La conscience et la vie selon Nietzsche
À propos d’un livre d’Yvon Roux sur Nietzsche : Ce que nous dit Zarathoustra, comprendre Nietzsche, paru chez Liber en 2016.
Rares sont les livres honnêtes, simplement honnêtes, qui ne contiennent pas au moins un passage de premier ordre justifiant amplement l’effort d’attention qui a permis de le découvrir. La vie occupe une place centrale dans l’œuvre de Nietzsche. Je le savais, bien entendu, mais qu’entend-il précisément par vie? Dans la connaissance qu’il en avait, était-il tributaire de la biologie de son époque, des travaux de Virchow, de Claude Bernard, s’en remettait-il à l’intuition comme les romantiques? Après une longue fréquentation du livre d’Yvon Roux, j’ai trouvé une réponse à cette question. Elle se trouve dans la seconde partie de cet article.
Ils troublent leurs eaux pour les faire paraître profondes dit Nietzsche des mauvais auteurs. Ce n’est pas le cas d’Yvon Roux. Ses eaux sont limpides, son style sans bavures. Si je ne le comprends pas toujours à la première lecture, c’est ma faute. La poutre est dans mon œil.
Hélas! ma fréquentation du livre n’a pas encore été assez longue pour me permettre de comprendre aussi bien le second thème du livre : « l’éternel retour». Je suis sans doute trop profondément inscrit dans l’histoire linéaire progressiste pour adhérer à l’idée que le grand tout est lui-même vivant et donc assujetti aux rythmes de la vie : le jour, la nuit, le chaud le froid, les saisons. « Nietzsche soutient, note Yvon Roux, que le devenir est un cercle qui revient constamment sur lui-même et non une ligne orientée vers une fin, » [1] Je comprends que Nietzsche ne croit pas au sens de l’histoire, qu’il tient l’amor fati pour le sentiment le plus noble qui soit et qu’il aime ce monde tel qu’il est, qu’il souhaite l’élever, certes, c’est la mission du surhomme, mais sans le moraliser.
Dois-je aussi comprendre que les milliards d’années de notre univers ne sont qu’un instant dans l’éternité et que cet instant se reproduira indéfiniment ? Dois-je comprendre aussi que dans cet instant de milliards d’années, s’inscrivent des cycles intermédiaires, semblables au jour et à la nuit et aux saisons, mais plus grands, de la dimension des civilisations ?
L’éternité conçue comme un prolongement sans fin du temps linéaire, a inspiré à Corneille ce commentaire étonnant :
Quand nous avons perdu le jour qui nous éclaire,
Cette sorte de vie est bien imaginaire,
Et le moindre moment d’un on bonheur souhaité,
Vaut mieux qu’une si vaine et froide éternité.
(Suréna, I, 3, vv.309-312)
J’avoue que l’éternité cyclique, l’éternité sans moi, l’immersion impersonnelle dans la grande noria de la vie ne me rassure pas davantage.
Devrais-je donc renoncer à mon interprétation du Chant de Zarathoustra, le plus beau poème de Nietzsche ?
Ô homme, prends garde!
Que dit le profond minuit?
« J’ai dormi, j'ai dormi,
D'un rêve profond je me suis éveillé:
Le monde est profond.
Et plus profond que ne pensait le jour.
Profond est son mal.
La joie, plus profonde que l'affliction.
La douleur dit: Passe et péris.
Mais toute joie veut l'éternité,
Veut la profonde, profonde éternité! »
La joie étant à mes yeux la conscience de l’amour, j’associais spontanément ces vers de Nietzsche à ceux de Maurras dans le Colloque des morts:
Vous revivez tels que vous fûtes
À la fleur de vos mouvements
Dans le rayon de la minute
Où vous étiez parfaitement.
Accordez-moi d’échapper à la misère du temps, non en le prolongeant, mais en me consumant dans un amour qui le supprime. Est-ce le Nietzsche de l’éternel retour qui évoque « l’instant infinitésimal »?
Chacun interprète Nietzsche à sa façon et chacun a raison tant il y a de façons dans Nietzsche. [2]Au début de son livre, Yvon Roux nous rappelle que selon Nietzsche les systèmes de pensée nous renseignent plus sur leur auteur que sur la réalité. « Les philosophies dit-il, citant Nietzsche, ne sont que les confessions de leur auteur »[3] Pourquoi en serait-il autrement des commentateurs. C’est l’impression que j’ai eue à ma première lecture du livre. D’où le titre de l’ébauche de mon compte-rendu : Yvon Roux lecteur québécois de Nietzsche. L’histoire personnelle de Nietzsche ressemble en effet à l’histoire du Québec contemporain. L’auteur du Zarathoustra, fils d’un pasteur, a été marqué dans sa jeunesse par une éthique protestante aussi étouffante que la morale catholique du Québec de la première moitié du vingtième siècle, dans certains milieux. Ce qui aide à comprendre pourquoi tant d’intellectuels québécois ont trouvé dans Nietzsche les arguments de leur libération. D’un conférencier catholique, quelque peu ravagé par l’ascétisme, un de mes jeunes amis nietzschéen, disait : «Si un tel homme possède la vérité, je me range définitivement du côté de l’erreur!»[4] Yvon Roux tourne aussi résolument le dos à l’ensemble de la tradition québécoise. D’où les nombreux passages de son livre écrits dans le même esprit que celui-ci.
« Quant aux religions, elles résultent de déterminations qui n'ont rien de divin. Elles sont engendrées soit par des conditions sociohistoriques dont elles ne sont que le reflet et le masque — dans sa structure politico-administrative, le catholicisme, par exemple, ne fait que reproduire l'esprit de l'empire romain soit par des éléments psychophysiologiques — il en est ainsi du ressentiment que les chrétiens éprouvent à l'égard de ceux qui détiennent la puissance. Ou par les deux circonstances à la fois, La science, ombre brouillée de la religion, est mue par l'idéal ascétique. » [5]
La conscience et la vie
C’est l’importance qu’Yvon Roux attache à la vie dans l’œuvre de Nietzsche, aux animaux, aux instincts qui constitue le principal intérêt de son livre. Il met ainsi en relief le renversement des valeurs qu’a opéré Nietzsche par rapport au monde gréco-chrétien et il défend bien sa thèse, contre Heidegger, lequel a vu en Nietzsche un métaphysicien.
« Nietzsche accorde en effet une grande importance à la perfection de l'instinct, resté intact chez l'animal. Dans un fragment de 1888, voici ce qu'il dit d'une manière on ne peut plus précise de l’instinct, et de sa supériorité sur le raisonnement et sur la moralité issue de la conscience : " Le génie réside dans l'instinct ; la bonté également. On n'agit parfaitement que si l'on agit instinctivement. D'un point de vue moral également, toute pensée qui s'exerce consciemment n'est qu'une simple tentative, la plupart du temps à l'opposé de la morale. La probité scientifique est toujours suspendue quand le penseur commence à raisonner : qu'on en fasse l'épreuve, que l'on pèse au trébuchet les plus sages des sages, tandis qu'on les fait parler de morale... On peut prouver que toute pensée qui s'exerce consciemment représentera un degré beaucoup plus bas de moralité que la pensée du même individu, dès qu'il est mené par ses instincts. " »[6]
La pratique du sport, du tennis en particulier, aide à comprendre pourquoi la conscience et la volonté peuvent éloigner de la perfection dans l’action. Je n’ai jamais été qu’un joueur de tennis médiocre. Il m’est toutefois arrivé d’avoir un avant-goût de l’excellence : quand je m’abandonnais aux choix de mon corps, quand je m’en remettais à mes instincts. Et chaque fois que je prenais conscience du fait que je jouais bien, le charme se rompait et je commençais à mal jouer. Ma conscience avait distrait mon corps de sa spontanéité créatrice.
Gabor Csepregi, athlète et philosophe confirme cette intuition dans Intelligence du corps. « C’est toujours la « réussite » (Gelingen) qui semble fasciner et émouvoir l’athlète ou le spectateur. Bien qu’elle procède des habiletés physiologiques, techniques et tactiques du corps, une performance adroite n'en demeure pas moins un événement imprévu et imprévisible. Paradoxalement, ce n’est pas tant le contrôle conscient de la forme motrice globale qui permet au sportif de marquer le but décisif ou de descendre sur une pente de ski avec une vitesse optimale. L’exploit est réalisé si les mouvements se déploient sans la raideur d’une domination volontaire, si, en adoptant une attitude insouciante, l’athlète arrive à se remettre aux pouvoirs naturels de son propre corps. » [7]
Tout se passe comme si la conscience réfléchie de la vie falsifiait cette dernière, l’immobilisait, la figeait dans un état qui déjà n’est plus elle. S’il en est ainsi au niveau de la simple conscience de soi, on peut présumer que dans ce qu’on appelle la science de la vie, on est à une distance infinie de la vie, de sa palpitation mystérieuse, de ce qui fait dire au poète Wendell Berry Life is a miracle.[8] Lecteur de Nietzsche depuis l’adolescence, je savais l’importance qu’il attache à la vie, mais j’avais peine à cerner la conception qu’il en avait. Tout est devenu plus clair à mes yeux quand j’ai lu ce passage d’Yvon Roux :
« Michel Henry montre qu'il est essentiel de distinguer deux types d'apparaître : celui de la vie caractérisée par son immédiateté et celui de l'objet transcendant. Mais si la conscience est collée à la vie et pour ainsi dire avalée par cette dernière, comment dire quoi que ce soit, de cette vie ? Le langage est le fait de la conscience qui sort de soi, se pose devant soi, vit dans la transcendance de soi et devient par-là étrangère à la vie en faisant de cette dernière un simple objet. Reste toutefois un autre chemin que celui du concept : celui du signe, de la métaphore, de la parabole. » [9]
C'est la voie choisie par Nietzsche dans le Zarathoustra. D’où l’importance de mythes, des contes, de la poésie dans les cultures. Ils sont faits de métaphores et la métaphore est le seul moyen que nous avons de parler de la vie sans la trahir. Elle ne peut être qu’évoquée. Ce qui est saisi, connu objectivement n’est que son support mécanique.
Ce n’est donc pas parce qu’il était à la recherche d’une originalité littéraire que Nietzsche a eu constamment recours à la métaphore dans le Zarathoustra, et à un moindre degré dans la plupart de ses autres œuvres, c’est par nécessité. Il voulait rappeler ses lecteurs à cette vie qu’il sentait menacée par des siècles de rationalité, les sciences ayant pris sur ce plan le relais de la morale.
C’est bien entendu dans le même esprit que dans le Zarathoustra, il donne droit de présence et de parole aux animaux, ce dont Yvon Roux rend compte avec le plus grand respect, allant jusqu’à présenter l’animal comme un médecin.
« Nietzsche a un souci fondamental de la réalité et se méfie de toute idéologie qui tente de faire de l'homme le centre du monde. Cette importance donnée à la réalité, cet adieu à l'idéologie, nous les retrouvons entre autres dans la place qu'occupe l'animal dans le Zarathoustra, et particulièrement dans la section intitulée « Le convalescent ». Michel Henry voit juste quand il écrit que la figure de l'animal représente chez le philosophe la vie dans son immanence, c'est-à-dire dans ce qu'elle est, vue de l'intérieur : sensation et croissance. » [10]
Sur ce point, je reprocherais à Yvon Roux d’avoir été lui-même trop peu nietzschéen, trop peu poète dans son évocation du rapport de Nietzsche avec les animaux. On peut regretter, par exemple, qu’il n’ait pas placé au centre de son propos l’une des scènes les plus significatives dans la vie de Nietzsche. De passage à Turin, juste avant de sombrer dans la folie, il s'est indigné contre un cocher en train de frapper son cheval à coup de cravache. Il s'est ensuite jeté au cou de la bête en pleurant. Pour sombrer ensuite dans la folie. Cet événement a inspiré le commentaire suivant au romancier Milan Kundera:
« La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute liberté et en toute pureté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau tel qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci: les animaux. Et c'est ici que s'est produite la plus grande déroute de l'homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent. »[11]
Le même Nietzsche appelait l'âme la "bête divine": « (l'homme moderne) a anéanti et perdu son instinct, il ne peut plus lâcher la bride à la "bête divine" avec confiance, quand sa raison vacille et que son chemin le mène à travers les déserts. »
« L’homme moderne, c'est-à-dire l'homme rationnel et volontaire, "maître de lui comme de l'univers", ne sait plus obéir à sa propre loi, et son âme, cette bête divine, ne peut survivre, privée de l'instinct qui l'apparente à l'espèce, privée de la force spirituelle qui la poussait sans la contraindre et la guidait sans l'instruire... La race antique des êtres prédestinés s'éteint, remplacée par la race bâtarde des gens motivés. »[12]
En nous rappelant que Nietzsche a réintroduit en philosophie le langage approprié à la vie, Yvon Roux, rejoint Wendell Berry :
« Le langage que nous utilisons pour parler du monde et de ses créatures, à commencer par nous-mêmes, a acquis une grande puissance analytique (en même temps que le style pompeux de l’expert) mais a perdu l’essentiel de son pouvoir de désigner ce qui est analysé, de susciter le respect, le souci, l’affection, la sollicitude à son endroit. Il s’ensuit que nous sommes entourés d’une foule de personnes engagées qui nous supplient de sauver un monde que leur langage, au même moment, réduit à des assemblages sans visage et sans âme appelés écosystèmes, environnements, mécanismes, etc. Il est impossible de se représenter le salut du monde dans le même langage que celui qui l‘a démembré et défiguré. »[13]
[1] Yvon Roux Ce que nous dit Zarathoustra, comprendre Nietzsche, paru chez Liber en 2016, p.168
[2] Paraphrase de Rückert : « chacun voit le monde à sa façon et chacun a raison tant il y a de façons dans le monde. »
[3] Yvon Roux, op.cit. p.29
[4] Yvon Roux, op.cit. p.20
[5] Yvon Roux, op.cit. p.20
[6] Ibid., p.34
[7] http://encyclopedie.homovivens.org/documents/entretien_avec_gabor_csepregi
[8] Wendell Berry, Life is a Miracle, an essay against modern superstition, Counterpoint, Washington, 2000
[9] Yvon Roux, op.cit. p.118
[10] Ibid. p.14
[11] Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p. 265.
[12] Françoise Chauvin, L'autre côté du rêve, Éditions de L'Agora, Ayer's Cliff, Québec, 1990.
[13] Wendell Berry op.cit. p.8