Gaviotas
Un modèle de développement pour le 3e millénaire
Gaviotas: une belle histoire de résilience
Dans l’immense désert humide des llanos en Colombie, rien ne pousse en-dehors de quelques herbes très pauvres en nutriments. Au milieu de cette terre de Caën, un homme croit pourtant au développement durable d’une société quasi auto-suffisante. Il rêve de solutions colombiennes et non de techniques importées de l’Europe ou des États-Unis.
Il se nomme Paolo Lugari. Il est diablement intelligent! Il a obtenu son diplôme de l’université de Bogota malgré le fait qu’il séchait ses cours. Il a du bagou en plus! Il est tellement persuasif qu’il a réussi à obtenir une bourse de l’ONU pour aller étudier le développement en Extrême-Orient. Nous sommes en 1965 et il est de retour en Colombie.
Ses connaissances et son expérience du développement international lui suggèrent qu’un jour la terre sera tellement peuplée qu’il est urgent que les humains apprennent à vivre dans les lieux les moins favorables de la planète. Un jour, son oncle l’invite à survoler la région des llanos dans une tournée d’inspection. Tout le monde décrit cette région comme “un immense désert humide”. Mais dans l’esprit de Paolo Lugari, le seul véritable désert est celui du manque d’imagination.
L’Amérique du Sud comporte à elle seule 250 millions d’hectares de savanes presque inhabitées. De 1967 à 1970, Paolo passe presque tous ses moments de loisirs dans les llanos et se familiarise avec la région. Un jour, en compagnie de son frère, il découvre deux longues constructions en béton, des entrepôts abandonnés après la faillite d’un projet de construction d’une autoroute à travers les llanos. “C’est ici!”, dit-il calmement. “Ici quoi?” lui répond son frère. Ces deux bâtiments abandonnés et partiellement détruits allaient devenir le coeur d’une expérience de développement durable que seul un esprit visionnaire et déterminé pouvait imaginer.
“Il y a sûrement de l’eau par là”, dit Paolo Lugari en désignant le boisé qui bordait les llanos. Trois oiseaux aquatiques venaient de survoler les deux frères, trois gaviotas qui ont laissé leur nom au village surgi de nulle part.
Peu de temps après cette découverte, Paolo apprend que le docteur Sven Zethelius, spécialiste de la chimie des sols, s’apprête à prononcer une série de conférences sur les tropiques. Flairant un rêveur de son acabit, Paolo se rend à l’Université Nationale et rencontre le chimiste dans son laboratoire. Il lui raconte qu’il s’est porté acquéreur d’un camp abandonné et de 10 000 hectares de savanes, en plein coeur des llanos. “Qu’est-ce que je peux y faire pousser?” lui demande-t-il. La réponse est claire et spontanée “Probablement rien”. La couche de sol entourant Gaviotas n’a que deux centimètres d’épaisseur, elle très acide et souvent très toxique en aluminium. Ce sont les pires sols de toute la Colombie. Mais Paolo ne se laisse pas décourager. “Il faut les voir comme des sols différents. Un jour, les Colombiens qui auront besoin de terrain se trouveront devant trois choix: brûler la forêt amazonienne, brûler El Choco (zone tropicale sauvage qui s’étend le long de la côte colombienne) ou déménager dans les llanos. Si nous trouvons le moyen de rendre habitable cette région la plus pauvre en ressources du pays, les gens pourront vivre n’importe où”. En utilisant le nous, Paolo Lugari tend une perche au docteur Zethelius; il lui offre un laboratoire vivant, une chance de bâtir une communauté tropicale à partir de rien, un projet pour le Tiers Monde par le Tiers Monde. “Car, ajoute-t-il, quand nous importons des solutions des États Unis ou de l’Europe, nous importons aussi leurs problèmes”.
Sous la direction de Sven Zethelius, Paolo Lugari plante des arbres fruitiers et du maïs sans grand succès. Il attire un couple d’étudiants en chimie des sols pour tenter de trouver quelques ilôts de fertilité dans cette désolation. Il engage aussi des indiens Guahibo et quelques travailleurs pour réparer le camp. La communauté s’agrandit et lorsqu’un professeur itinérant se pointe du côté de Gaviotas, il se retrouve sous peu avec une classe de 10 jeunes llanero. Une infirmière visite la communauté, d’abord une fois par mois puis, au bout d’un an, la croissance de Gaviotas l’oblige à y consacrer une semaine complète à tous les mois.
Pendant ce temps, Paolo fait le tour des diverses facultés universitaires colombiennes afin de les convaincre d’envoyer des étudiants de deuxième et troisième cycles à Gaviotas pour y obtenir leurs diplômes en “rêvant des solutions” aux nombreux problèmes que présentent les llanos. Il recherche des penseurs aventureux qui veulent tester leurs idées en faisant jaillir une communauté prospère dans les savanes désertes. Jorge Zapp, directeur du département de génie mécanique de l’Université de Los Andes à Bogota, reçoit cette invitation avec enthousiasme et envoie plusieurs étudiants à Gaviotas. Ces derniers transforment en atelier un vieux garage de machinerie lourde de l’ancienne compagnie de construction routière. Ils y recyclent une masse de déchets urbains en toutes sortes d’équipements plus ingénieux les uns que les autres: des prototypes d’éoliennes, des moteurs solaires et des panneaux pour chauffer l’eau, des microturbines électriques, des générateurs à biogaz et toutes sortes de pompes.
Avant l’embargo sur le pétrole arabe de 1973, Gaviotas n’est qu’un objet de curiosité. Mais la crise du pétrole attire l’attention du monde entier sur ses équipements utilisant des sources d’énergie renouvelable. Une délégation du Programme de développement des Nations Unies débarque en Colombie et, peu après, Gaviotas est désignée par l’organisme international comme une communauté modèle. Cette reconnaissance s’accompagne d’un substantiel budget de recherche. Paolo Lugari profite de cette ressource financière pour chercher de nouvelles inspirations en assistant à des colloques internationaux. C’est au retour de l’une de ces conférences, tenue à Rio de Janeiro, que la chance lui sourit à nouveau. Son avion doit faire une escale de ravitaillement en pleine jungle brésilienne, dans le port de Manaus. Paolo se résigne au délai qui lui est imposé en s’offrant un repas à l’hôtel où la compagnie aérienne a logé les passagers. Il est alors estomaqué par les légumes qu’il voit dans son assiette: de la laitue fraîche et des tomates en pleine brousse! Il fait venir le maître d’hôtel pour savoir où diable on peut se procurer des légumes frais dans cet endroit perdu. Le maître d’hôtel lui dit que les légumes proviennent du potager de quelques prêtres catholiques établis encore plus profondément dans la jungle. Il annule immédiatement son vol et loue un bateau pour rendre visite aux missionnaires. Il sait que les sols d’une forêt tropicale sont aussi pauvres que ceux de ses chers llanos; alors comment les prêtres s’y prennent-ils pour cultiver de si beaux légumes? Quelques heures de navigagtion en remontant la rivière le conduisent à la mission, où il découvre des jardinières en bois de palmier posées sur des blocs au-dessus du sol glaiseux de la jungle. Les prêtres brésiliens lui expliquent qu’ils ont analysé le sol pour déterminer quels étaient les minéraux manquants. Dans les jardinières ils ont mélangé de la poussière avec toutes sortes de débris issus de la forêt et ils ont compensé l’absence de nutriments en y ajoutant du cobalt, du manganèse, des traces de magnésium, du zinc et du cuivre. Le résultat brillait sous les yeux admiratifs de Paolo Lugari: une généreuse récolte d’oignons, de betteraves, de laitues et de tomates.
De retour à Gaviotas, c’est un Paolo tout excité qui communique avec Jorge Zapp et le docteur Zethelius. Ces derniers expriment toutefois quelques réserves. “En plus des minéraux ajoutés par les missionnaires, nous manquons de potassium, de phosphore, de calcium et de bore” dit le chimiste. Mais le problème le plus sérieux vient de la maladie des racines. Les nouvelles espèces de végétaux, comme les carottes et les laitues, n’ont pas de défense naturelle contre les bactéries, les insectes et les champignons locaux. Zapp suggère alors de stériliser le sol, mais avant même que le chimiste aie le temps d’ouvrir la bouche, il propose une autre solution: “Fabriquons notre sol et ajoutons-y ce qui est nécessaire”. “Fabriquer le sol avec quoi?” demande Paolo. “Avec n’importe quoi. Tout ce dont nous avons besoin c’est de quelque chose pour tenir les plants en place, du sable ou de l’enveloppe de riz”. Quatre ans plus tard, les serres couvriront le tiers d’un kilomètre carré et renfermeront des oignons espagnols, des tomates, des betteraves, des laitues, des pois, des piments, du persil, de l’ail, des choux de la mélisse et des radis. Certains plants pousseront même dans le bran de scie et les copeaux de bois. Le système hydroponique de Gaviotas se répandra dans tout le pays, même pour la culture des fleurs.
Vers 1982, Sven Zethelius trouve enfin quelque chose qui peut pousser dans le sol des llanos. C’est encore Paolo qui a rapporté cette idée du Vénézuela où il a entendu un agronome souligner la résistance du pinus caribaea, le pin tropical qui pousse dans une variété de sols en Amérique Centrale. Zethelius obtient des semences du Guatemala, du Nicaragua, du Belize et du Honduras. Toutes les variétés poussent bien, mais celle du Honduras est particulièrement performante. “Qu’allez-vous faire avec tous ces pins?” lui demande un ingénieur. “Qui sait? Au moins ils nous enseigneront quelque chose”.
À la fin des années 70, le danger qui menace Gaviotas est encore plus grave que la pauvreté des sols. La corruption des partis au pouvoir suscite la révolte des Colombiens: c’est la guérilla. Les arrestations arbitraires, les tortures et les assassinats font désormais partie du quotidien. Certains para-militaires se réfugient dans les llanos et Gaviotas est perçue par l’armée colombienne comme une zone de guérilla. Toutefois, suivant les conseils de Paolo Lugari toute la communauté reste désarmée, ce qui lui attire finalement le respect des deux factions.
En 1989, les Nations Unies publient, en trois volumes, un guide des technologies appropriées au développement des sociétés du Tiers Monde, dont plus de la moitié proviennent de Gaviotas. Malgré cette reconnaissance, l’ONU lui coupe les vivres; il est temps pour Gaviotas de prouver son succès en survivant par ses propres moyens. Les citoyens sont d’accord. Mais les sources de financement colombiennes sont également épuisées, le gouvernement en ayant plein les bras avec la guérilla. Et la baisse du prix du pétrole compromet la vente des panneaux solaires et des éoliennes. Il faut trouver une autre source de financement.
C’est encore Paolo Lugari qui trouve la solution. Il vient de lire un article de jounal dans lequel on mentionne qu’il y a une pénurie de résine naturelle en Europe. Une fois de plus Gaviotas se lance dans l’expérimentation. Après 36 jours, la quantité de résine récoltée des pins âgés de huit ans est équivalente à la production normale d’un nombre égal d’arbres âgés de 25 ans. En Colombie seulement, les usines de peinture et de vernis achètent pour $4 millions de résine de pin chaque année. De plus, c’est une ressource renouvelable puisque cette résine est produite par l’écorce du pin comme insecticide naturel. Et, en prime, le sous-produit du processus de purification de la résine (par chauffage) est un produit tout aussi commercialisable: la térébenthine. Il suffit d’exploiter les arbres pendant huit ans et de les laisser se reposer pendant les huit années suivantes. Quelle chance! Gaviotas n’aura pas à couper ses arbres pour survivre.
Il faut cependant obtenir le financement nécessaire pour lancer l’entreprise; on a besoin d’équipement pour extraire la résine et de terres supplémentaires pour étendre la forêt. Le représentant de la Banque inter-américaine de développement se rend à Gaviotas. Il est agréablement surpris par son hôpital et son école au beau milieu des llanos. Paolo lui montre la pépinière qui couvre maintenant 6 hectares et contient environ 2 millions de plants. Puis il lui fait visiter la forêt de pins qui s’élève là où seulement quelques années auparavant une savane s’étendait jusqu’à l’horizon et même au-delà.
À Gaviotas, on a appris à faire les choses différemment, quelquefois complètement à l’opposé des principes de la foresterie conventionnelle. Les gens font des expériences et suivent leurs intuitions. Les pins de huit ans atteignent plus de 50 pieds, soit 20% plus hauts que la grandeur prévue pour leur âge. À l’extrémité sud de la pépinière, parmi les plants de trois ans qui n’ont pas été récoltés au cours d’une précédente expérience, on peut observer une colonie de champignons bruns qui, sous la terre, forment une association symbiotique avec les racines des jeunes pins: c’est une mycorhize. Au moment de la semence, en 1982, Sven Zethelius soupçonnait que les pins des Caraïbes auraient besoin d’une telle mycorhize pour les aider à digérer le sol des llanos. Il a alors injecté de la poussière de champignons desséchés autour des racines des premiers plants. Par ailleurs, pour éviter l’utilisation d’herbicide, pour diminuer les coûts de la main d’oeuvre et aussi un peu par curiosité, on n’a pas éliminé les autres essences qui croissaient entre les plants. Maintenant, Gaviotas a sa propre “banque” de mycorhize, contrairement aux vénézuéliens qui doivent répéter l’application du mélange de champignons dans leurs plantations de pins. Comme ils n’utilisaient pas de fertilisants, les travailleurs de Gaviotas se sont dit que les herbes de la savane pourraient contribuer à enrichir la mince couche de sol de 2 centimètres d’épaissseur. Les pins ayant connu une croissance particulièrement rapide, ils n’ont pas senti le besoin de désherber les plantations subséquentes. Plusieurs années plus tard, ils réalisent à quel point cette décision de laisser la nature prendre sa place a été capitale.
Poursuivant sa visite avec le représentant de la banque de développement, Paolo Lugari pointe une biche et son faon: “Nous observons une vie sauvage dans cette forêt: des daims, des fourmiliers, des tatous, et surtout des fleurs et des vignes sauvages”. À l’abri des pins des Caraïbes, une forêt tropicale indigène est en train de réapparaître dans les llanos avec une rapidité surprenante. Personne ne peut dire si cette forêt était latente dans les sols des llanos ou si les oiseaux y ont apporté les semences nécessaires. “Un jour le feuillage tropical va envahir la forêt. Alors si vous nous venez en aide”, dit Paolo au financier, “nous pourrons planter de nouveaux pins, récolter de la résine et laisser une forêt tropicale derrrière nous”. Gaviotas allait obtenir le financement de la Banque inter-américaine de développement.
L’exemple de Gaviotas démontre que la “résilience” d’une forêt n’est pas gratuite. Si les conditions de sa survie ont été détruites par des causes naturelles ou par l’activité humaine, il faut consentir beaucoup d’efforts et manifester un profond respect à l’égard de la nature pour lui permettre de reprendre sa place.
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On trouve l’histoire complète de Gaviotas dans le livre:
Gaviotas: A Village to Reinvent the World par Alan Weisman
On peut commander ce livre à l’adresse suivante:
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