Karl Raimund Popper

Andrée Mathieu

Le principe de Popper est le plus sensé qui soit et pourtant, il ne se vérifie pas lui-même s'il se pose en absolu, en s'immunisant à l'avance contre toute autre science que les sciences naturelles.

On apprenait récemment (1994) le décès de Karl R. Popper, un des plus célèbres épistémologistes de ce siècle.
Une page, C'est bien peu pour faire état de la richesse et de la complexité de la pensée de celui que la revue Scientific American1 n'a pas hésité à surnommer The Intellectual Warrior (le guerrier intellectuel). Je me contenterai donc d'établir un bref parallèle entre quelques éléments de sa philosophie des sciences et de sa philosophie politique.

Notes biographiques
Karl Raimund Popper est né à Vienne en 1902. Très jeune, il s'intéresse aux disciplines et aux arts les plus divers. D'abord tenté par une carrière musicale, puis par un engagement politique au sein du Parti social-démocrate autrichien, il choisit de poursuivre des études universitaires. En 1937, il émigre en Nouvelle-Zélande, où il accepte un poste d'enseignant. Il y demeure jusqu'en 1945, avant de réintégrer l'Europe. Grâce, notamment, à F. A. Von Hayek, il est invité à la prestigieuse London School of Economics, où il enseigne la logique et la méthodologie des sciences. Popper est reçu chevalier en 1965. Il habitera la banlieue de Londres jusqu'à sa mort.

Épistémologie poppérienne
La comparaison entre la pensée de Marx et la méthodologie d'Einstein a été le ferment de la pensée philosophique de Karl Popper. D'une part, le marxisme est une théorie globale du monde qui, en collectionnant les faits qui justifient ses assertions, parvient à clôturer la pensée. La démarche d'Einstein, au contraire, remet les théories existantes en question (la cosmogonie newtonienne, par exemple), tout en acceptant que ses propres hypothèses soient testées expérimentalement. Einstein soutient qu'une seule observation négative suffira à infirmer son hypothèse.
Popper découvre alors qu'une seule réfutation présente plus d'importance pour le progrès de la connaissance qu'une multitude de confirmations. Par exemple, faisons l'hypothèse que tous les cygnes sont blancs. L'observation de centaines de cygnes blancs ne nous permettra pas de confirmer cette hypothèse. Par contre, la vue d'un seul cygne noir suffira à l'infirmer.
Un des thèmes centraux de la philosophie de Popper est l'opposition entre les «systèmes clos» et les «systèmes ouverts». Les systèmes clos, comme le marxisme ou la psychanalyse, construisent une interprétation définitive du monde et inventent souvent des moyens de se soustraire à la critique. D'autre part, les systèmes ouverts, comme la théorie de la relativité, n'hésitent pas à se soumettre à l'épreuve des faits et acceptent toujours la concurrence d'autres théories explicatives.

La logique de la découverte scientifique
En 1935, Popper expose sa théorie épistémologique dans son oeuvre maîtresse: La Logique de la découverte scientifique. On y apprend que la découverte scientifique est gouvernée par une logique invariable qui présente trois caractéristiques.

- Premièrement, l'origine de la démarche scientifique réside dans les problèmes et non dans les concepts. Comme dit Popper, «la science naît dans les problèmes et de la scientificité d'une théorie réside dans la possibilité de l'invalider, de la réfuter ou encore de la tester»: c'est le «critère de falsifiabilité».
Une théorie n'est donc pas scientifique si elle n'offre aucune prise à la réfutation, ou si elle s'immunise à l'avance contre la vérification expérimentale. Ainsi, la théorie de l'évolution n'est pas scientifique puisqu'il n'existe aucun moyen de prouver qu'un organisme vivant a été sélectionné par la nature en dépit du fait qu'il n'était pas le mieux adapté. En outre, le principe de la sélection naturelle est une tautologie: Pourquoi cet organisme a-t-il été sélectionné? - Parce qu'il était le mieux adapté. Et comment peut-on dire qu'il était le mieux adapté? - Parce qu'il a été sélectionné...
Une théorie n'est donc pas scientifique si elle s'immunise à l'avance contre vérification expérimentale. Ainsi, la théorie de l'évolution n'est pas scientifique puisqu'il n'existe aucun moyen de prouver qu'un organisme vivant a été sélectionné par la nature en dépit du fait qu'il n'était pas le mieux adapté.
Pour Popper, la meilleure des théories n'est pas «vraie», elle n'est tout simplement «pas encore fausse». Une théorie ne peut jamais être «fondée» positivement, mais elle peut être «corroborée». On dit qu'une théorie est corroborée si elle résiste aux tests les plus sévères et si elle ne peut pas être remplacée avantageusement par une théorie rivale.

- Enfin, le rationalisme critique de Popper implique que les scientifiques renoncent à leurs certitudes et acceptent que leurs théories soient publiquement débattues au sein de la communauté scientifique. La médecine (officielle) est-elle scientifique? On aurait tout lieu d'en douter, si on en juge par l'indignation provoquée par la publication du livre du docteur Guylaine Lanctôt au sein du milieu médical québécois. Dans La mafia médicale, elle a osé remettre quelques pratiques en question, notamment en ce qui concerne certaines vaccinations massives. Le Collège des médecins a tenté de lui enlever son droit de pratique au Québec car, comme le rapporte la journaliste Claire Harting dans le Journal de Montréal (19 novembre 1994), les médecins ne sont «censés exprimer en public que des opinions qui ne diffèrent pas du message officiel». Le monde médical québécois ne ressemble-t-il pas à ce que Popper appelle un «système clos»?
Il est intéressant de noter que «Karl Popper refuse d'accorder à la science un privilège de questionnement, acceptant parfaitement que des esprits fantaisistes ou marginaux participent à l'effort spéculatif»2. Par ailleurs, il invente le concept de «programme de recherche métaphysique»: c'est une construction intellectuelle non «testable», donc non scientifique, mais qui, cependant, peut servir de cadre à des théories authentiquement scientifiques. Ainsi, le darwinisme n'est pas directement «testable», mais il éclaire avantageusement tout un ensemble de recherches et d'hypothèses de travail, à commencer par celles de Popper. Il qualifiait lui-même son épistémologie d'«évolutionnaire»3.
Popper a toujours farouchement combattu le préjugé qui veut que l'objectivité de la science repose avant tout sur l'objectivité du savant. Le cas du docteur Guylaine Lanctôt illustre ce principe. En l'accusant d'essayer, au moyen de son livre, de s'établir une clientèle pour la pratique d'une médecine douce qu'elle a réfuté - on tenté de mettre son objectivité professionnelle en doute, espérant ainsi discréditer ses propos.

Philosophie politique poppérienne
On a reproché à Popper d'étendre au champ politique des principes rationalistes propres à la science. Sa philosophie politique est contenue dans un ouvrage écrit en 1942, La Société ouvert et ses ennemis. Elle s'articule autour du couple «société close - société ouverte» comme son épistémologie était basée sur l'opposition «systèmes clos - «systèmes ouverts».
La société close est une société immobile au sein de laquelle les individus se construisent une interprétation définitive et indiscutable du monde. La société ouverte, au contraire, accepte les différences et le libre développement des idées et des critiques. Popper nomme «tension de civilisation» l'angoisse, le sentiment de vide qui accompagne le passage de la société close à la société ouverte.
Le désir de comprendre notre environnement physique et social et de lui imposer des lois donne naissance à des hypothèses et à des théories. L'attitude dogmatique tente de les soustraire à l'épreuve fatidique de la réfutation ou de la controverse. D'autre part, l'attitude critique dérange l'ordre naturel des choses, provoque de l'anxiété et ravive la nostalgie de la société tribale, harmonieuse et sécurisante. Cette nostalgie de la société close, de même que le besoin de régularité, qui permet à l'homme d'échapper à l'anxiété, constituent pour Popper les deux ferments durables de la séduction qu'exerce à travers les âges la pensée totalitaire. Popper ajoute que la nostalgie de la société close est réactivée, à l'époque moderne, par une tendance de la société ouverte à être déportée vers ce qu'il nomme la «société abstraite»:
«une ville où les piétons se croisent mais s'ignorent, où beaucoup d'individus ont peu ou pas de contacts humains et vivent dans l'anonymat et l'isolement4».
Enfin, nous avons vu que Popper pense que l'origine de la démarche scientifique se situe dans les problèmes et non dans les concepts. De même, il s'oppose à la démarche utopiste qui trace l'esquisse d'une société idéale avant d'imaginer les moyens appropriés à sa réalisation. Il rappelle: «Platon a formulé la question comme suit: Qui doit gouverner? Le plus petit ou le plus grand nombre? Et sa réponse était: le meilleur doit gouverner. Cela aurait été aussi la réponse de Mussolini ou d'Hitler. Mais en fait la question est mal posée, et j'ai proposé de la remplacer par une autre, à savoir: comment organiser l'État et le gouvernement de telle sorte que même les pires dirigeants ne puissent pas causer trop de dommages? La réponse à cette question est la démocratie qui nous permet de destituer un gouvernement sans effusion de sang»5. «Un État démocratique ne peut être meilleur que ses citoyens, il faut donc espérer que les valeurs fondamentales de la société ouverte - liberté, entraide, recherche de la vérité, responsabilité restent reconnues en tant que telles à l'avenir. Il faut que nous fassions de notre mieux dans ce sens.»6


Notes
1) «Profile: Karl R. Popper», dans Scientific American, novembre 1992, p. 38.
2) Baudoin, Jean, Karl Popper, Paris, P.U.F., Collection «Que sais-je?», 1989, p. 35.
3) Idem, p. 39.
4) Idem, p. 41.
5) Lorenz, Konrad et Popper, Karl, L'avenir est ouvert, Saint-Armand, Éditions Flammarion, 1990, p. 170.
6) Ibid.

Bibliographie
Son autobiographie: La Quête inachevée, Paris, Calmann-Lévy, 1981
Son épistémologie: La logique de la découverte scientifique, Paris, Payot, 1973.
Sa philosophie politique: La société ouverte et ses ennemis, Paris, Seuil, 1979.
Jean Beaudoin, Karl Poper, Paris, P.U.F. Coll. Que sais-je?, 1989
Konrad Lorenz et Karl Popper, L'Avenir est ouvert, Paris, Flammarion, 1990.

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