si en promenade dans les bois vous êtes piqués par une guêpe, vous hurlez, façon de dire le stress, la douleur que vous ressentez, mais aussi d’avertir vos compagnons. L’arbre attaqué par un insecte réagit comme vous. Les scientifiques qui l’observent emploieront un autre vocabulaire pour rendre compte de l’événement : ils diront que l’arbre pompe une substance toxique en direction de la plaie et émet des gaz qui avertiront les arbres voisins. C’est ainsi que les girafes peuvent conserver leur source de protéines. L’acacia dont elles mangent les feuilles les chasse avant de se dessécher et non content de se protéger ainsi lui-même, il fait preuve d’altruisme en émettant un gaz qui avertit les arbres voisins du danger qu’ils courent. Les girafes sont alors obligées d’aller chercher leur nourriture parfois  cent mètres plus loin quand le vent souffle dans la bonne direction (pour les acacias).

Voici un passage essentiel du livre :« Les arbres ne misent pas exclusivement sur la dispersion dans l’air car si tel était le cas, plusieurs de leurs voisins n’auraient pas vent du danger. Le Dr. Suzanne Simard de l’Université de Colombie britannique à Vancouver a découvert que les arbres peuvent aussi s’alerter les uns les autres au moyen de signaux chimiques envoyés à travers les réseaux de champignons enroulés autour des pointes de leurs racines et pouvant être mis à contribution quelle que soit la température. Chose étonnante, les bulletins de nouvelles ne sont pas transmis uniquement par des signaux chimiques, mais aussi par des impulsions électriques voyageant à la vitesse de1/3 de pouces par seconde. […]»

Les racines des arbres couvrent une surface qui peut atteindre le double de celle de la couronne de l’arbre. Il s’ensuit que les systèmes racinaires d’arbres voisins se croisent et s’entrelacent. Dans une forêt, il y a toutefois des arbres solitaires, sorte d’ermites qui ne veulent pas s’embarrasser d’interagir avec les autres. Ces êtres asociaux peuvent-ils bloquer les alertes simplement en ne participant pas au processus? Heureusement, ils ne le peuvent pas. Il y a généralement des champignons qui servent d’intermédiaires pour assurer rapidement la diffusion des nouvelles. Ces champignons opèrent de la même manière que les câbles en fibre optique des réseaux Internet. Leurs filaments pénètrent le sol tissant ainsi un réseau d’une incroyable densité. Une cuillerée à thé de sol forestier contient plusieurs milliers de ces ‘’hyphae.’’Au cours des siècles, un seul champignon peut couvrir plusieurs milles carrés et réseauter une forêt entière. Ces connections transmettent des signaux d’un arbre à l’autre, aidant ainsi les arbres à se communiquer des messages au sujet des insectes, de la sécheresse et de divers autres dangers. La science a adopté l’expression wood wide web d’abord forgée par la revue Nature pour désigner la découverte de la docteure Simard. De quelle nature est l’information en cause, en quelle quantité est-elle échangée, ce sont là des questions sur lesquelles la recherche commence à peine.»

La baguette magique de l’auteur fait jaillir mille autres faits semblables. On apprend par exemple que les arbres ont le sens du goût, ce qui leur permet de distinguer la salive d’un insecte en particulier et de réagir en conséquence. On est aussi obligé d’admettre qu’ils savent compter. Celui qui vit près de la nature éprouve un sentiment d’angoisse quand, au milieu de l’hiver, survient une longue période de chaleur printanière. Les arbres ne vont-ils pas commencer à fleurir prématurément? Pourquoi ce malheur ne se produit-il pas sinon parce que les arbres ne réagissent pas aux premières alertes et attendent le vrai printemps, ce qui suppose qu’ils comptent les jours et tiennent compte aussi de la durée d’ensoleillement, ce qui suppose aussi qu’ils peuvent mesurer le temps.

Je tire une dernière leçon du livre. C’est dans les forêts que devraient avoir lieu les marathons, parce que l’air y est infiniment plus pur que dans les grandes métropoles. À la condition que le nombre de participants soit limité à quelques dizaines!

À l’instar de l’auteur, j’ai sans doute poussé l’anthropomorphisme un peu loin, mais cette pédagogie s’impose ne serait-ce que parce que la pédagogie inverse, réductrice, a sévi au cours des derniers siècles au point de nous amener à traiter les arbres comme une matière première morte, alors qu’ils apportent aux animaux agités et nomades que nous sommes la preuve que la lenteur et l’enracinement font aussi partie de la vie.

Peter Singer était végétarien. Sans doute l’est-il encore, sans quoi, il se mettrait sur ses vieux jours en contradiction avec l’ensemble de sa pensée et de sa vie. Peter Wohlleben est carnivore et arbivore, pourrions-nous dire, parce que s’il s’engageait dans la logique de Singer, il serait réduit à se nourrir de minéraux, la vie d’une plante méritant autant de respect à ses yeux que celle d’un animal. Il se résigne plutôt à admettre que les vivants à toutes les échelles se nourrissent de vivants. Puissent-ils le faire avec mesure!

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