La « post-vérité », oui mais de qui ?

Andrée Mathieu

 

Même à l’autre bout du monde, je continue à m’intéresser aux sujets qui font l’actualité chez nous. Ici, en Nouvelle Zélande, comme au Québec, j’aime fréquenter les tabloïdes et les lignes ouvertes qui s’adressent au « vrai monde » (comme s’il en existait un faux…). Or, ces derniers ils sont souvent méprisés par l’intelligentsia, comme le sont de plus en plus les médias sociaux, bien qu’on y fasse constamment référence. Cela doit faire partie de ce que Mathieu Bock-Côté appelle si justement « le nouveau chic : mépriser le peuple »[1]. 

Ce que j’apprécie d’une tribune d’opinion, c’est la réflexion qu’elle stimule chez moi, pour les bonnes ou les mauvaises raisons. Car il y a des morons partout, et comme le web leur offre une importante tribune, il ne faut pas s’étonner d’avoir l’impression qu’ils se sont multipliés. Alors, quand on présente ses idées sur un blogue, qu’on soit journaliste ou simple participant, il faut s’attendre à ce qu’elles soient la cible des trolls, ces « agités du bocal »[2] décrits par Michel Hébert. Comme on dit chez nous, si on ne peut pas supporter la chaleur, il faut sortir de la cuisine.

Dans son blogue du 21 novembre 2016, Lise Ravary se demandait : « Mais comment, dans une société aussi évoluée que la nôtre, des gens normaux, sensés, fonctionnels, avalent-ils tout rond des mensonges gros comme la Place Ville-Marie ? » Malheureusement, il semble que sa question ne s’applique pas qu’aux marchands de propagande et aux fabricants de « fausses nouvelles », mais également aux médias traditionnels. J’ai suivi avec grand intérêt ce que j’appellerai la saga du Washington Post et celle du Guardian, deux journaux prestigieux qui ont récemment dû se rétracter pour avoir publié des informations mensongères, qui ont été reprises et largement diffusées par tout ce qui bouge dans le monde médiatique, y compris chez nous.

Les « post-vérités » du Washington Post

Selon le très sérieux dictionnaire Oxford, qui en a fait le mot de l’année, la « post-vérité » « … fait référence à des circonstances dans lesquelles les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles » [3]. Le dictionnaire s’appuie sur des événements où les faits auraient compté moins que l'émotion, par exemple lors du vote en faveur du Brexit ou de l'élection de Donald Trump. Glenn Greenwald est ce journaliste américain qui s’est fait remarquer par la publication des révélations d'Edward Snowden sur les programmes de surveillance de masse de l’Agence de sécurité nationale américaine (NSA). Journaliste politique plusieurs fois récompensé, notamment en permettant au journal The Guardian de se mériter le Prix Pulitzer du service public, avocat (en droit constitutionnel), blogueur et écrivain, Greenwald a fait une réflexion digne de mention sur le site The Intercept, dont il est l’un des co-fondateurs. Il dénonce ceux qui s’efforcent de distinguer la « post-vérité » du mauvais journalisme : « Ce n’est qu’une façon de définir les « fausses nouvelles » de telle sorte que, selon cette définition, il est impossible aux médias traditionnels de s’en rendre coupables », et il ajoute « un peu comme le terrorisme est défini de façon à ce que jamais le Gouvernement américain et ses alliés ne puissent en être accusés » [4]

Selon cette définition, le Washington Post n’a peut-être pas publié de « fausses nouvelles » à propos des hackers russes, mais il a, à deux reprises, publié des nouvelles qui étaient fausses… Les deux articles, intitulés Russian propaganda effort helped spread ‘fake news’ during election, experts say (« Selon les experts, l’effort de propagande russe a aidé à répandre de « fausses nouvelles » pendant la campagne électorale ») et Russian hackers penetrated U.S. electricity grid through a utility in Vermont, U.S. officials say (« Des hackers russes se sont introduits dans le réseau électrique américain en passant par une centrale dans le Vermont, disent les officiers »), ont chacun fait l’objet d’une humiliante rétractation de l’éditeur, la première sous forme d’une note aux lecteurs[5] et la deuxième dans un nouvel article complet rectifiant le tir[6]. Marty Baron, éditorialiste en chef du Washington Post, avait diffusé un microbillet sur le réseau Twitter pour attirer l’attention sur l’article du Post concernant le piratage russe pendant la campagne électorale, mais il n’a pas cru bon de twitter la correction.  

 Dans un article intitulé The Propaganda about Russian Propaganda[7] (« La propagande au sujet de la propagande russe »), Adrian Chen, journaliste au magazine The New Yorker, raconte qu’à la fin d’octobre il a reçu un courriel d’un groupe d’experts bénévoles appelé PropOrNot. Le groupe se décrit comme une équipe indépendante nouvellement formée, composée d’informaticiens, de statisticiens, de professionnels de la sécurité nationale, de journalistes et de militants politiques qui s’engagent à dénoncer la propagande, principalement la propagande russe visant les États-Unis. Le groupe demandait au journaliste d’écrire un article sur le sujet et justifiait l’anonymat de ses membres par la peur des hackers russes. Dans un rapport de 32 pages détaillant sa méthodologie, PropOrNot dresse une liste de 200 médias soupçonnés d’être des outils de propagande. Chen est resté bouche bée devant le processus servant à identifier ces derniers, car selon la méthodologie de PropOrNot[8], l’un des critères consiste à vérifier si le média a l’habitude de faire écho au contenu de la propagande russe, ce qui inclut, d’une part, de faire l’éloge de Poutine, Trump, Bashar al-Assad, de la Syrie, l’Iran, la Chine et des partis radicaux aux États-Unis ou en Europe, ou, d’autre part, de critiquer les États-Unis, Barack Obama, les Clinton, l’Union européenne, Angela Merckel, l’OTAN, l’Ukraine, le peuple juif, les alliés des États-Unis, les médias traditionnels, les Démocrates, le centre-doit ou le centre-gauche et tous les autres types de « modérés ». Autrement dit, selon Chen, pour PropOrNot il suffit d’afficher une conviction qui va à l’encontre de la pensée politique dominante pour se faire étiqueter comme un propagandiste russe !

 Matt Taibbi du populaire magazine Rolling Stones en rajoute et reproduit deux gazouillis (tweets) publiés par PropOrNot dans un article intitulé The 'Washington Post' 'Blacklist' Story Is Shameful and Disgusting (« L’histoire de la liste noire publiée par le Washington Post est honteuse et dégoûtante ») :

"Awww, wook at all the angwy Putinists, trying to change the subject - they're so vewwy angwy!!"

"Fascists. Straight up muthafuckin' fascists. That's what we're up against".

Ça se passe de traduction car ici ce n’est pas tant le contenu que la forme qui fait plus adolescent que professionnel. Sans parler des émoticones dans le courriel adressé à The Intercept… Difficile de ne pas être d’accord avec Taibbi qui affirme que n’importe quel éditeur minimalement respectable aurait éprouvé une peur bleue devant un tel parangon de transparence, de sérieux et de rigueur ! Il ajoute que la plupart des étudiants de niveau secondaire ne toucheraient pas à une source pareille avec une perche de 10 pieds. Pourtant le Washington Post a fait confiance à ce groupe obscur et son article original citait abondamment les recherches de PropOrNot.

 Dans le cas du deuxième article erroné, Kalev Leetaru, contributeur au magazine en ligne Forbes, a dressé une chronologie des événements qui en dit long sur le comportement du Washington Post. Cette chronologie apparaît dans un article intitulé 'Fake News' And How The Washington Post Rewrote Its Story On Russian Hacking Of The Power Grid[9] (« Les fausses nouvelles » et comment le Washington Post a retouché son histoire sur le piratage russe du réseau électrique (américain) ») : l’article original est mis en ligne à 7H55 PM ; entre 9H24 PM and 10H06 PM le Post fait une mise à jour de son article en indiquant que plusieurs systèmes informatiques de la centrale électrique du Vermont ont été piratés, mais que l’enquête sur le moment et la nature de l’intrusion se poursuit ; une dizaine de paragraphes sont ajoutés entre 8H00 PM et 10H00 pour situer cette attaque dans une vaste campagne de piratage russe visant les États-Unis, en incluant le parti démocrate et le directeur de la campagne d’Hillary Clinton, John Podesta. Même si le texte est passé de 8 à 18 paragraphes, la date et l’heure de publication est demeurée inchangée et aucune note n’a été publiée à cet effet. Le lecteur n’a donc aucun moyen de savoir que l’article qu’il est en train de lire a été modifié par rapport à sa version originale publiée deux heures plus tôt. À 9H37 PM, la compagnie Burlington Electric émet un communiqué précisant que le virus n’a été détecté que sur un seul ordinateur portable non connecté au réseau et que des mesures ont été prises pour l’isoler et prévenir les autorités fédérales. Il faut attendre une heure plus tard, vers 10H30, avant que le Post ne modifie le titre de son article Russian hackers penetrated U.S. electricity grid through a utility in Vermont, U.S. officials say (« Des hackers russes se sont introduits dans le réseau électrique américain en passant par une centrale dans le Vermont, disent les officiels ») pour adopter une formule plus nuancée Russian operation hacked a Vermont utility, showing risk to U.S. electrical grid security, officials say (« Une opération russe a piraté une centrale du Vermont, dévoilant un risque pour la sécurité du réseau électrique américain, disent les officiels ») et modifie le corps de l’article pour tenir compte du communiqué de la compagnie Burlington Electric. Enfin, ce n’est que lorsque plusieurs médias font remarquer que le Post a modifié son texte original que l’éditeur se décide à publier, tout au bas de l’article, une courte note à cet effet :

« Une version antérieure de cet article a faussement affirmé que des hackers russes s’étaient introduits dans le réseau électrique américain. Les autorités disent qu’il n’y a aucune indication le confirmant jusqu’à présent. L’ordinateur qui a été piraté chez Burlington Electric n’était pas relié au réseau ».

Dans son article intitulé Russia Hysteria Infects WashPost Again : False Story About Hacking U.S. Electric Grid[10] (« L’hystérie à propos de la Russie infecte à nouveau le Washington Post : une fausse histoire au sujet du piratage du réseau électrique américain »), Glenn Greenwald reprend les propos du consultant en cybersécurité Jeffrey Carr : « prétendre qu’un virus qui a été fabriqué par les Russes est nécessairement utilisé par les Russes est aussi irrationnel que de trouver une Kalashnikov sur une scène de crime et de prétendre que l’assassin est forcément russe ».

 Il n’y a pas que les médias qui ont été contaminés par l’hystérie anti-russe. L’histoire du piratage du réseau électrique publiée par le Washington Post aura fourni à certains politiciens locaux l’occasion de se ridiculiser. Ainsi, le gouverneur démocrate du Vermont, Peter Schumlin, a fait paraître le communiqué suivant :

« Nous avons été en contact avec le gouvernement fédéral, les officiers de l’état et les services publics du Vermont tout au long de cette affaire. Les Vermontois et les Américains devraient tous être inquiets et indignés que l’un des leaders voyous de ce monde, Vladimir Poutine, ait tenté de pirater notre réseau électrique, sur lequel nous comptons pour assurer notre qualité de vie, notre économie, notre santé et notre sécurité. Cet épisode devrait souligner l’urgent besoin pour notre gouvernement fédéral de poursuivre vigoureusement et de mettre fin à ce genre d’ingérence russe. Je demande au gouvernement fédéral de mener une enquête pleine et entière sur cet incident et de prendre les moyens pour que ça ne se reproduise plus jamais »[11].

La « post-vérité » du Guardian

The Guardian’s Summary of Julian Assange’s Interview Went Viral and Was Completely False[12] (« Le résumé de l’entrevue de Julian Assange par The Guardian s’est propagé comme un virus, mais il était complètement faux »), voilà un autre article de Glenn Greenwald qui dénonce une publication erronée. Cette fois c’est le vénérable quotidien d’information britannique The Guardian qui en fait les frais. Sous le titre Julian Assange gives guarded praise of Trump and blasts Clinton in interview[13] (« Julian Assange fait l’éloge de Trump et tire à boulet rouge sur Clinton dans un entrevue »), The Guardian cite au moins deux extraits mensongers de l’entrevue que le fondateur de WikiLeaks a accordé à la journaliste Stefania Maurizi du quotidien italien La Repubblica. Cette dernière est allée rencontrer Assange à l’ambassade de l’Équateur à Londres et son journal en a mis le verbatim en ligne[14], ce qui a permis de comparer facilement les vraies déclarations d’Assange avec celles publiées par The Guardian. Madame Maurizi s’est dit « furieuse de voir à quel point son entrevue avec Julian Assange a été déformée et instrumentalisée ».

La première citation erronée est celle qui apparaît dans le titre « Julian Assange fait l’éloge de Trump… ». La deuxième citation suit l’affirmation mensongère selon laquelle Assange entretient depuis longtemps une étroite relation avec le régime de Poutine. Selon Greenwald, la seule « preuve » de cette relation est qu’en 2012 le fondateur de WikiLeaks a réalisé huit entrevues qui ont été diffusées par RT, une chaîne de télévision d’information internationale en continu financée par l’État russe. La deuxième fausse citation se lit comme suit : « Dans son entrevue avec La Repubblica, Assange dit que WikiLeaks n’a pas besoin de jouer un rôle de sonneur d’alerte en Russie à cause des débats ouverts et pugnaces qui ont cours là-bas ».  

Stefania Maurizi n’a jamais demandé à Assange s’il aimait Donald Trump, elle lui a plutôt demandé ce qu’il pensait des conséquences possibles de la victoire du candidat républicain. Assange a répondu que « l’élection d’Hillary Clinton aurait été une consolidation du pouvoir » (de l’establishment qui gouverne déjà) et que Trump est en train de « créer une nouvelle structure de patronage », qu’il fait partie de « l’élite fortunée qui gouverne les États-Unis » et qu’il « s’entoure de millionnaires avec une manière d’être particulière ». Le fait qu’Assange voit la possibilité de profiter de l’instabilité temporaire causée par le changement pour provoquer des effets positifs, tout en craignant un « changement pour le pire », ne constitue certes pas un éloge de Trump. Il ressemble en cela à Bernie Sanders, Elizabeth Warren et Chuck Schumer[15] qui se proposent d’essayer de travailler avec Trump.

Par ailleurs, dans une autre partie de l’entrevue où la journaliste lui demandait pourquoi la plupart des publications de WikiLeaks avaient eu plus d’impact en Occident que dans des pays comme la Russie ou la Chine, Assange n’a jamais dit que les Russes étaient trop libres pour avoir besoin de lanceurs d’alerte. Il a plutôt expliqué qu’un lanceur d’alerte russe qui voudrait divulguer une information aurait de bien meilleures options que WikiLeaks, où on ne parle pas russe et dont l’organisation est composée d’occidentaux anglophones centrés sur l’Ouest.

The Guardian a donc dû publier à son tour une note de rétractation qui se lit comme suit :

« Cet article a été modifié le 29 décembre pour supprimer une phrase dans laquelle on affirmait que (Julian) Assange « entretient depuis longtemps une étroite relation avec le régime de (Vladimir) Poutine ». Une autre phrase a été reformulée parce qu’en paraphrasant l’entrevue, elle suggérait qu’Assange avait dit que « WikiLeaks n’a pas besoin de jouer un rôle de sonneur d’alerte en Russie à cause des débats ouverts et pugnaces qui règnent là-bas ». Cette phrase a été amendée pour refléter plus directement la question à laquelle Assange répondait quand il a parlé des « nombreuses publications dynamiques » de la Russie. »

 Pourquoi cette rhétorique anti-russe belliqueuse ?

En lisant le vieil adage « Qui veut tuer son chien l’accuse d’avoir la rage », on peut se demander d’où vient cet acharnement des Démocrates contre la Russie. C’est un petit jeu dangereux. Avez-vous vraiment envie d’une nouvelle guerre froide dans un contexte beaucoup plus « explosif » que dans la période entre 1947 et 1991 ? L’échiquier mondial a changé considérablement depuis ce temps. Or, quand Hillary Clinton menaçait de guerre la Russie, la plupart des médias n’ont rien trouvé à y redire. N’est-ce pas un comportement irresponsable de la part des journalistes et des politiciens ?

John Pilger est un journaliste, correspondant de guerre, scénariste et réalisateur australien. Il a obtenu de nombreux prix de journalisme et d'associations des droits de l'Homme, dont, deux fois, le prix britannique du journaliste de l’année. Dans ses articles, ses livres et ses films, ce pacifiste fait constamment appel à la responsabilité de ceux qui connaissent et qui ont pour mission de décrire les souffrances et les violences associées à la guerre. Dans une entrevue[16] accordée au magazine New Internationalist (basé à Oxford, UK), Pilger invite les médias à dire crûment la vérité, et la vérité de la guerre est grotesque. « Ce sont des parties du corps des enfants qui pendent dans les arbres. Ce sont des gens qui deviennent fous devant vos yeux. Ce sont des soldats terrifiés avec leur pantalon plein d’excréments. Ce sont les ravages humains qui affligent d’innombrables familles : civils et soldats. C’est ça la guerre ! » Mais dans nos milieux jovialistes dominés par la naïveté et la « pensée positive », on ne veut surtout pas l’entendre…

 Le site de John Pilger est rempli de textes intéressants. Ici, il pose une question « Combien de personnes sont au courant qu’une guerre mondiale est commencée ? Dans le moment, c’est une guerre de propagande, de mensonges et de distraction, mais cela pourrait changer instantanément avec la première erreur de commandement, le premier missile »[17]. Ailleurs, il dit : « Le langage est peut-être le champ de bataille le plus important. Les mots nobles comme « démocratie » et « liberté » ont été vidés de leur sens et récupérés par les ennemis de ces mêmes concepts »[18]. Ailleurs encore, il raconte que durant les années 1970, il filmait secrètement en Tchécoslovaquie, alors une dictature stalinienne. L’écrivain dissident Zdenek Urbánek lui a dit : « Dans un certain sens, nous sommes plus chanceux que vous dans l’Ouest. Nous ne croyons à rien de ce que nous lisons dans les journaux et regardons à la télévision, à rien de la vérité officielle. Contrairement à vous, nous avons appris à lire entre les lignes, parce que la vérité absolue est toujours subversive »[19]. D’ailleurs, l’un des textes les plus révélateurs publiés par WikiLeaks est un document de 2000 pages émanant du Ministère américain de la Défense qui associe journalisme d’enquête et terrorisme[20].

 En 2006, alors qu’il est commandant des forces américaines en Afghanistan, le général David Petraeus déclare que « ce qui compte, ce n’est pas tellement la supériorité militaire, mais la capacité de convaincre les citoyens à la maison que nous gagnons, peu importe la réalité ». Selon Pilger, le général fait écho à Edward Bernays, publicitaire américain considéré comme le père de la propagande politique institutionnelle et de l'industrie des relations publiques. Ce dernier pensait que « les faits ne comptent pas autant que le succès de la « fausse réalité » et que les manipulateurs de la pensée publique appartiennent à un gouvernement invisible qui est la véritable classe dirigeante des pays »[21]

Harcèlement ou cyberattaques ?

 Éric Denécé est docteur ès Science Politique, directeur du Centre français de Recherche sur le renseignement (CF2R). Il est l'auteur de vingt ouvrages et de nombreux articles et rapports consacrés au renseignement, à l'intelligence économique, au terrorisme et aux opérations spéciales. Dans un article fort intéressant intitulé « États-Unis : Les vraies raisons de l’expulsion des diplomates russes » [22], il se demande ce que reprochent au juste les États-Unis à la Russie. Je lui cède la parole.

Le 30 décembre, le président américain Barack Obama a ordonné l’expulsion de trente-cinq diplomates russes accusés d’être des « agents de renseignement » de Moscou. La Maison-Blanche a précisé que ces représailles constituaient « une réponse au harcèlement croissant, ces deux dernières années, contre le personnel diplomatique [américain] en Russie par les forces de sécurité et de police ». Un harcèlement qui serait allé « bien au-delà des règles de comportement diplomatiques internationales ». Barack Obama a ajouté que ces actions font suite « aux avertissements que nous avons adressés de manière répétée au gouvernement russe, en privé et en public. Elles sont une réponse nécessaire et adaptée aux actions visant à nuire aux intérêts américains en violation des normes de comportement internationales établies ». En réalité, cette expulsion d’officiels russes (…) vient sanctionner la supposée ingérence de Moscou dans la campagne présidentielle américaine, pendant laquelle le Parti démocrate aurait été victime de cyberattaques qui auraient favorisé l’élection de Donald Trump à la Maison-Blanche. Le motif officiel de l’expulsion des diplomates russes n’est pourtant pas lié à ces prétendues cyberattaques, mais à un vague prétexte de « harcèlement diplomatique » qui en dit long sur les supposés éléments à charge.

 En supposant que certaines de ces accusations soient fondées, « rappelons que ce que la Maison-Blanche reproche à ces hackers c’est d’avoir dévoilé des e-mails authentiques mettant en lumière les turpitudes d’Hillary Clinton et de son entourage ». En somme, les hackers russes ont joué le rôle de sonneurs d’alerte, constamment encouragé par Washington partout dans le monde lorsqu’il s’agit de lutte contre la corruption, la fraude ou le terrorisme. Au demeurant, personne ne semble avoir critiqué les Démocrates pour leur amateurisme coupable puisqu’ils ont été incapables de protéger leur système informatique.

 Dans le cadre de l’expulsion des trente-cinq diplomates russes, Barack Obama a invité les pays « amis et alliés » des États-Unis à « travailler ensemble pour contrer les efforts de la Russie visant à saper les bonnes pratiques internationales et à s’ingérer dans le processus démocratique ». Pourtant l’espionnage est un grand classique entre les états. Entendre Washington se plaindre de l’agressivité des services russes – ce qui est soit dit en passsant une réalité, aux États-Unis comme en Europe – laisse songeur. Utiliser un tel argument relève d’une mauvaise foi évidente, car depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, Washington a conduit plus d’interventions politiques clandestines dans le monde, orientant le résultat d’élections ou soutenant des coups d’état, que ne l’a fait l’URSS. Washington s’érige aujourd’hui en victime innocente d’une cyberagression contraire au droit international, condamne sans hésitation de telles pratiques et dénonce la volonté de Moscou d’interférer dans le processus démocratique des États-Unis. « Si nous ignorions qu’il n’y a pas plus éloquente qu’une prostituée faisant un discours sur la chasteté, nous en tomberions à la renverse ! », ironise Monsieur Denécé.

L’ère de la post-vérité

En terminant l’année, Mathieu Bock-Côté a souhaité que le concept de « post-vérité » soit examiné en 2017. Dans ce qui précède, j’ai essayé d’apporter ma modeste contribution.

Au sujet des errances dans certains médias traditionnels, Glenn Greenwald a posé des questions extrêmement importantes.  Qu’est-ce qui a poussé le Washington Post et The Guardian à publier des histoires fausses à propos de la Russie ? Le désir d’attirer l’attention ou de susciter un lourd trafic en ligne dans le but de générer des profits ? Un motif idéologique et politique, par exemple aider le parti démocrate à élever la Russie au rang de grave menace pour la sécurité nationale ? Plaire à leur lectorat, majoritairement démocrate ? « L’appel à l’émotion (ici, la peur) et aux opinions personnelles ? » Ou était-ce par servilité et pour s’assurer un accès aux sources ? Cela voudrait dire que certains médias sont prêts à servir de loyal dépositaire de la propagande que les agences de renseignement et de sécurité nationale veulent diffuser…

Le 6 janvier, Brian Myles, directeur du Devoir, a publié un éditorial intitulé « Une attaque sérieuse »[23] dans laquelle il rappelle que « lors d’une audition devant un comité du Sénat américain, James Clapper, directeur du renseignement, et l’amiral Michael Rogers, directeur de la puissante Agence de sécurité nationale (NSA), ont réitéré leur profonde conviction que « seuls les plus hauts responsables russes » ont pu autoriser le piratage du Parti démocrate durant la course à la présidentielle ». (…) « La Russie de Vladimir Poutine aurait mené une campagne « aux multiples facettes » pour interférer dans l’élection présidentielle, en disséminant également dans les médias numériques de la propagande, de la désinformation et de fausses nouvelles (quoi d’autre !) » (...) « Ces tactiques seraient utilisées également en Europe et en Eurasie afin de « saper la confiance du public dans l’information, les services et les institutions », a dit M. Clapper ». J’ai envie de dire qu’ils peuvent faire ça tout seuls comme on vient de le voir. « Quoi qu’il en soit, les déclarations de MM. Clapper et Rogers amènent « une preuve supplémentaire » que le régime Poutine est passé maître dans l’art de la cyberguerre et la déstabilisation des régimes démocratiques ». Quelle « preuve supplémentaire » ? N’ont-ils pas demandé aux élus de les croire sur parole, ni plus ni moins ? Comme dans le cas des armes de destruction massive…

 En terminant, je vous invite à lire la chronique de Loïc Tassé, intitulée « Croire ou ne pas croire »[24], dans le Journal de Montréal du 6 janvier. Il fait bon de constater qu’il reste encore au Québec des journalistes courageux qui n’ont pas perdu tout sens critique !  Je laisse le mot de la fin à Monsieur Tassé :

« Les Russes ont-ils manipulé les résultats de bulletins de vote ? Les services d’espionnage américains ne peuvent pas le prouver. Les interventions des Russes ont-elles changé l’issue des élections ? C’est impossible à démontrer, répondent les espions. Mais ils sont sûrs que la Russie possède d’immenses capacités de guerre informatique. Quelle découverte extraordinaire ! Voici pour eux d’autres informations incroyables, ultrasecrètes et extraordinaires : les Chinois possèdent de grandes capacités de guerre informatique. Les Israéliens aussi. Les Français également. Il pourrait y en avoir d’autres ».

 



[19] idem

[21] idem

[22] Cette section est un collage de plusieurs fragments du texte d’Éric Denécé que vous retrouverez à l’adresse suivante :  http://reseauinternational.net/etats-unis-les-vraies-raisons-de-lexpulsion-des-diplomates-russes/

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