La « smart city » : les points noirs
Note: J’utilise dans ce texte l’expression “smart city” non par snobisme anglophile mais pour la distinguer de la ville “vraiment intelligente” telle que la définit Jacques Dufresne dans ce texte.
Nous baignons ces années-ci dans un discours euphorique au sujet de l’intelligence artificielle, de l’internet des objets et de la «smart city». Allez faire une simple recherche sur l’un ou l’autre de ces thèmes sur Google. La majorité des résultats obtenus présenteront des initiatives déjà en cours ou des textes favorables à la mutation haute-technologique des villes. Il vous faudra creuser un peu plus afin d’accéder à des points de vue quelque peu critiques. Faudrait-il se surprendre que les algorithmes de recherche des Google et consorts soient biaisés en faveur de la réalité dont ils sont les premiers représentants? Évidemment non.
En employant l’expression “ville intelligent”\“smart city”, ainsi que le rappelle Jacques Dufresne, «on semble tenir pour acquis, avant toute réflexion, y compris parmi nos décideurs politiques, que cette expression à la mode ne peut avoir qu’un sens : ville branchée.» Une ville, donc, qui recourt massivement à la haute technologie, à la robotisation et à l’intelligence artificielle. En somme, comme l’écrit Céline Deluzarche, une «ville vue comme une sorte d’ordinateur géant, un enchevêtrement de réseaux où chaque habitant représente un « bit » 0 ou 1.»
Pour la journaliste, «à partir de ce postulat, l’humain et son comportement sont considérés comme une simple donnée. Les permis de construire sont attribués automatiquement en fonction des critères environnementaux et sociaux : zones inondables, HLM, etc. Les entrées et sorties des bâtiments sont autorisées selon votre fonction sociale ou professionnelle. Les nouvelles routes sont tracées au gré d’un algorithme pour une optimisation du trafic et de l’étalement urbain. Les bâtiments interconnectés fixent leurs besoins énergétiques en fonction des occupants et de la production disponible. Besoin de réparer un immeuble public ? Chaque fenêtre ou poignée de porte est enregistrés dès la construction dans une base de données. Lorsqu’elle est identifiée comme défectueuse, la commande est passée automatiquement auprès d’une «usine» d’impression 3D qui fabriquera la pièce manquante.» (ibid.)
Une rhétorique prévisible
A la lecture des médias, on peut mettre en évidence certains procédés rhétoriques récurrents lorsqu’il est question d’aborder les technologies actuelles. En tant que mise en réseau d’objects technologiques, les mêmes structure argumentatives peuvent être relevées dans le discours sur la “smart city”.
Le plus souvent, les production médiatiques ne font que vanter “aveuglément” les avancées apportées par ces nouvelles technologies. On trouve sur le site du Forum économique mondial un exemple clair de ce genre de textes: Smart city : pourquoi la ville du futur sera intelligente et connectée.
Autre exemple, ici, concernant les drones miniatures, devant lesquels on s’extasie alors que les dangers potentiels, dont on ne dit mot, sont pourtant évidents.
Parmi les cas les plus caricaturaux, j’évoquerais ces pseudo-débats qui confrontent des positions quasi identiques, comme ici, cette table ronde organisé à Radio-Canada, dont le libellé fait sourire : “ Nouvelles technologies : défis ou opportunités?” Les organisateurs ne semblaient pas concevoir que la gamme des réponses à cette question pouvaient être plus vaste…
Parfois, les journalistes ou les commentateurs se risquent aussi à proposer une vision quelque peu “critique” des technologies évoquées. Mais la conclusion de leur travail est prévisible et la structure argumentative l’est tout autant : 1) on présente d’abord lesdites technologies; 2) on évoque leurs bienfaits; 3) on dit un bref mot des risques qu’elles comportent; 4) et on termine en affirmant que tout dépend, au fond, de l’usage qu’on en fait (parfois, ils ont au moins la sagesse de tempérer cet enthousiasme en suggérant qu’un débat social, politique est nécessaire pour réguler les excès de l’utilisation de ces technologies). Voici un exemple court mais clair de ce type d’articles :
Les Smart Cities, danger ou opportunité ?
On ressort, en somme le vieil argument de la prétendue neutralité de la technique, que Jacques Dufresne, à la suite de bien d’autres penseurs éclairés, réfute éloquemment : “Quand on nous interroge sur le sens de la technique, la plupart d'entre nous répondons: après tout, ce ne sont là que des moyens, il dépend de nous d'en faire un bon ou un mauvais usage. Illusions, grossière illusion, répondent à l'unanimité les grands philosophes qui ont réfléchi sur la question: Spengler, Ortega y Gasset, Mumford, Heidegger, Ellul, Illich.”
Si ce point de vue optimiste, positif, voire laudatif, parfois ponctué de quelques réserves auxquelles on apportera, bien sûr, des réponses, est omniprésent dans les commentaires de toutes natures sur la smart city, il en existe heureusement d’autres dont les auteurs n’hésitent pas à aborder les points noirs du phénomène. En voici quelques exemples.
Les points noirs
Une ville ultra-rationnelle, une ville zéro défaut
La vie n’est pas parfaite, on éprouve à chaque instant ce truisme. C’est ce qui en fait le tragique mais aussi la beauté. C’est vrai de la vie d’un individu comme de celle d’une ville. Trop d’architectes et d’urbanismes l’oublient. Et les artisans de la “smart city high tech” aussi. Cette “smart city”, qui tient à la fois de Big Brother et de la Maman technologie (http://agora.qc.ca/documents/la_technologie_maternante), veut en effet notre plus grand bien et ambitionne de nous faciliter la vie quotidienne sur tous les plans possibles. Mais on n’hésitera pas à nous rappeler à l’ordre quand ce sera nécessaire : "Il est facile d'imaginer les dérives. La police municipale du Cannet s’est équipée de caméras parlantes capables de détecter si un passant promène son chien sans laisse pour le rappeler à l’ordre. Un dispositif controversé perçu comme une sorte d’espionnage permanent" (…) "C’est pas Big Brother, c’est Big Mother", résume l'écrivain Alain Damasio.” (source)
Dans un texte paru sur le site de Pièces et main d’oeuvre, J’ai visité SmartCity, reportage fictif d’un journaliste dans une cité “intelligente”, on peut lire cette description saissisante, digne des pires dystopies totalitaires :
“Derrière les vitres, la ville s'étale en quartiers concentriques autour d'une agora. Elle se résume ainsi : au pied des buildings à toiture végétale, des pelouses bien vertes, des bancs scellés au sol, de petits cours d'eau canalisés reliant des mares de roseaux. Entre les buildings, à une trentaine de mètres au dessus du sol, des terrasses suspendues invitent les habitants à partager des « moments de convivialité ». L'équilibre entre végétal et minéral atteint la perfection. Chacun à sa place, une place pour chacun. Ici le coin des enfants, là une bande cyclable. Ici la pelouse tondue ras, là un carré d'herbes folles. Ici l'espace « Travail », là l'espace « Distraction ». Cette perfection millimétrée, inhumaine, donne l'impression de traverser un village Potemkine, mais réellement habité (par des habitants Potemkine ?) ; une imagerie de synthèse d'un cabinet d'architectes réalisée pour que s'y exprime une jovialité de synthèse. Chaque millimètre a été designé. Le moindre poteau électrique, la moindre touffe de gazon. En vélos, trottinettes ou voitures électriques, les jeunes gens affluent à l'heure des repas autour des Food trucks bio (le standing au dessus des baraques à frites). SmartCity peut être la ville la plus dense du monde (5 millions d'habitants pour 700 km2 ), il y règne un calme étouffant. Aucun bruit ne griffe les oreilles. Le Monsieur Modulor du Corbusier est écologiste, connecté, créatif et respectueux des règles du vivre-ensemble.”
http://www.piecesetmaindoeuvre.com/spip.php?page=resume&id_article=765
“Cette perfection millimétrée, inhumaine, donne l'impression de traverser un village Potemkine, mais réellement habité (par des habitants Potemkine ?)…” On ne saurait mieux dire.
“Voulons-nous vivre dans une «ville zéro défaut»?”, demande la journaliste Céline Deluzarche. “Cette ville idéale serait certainement plus efficace sur le plan économique ou énergétique. Elle risque pourtant se se transformer en cauchemar. Le sociologue Dominique Boullier met en garde contre « un système tout-puissant qui tourne sur lui-même en mode autoréférentiel » et transformé en « boîte noire dans une logique de rationalisation ». Un système faisant fi de l’histoire de la ville, de tous ces petits défauts qui font son charme, comme une impasse étriquée, une peinture à moitié effacée, une échoppe de nourriture traditionnelle, un escalier qui rouille… Autant de détails qui forgent l’identité d’une ville.”
Une ville zéro défaut serait, en vérité, tout simplement invivable.
La vie privée
Dans le nouveau modèle urbano-technologique, la place de la vie privée, déjà bien tenue, est davantage restreinte. «Dans la ville-ordinateur que l’on nous promet, écrit Céline Deluzarche, la liberté de l’individu s’efface derrière un intérêt commun.»
“La Smart City, telle qu'elle actuellement imaginée et parfois expérimentée, ne se préoccupe pourtant pas beaucoup de la protection des données personnelles. Les moyens techniques permettent une captation de plus en plus importante et rapide des données personnelles. Ce Big Data peut être utilisé pour gérer la Smart City et les données de déplacement sont par exemple utiles pour fluidifier les flux. Mais elles peuvent aussi être vendues car elles permettent d'établir un profil de déplacement susceptible d'intéresser bon nombre d'annonceurs. Elles peuvent aussi être utilisées à des fins sécuritaires pour suivre l'itinéraire des personnes qui effectuent tel trajet entre les quartiers périphériques considérés comme sensibles et le centre ville. Bref, l'utilisation des données ainsi captées peut être extrêmement diversifiée, et cette diversification est d'autant plus aisée que le propriétaire des données ignore le plus souvent leur captation.
Le problème essentiel réside alors dans la perte de contrôle de la personne sur ses données personnelles.” (Smart City : Bradbury à la CNIL - Liberté, Libertés chéries)
Voir aussi :
'Living laboratories': the Dutch cities amassing data on oblivious residents
https://www.theguardian.com/cities/2018/mar/01/smart-cities-data-privacy-eindhoven-utrecht
Your Location Data Is Being Sold—Often Without Your Knowledge
https://www.wsj.com/articles/your-location-data-is-being-soldoften-without-your-knowledge-1520168400?mod=e2tw
La liberté de circulation
D’autres libertés sont également être menacées par le développement des “smart cities”. “Tel est le cas de la liberté de circulation, dès lors que la Smart City a d'abord pour mission de fluidifier les flux de voyageurs. Des systèmes de barrières et d'itinéraires de dégagement en temps réel ont ainsi déjà été expérimentés dans certains villes, fonctionnant à partir des données de localisation. Rien n'empêcherait cependant, sur un plan purement technique, d'utiliser le système à d'autres fins, par exemple pour empêcher des manifestants d'atteindre le centre-ville.” (Smart City : Bradbury à la CNIL - Liberté, Libertés chéries)
Les risques liés à la sécurité
Une “smart city”, en raison de tous les outils de contrôle qui sont mis en place, est sans doute plus sécuritaire qu’une ville ordinaire (du point de vue de la criminalité courante). Mais le prix à payer est lourd sur le plan de la vie privée et des libertés :
“De la même manière, l'utilisation de la vidéo-protection a pour objet d'assurer la sécurité des personnes, et l'on assiste aujourd'hui à un véritable généralisation de ces systèmes. Associés à la biométrie, ils permettent une identification de la personne et certains proposent déjà de l'utiliser pour déceler les comportements suspects. Là encore, la menace n'est pas négligeable d'un algorithme définissant les critères de ce qui peut apparaître comme un tel comportement. C'est ici le droit d'être différent, le droit d'être imprévisible qui est menacé, au nom d'un hypothétique "décèlement précoce". Gare au distrait qui repasse trois fois au même endroit en quelques minutes parce qu'il a oublié ses clefs, gare à celui qui marche trop vite, ou trop lentement..” (Smart City : Bradbury à la CNIL - Liberté, Libertés chéries)
Au coeur du projet technologique de la “smart city” se situe paradoxalement une insécurité fondamentale: celle liée au risque de piratage informatique possible des millions d’appareils technologiques interconnectés, au hacking de divers maillons du système. Ce risque est d’autant plus grand que la “smart city” tend à la centralisation du contrôle et de l’information.
“La ville-ordinateur présente enfin une faille majeure : celle d’un piratage massif. Dans le jeu vidéo Watchdogs, sorti en 2014, un hacker utilise les failles de ctOS, le système qui gère l’ensemble de l’infrastructure de la ville de Chicago, pour contrôler les feux de circulation, les informations personnelles des passants et le système de communication de la police. « En termes de cybersécurité, on parle de très grande « surface d’attaque », les failles de sécurité ayant un effet sur l’ensemble de la structure », met en garde la CNIL dans son rapport. Et de citer les catastrophes potentielles : blocage des services administratifs, blackout des équipements urbains, fausse alertes (inondations, secousses sismiques…). Et demain, c’est le piratage de l’intelligence artificielle qu’il faut craindre. De nombreux exemples ont montré combien il est facile de la duper, par exemple en modifiant des panneaux de signalisation. Contrairement aux algorithmes, l’individu n’est pas toujours rationnel ni bien intentionné.” (source)
La question sociale
« Livrée à elle-même, la technologie crée une société à deux vitesses, prévient Constantin Petcou. Il faut pondérer la smart city, sinon les discriminations s’accentuent et ça finit par exploser. » Dominique Alba en rajoute une couche : « En l’état, non, la smart city n’aime pas les pauvres », tranche-t-elle. Et de décrire en exemple la carte de l’installation de fibre optique sur la métropole parisienne, marquant clairement un clivage entre quartiers de l'est et de l'ouest, au profit de ces derniers. « Passés sous un certain seuil de débouchés potentiels, les quartiers pauvres n’intéressent pas les opérateurs. » Il ne s’agit donc pas que d’une discrimination financière, mais aussi d’une exacerbation par la smart city de la pauvreté territoriale et sociale. « La smart city n’aime pas non plus ceux qui n’ont pas de projet. La technologie n’offre d’opportunités qu’à ceux qui sont capables intellectuellement et culturellement d’initiatives liées à ces réseaux. » Des inégalités d’autant plus graves qu’elles vont s’amplifier si l’on ne fait rien, selon l’architecte.» (source)
La ville intelligente, futur ghetto de riches geeks
“Bien sûr, toutes les collectivités assurent prendre leurs décisions « en association avec les habitants ». Mais dans les faits, peu de gens participent à ces fameuses consultations. Ce qui conduit de fait à une sorte de ségrégation entre les geeks qui auront accès aux meilleures places de parking et aux bons plans de l’application municipale et tous ceux qui ne maîtrisent pas les nouvelles technologies, ou n’auront pas le réflexe de s’en servir.
D’autant qu’à la question de la maîtrise technique va s’ajouter la dimension géographique : « Les fournisseurs de technologies recherchent un profit immédiat, et privilégient donc les municipalités et les quartiers à fort pouvoir d’achat », avance Nick Taylor Buck, de l’université de Sheffield en Angleterre. La ville intelligente, un futur ghetto de riches accros aux TIC ? « Les villes les plus équipées technologiquement connaissent une érosion de la classe moyenne, comme à San Francisco », confirme Clément Marquet, doctorant en sociologie à ParisTech. Sans compter que le numérique, s’il crée des emplois pour les plus qualifiés, en détruit parmi les classes ouvrières ou les employés de services.”
Les diverses pollutions
On rattache souvent la “smart city” au développement durable et la protection de l’environnement. C’est tout de même paradoxal, étant donné le recours généralisé à une technologie sophistiquée dont toutes les étapes la fabrication a des conséquences négatives pour l’environnement et la santé des travailleurs en divers pays du monde.
Une autre pollution, dont on fait peu cas : la nocivité des ondes. “"Face aux dangers amenés par les ondes électromagnétiques sur notre santé, et à la montée de l’intolérance au champ électromagnétique ou électro-hypersensibilité, il devient crucial de réduire leur nocivité en régulant l’activité des appareils"….” (source)