De la Terre des hommes aux hommes de la terre

Jacques Dufresne


En compagnie de Cajetan Larochelle, philosophe, auteur de Compagnon de la terre1

L’exposition Terre des hommes qui eut lieu à Montréal en 1967 fut une célébration des hommes beaucoup plus que de la terre. Ce mot, par-delà l’allusion à Saint-Exupéry, évoquait d’abord la mondialisation qui s’ébauchait à ce moment. Quant aux Québécois, ils achevaient de quitter la terre pour la ville; à la vie en symbiose avec la nature succédait pour eux l’embarquement dans la fusée du progrès technique. On ne lirait plus les Rapaillages de Groulx, ni Les arpents de neige de Ringuet, ni Le Survenant de Germaine Guèvremont. Dans la sphère philosophique, saint Thomas d’Aquin était remplacé par Teilhard de Chardin et par Marx.

Mutation aussi périlleuse que nécessaire. Nos premiers savants, de Michel Sarrasin à Marie-Victorin, avaient été des botanistes et nos premières et indestructibles libertés nous les devions au travail de la terre. Nous avons été des disciples d’Hésiode, notre première philosophie a été celle des Travaux et des Jours, du grand poète grec:

« Les dieux et les mortels haïssent également celui qui vit dans l'oisiveté, semblable en ses désirs à ces frelons privés de dards qui, tranquilles, dévorent et consument le travail des abeilles. Livre-toi avec plaisir à d'utiles ouvrages, afin que tes granges soient remplies des fruits amassés pendant la saison propice. C'est le travail qui multiplie les troupeaux et accroît l'opulence. En travaillant, tu seras bien plus cher aux dieux et aux mortels : car les oisifs leur sont odieux. Ce n'est point le travail, c'est l'oisiveté qui est un déshonneur. Si tu travailles, les paresseux bientôt seront jaloux de toi en te voyant t'enrichir ; la vertu et la gloire accompagnent la richesse : ainsi tu deviendras semblable à la divinité. II vaut donc mieux travailler, ne pas envier inconsidérément la fortune d'autrui et diriger ton esprit vers des occupations qui te procureront la subsistance : voilà le conseil que je te donne. »


Hésiode n’était pas tendre pour les frelons de son époque. Ce sera aussi l’un de nos traits distinctifs. « C’est un bon travaillant. » Ce sera l’hommage le plus souvent rendu aux nôtres. Travail d’esclave parfois, mais pour échapper à l’esclavage. Sauf exception, le travail de la terre, s’il pouvait être dur, était libre et libérateur.

Cinquante ans après Terre des hommes, Cajetan Larochelle renoue avec les hommes de la terre, mais sur le mode artistique, qui est aussi celui de la plus haute liberté et en utilisant tous les outils, à commencer par la scie mécanique, que la technique met à sa disposition. Son livre suit les saisons comme le chef d’oeuvre d’Hésiode. Ne serait-ce que pour cette raison, on pouvait s’attendre à ce que cet homme qui connaît bien la littérature grecque distille son miel à l’ombre du chêne Hésiode. La parenté entre les deux auteurs descend jusque dans les détails. Cajetan fabrique lui-même des manches de bêche avec du bois de ce chêne aussi présent dans son livre que sur sa terre. Hésiode recommandait que les dents des charrues soient faites de chêne. « c’est le laurier ou l'orme qui forme les timons les plus forts ; que le dental soit de chêne et le manche de yeuse. »

Mieux vaut toutefois marcher dans les sillons d’Hésiode sans le dire, que de commenter son oeuvre sans avoir mis la main à la charrue. « Trop de malheurs viennent de ce qu’un fossé sépare intellectuels et manuels »2 Cajetan Larochelle n’a pas eu à se rapprocher du travail manuel. Il en tenait le goût et le talent de son père et ces aptitudes ne l’ont jamais quitté. Ses études et ses voyages lui ont apporté ce raffinement et cette culture qui, combinés avec son habileté manuelle, ont fait de lui un jardinier exceptionnel.

Il n’est pas le seul au Québec en ce moment à rapprocher les hommes de la terre. D’autres, tel Jean Bédard et André Beauchamp le font mais avec une sensibilité et une spiritualité écologiques, qui bien que présentes chez Cajetan Larochelle, passent chez lui au second plan, derrière l’hommage rendu au travail manuel et aux ancêtres défricheurs.

Y a-t-il un jardin québécois comme il y a un jardin français et un jardin anglais? On se pose ici cette question depuis longtemps. Si un tel type de jardin existe, il doit ressembler à la terre de Cajetan Larochelle à Saint-Liguori de Lanaudière. (Voir la vidéo) Voici une image qui donne une idée du long muret de pierre longeant la forêt.

Les rois avaient des armées de jardiniers. Le petit propriétaire terrien qui est l’artisan de son propre paradis (paradeisos, jardin en grec) a un avantage sur les rois. Par son travail libre et saisonnier, il participe aux rythmes de la nature et devient ainsi plus sensible que l’esthète à ses charmes les plus subtils. Le chant de l’oriole n’est jamais aussi beau qu’entre deux pelletées de terre, ni ses couleurs aussi vives. Contempler à la sueur de son front! Ne serait-ce pas là la raison pour laquelle tant de gens s’adonnent au jardinage aujourd’hui. « Voltigeant de branche en branche, deux orioles de Baltimore femelles, nous conduisent à ce mâle qui, de son chant effilé à fendre l’air, célèbre le printemps. »3 Le journal de Cajetan Larochelle, car son livre est un journal, est rempli de ces petites irruptions de la vie ambiante au milieu d’un récit qui, autrement serait banal. C’est ainsi qu’on passe du boyau d’arrosage à l’éclosion de l’iris : « ton parfum n’a d’égal que la forme singulière de tes pétales. »4

Marie-Victorin, si ma mémoire est bonne, reprochait aux écrivains de son temps de semer leurs écrits de fleurs humées dans des romans français, plutôt que d’évoquer les fleurs d’ici. Cajetan Larochelle n’a pas hérité de ce défaut. Il appelle ses oiseaux, ses fleurs, ses arbres et ses champignons, comme ses outils, par leur nom, ce qui aide à comprendre pourquoi il est si sensible à leur présence. Il court même ainsi le risque de révéler au grand public que des morilles poussent près de sa grange.


Rien n’est plus injuste pour une pensée que de l’insérer mécaniquement dans une chaîne de citations. Rien de plus triste aussi pour le lecteur. Le livre de C.L contient de nombreuses pensées mais heureusement pour elles, comme pour nous, elles font
irruption dans le texte à la manière des orioles. Après une évocation du danger que les castors font courir à la chênaie bien-aimée, voici cette irruption de Heidegger :

« Le chêne lui-même disait qu'une telle croissance est seule à pouvoir fonder ce qui dure et porte des fruits ; que croître signifie s'ouvrir à l'immensité du ciel, mais aussi pousser des racines dans l'obscurité de la terre que tout ce qui est vrai et authentique n'arrive à maturité que si l'homme est disponible à l'appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous la protection de la terre qui porte et produit. »5

« Tout est fruit pour moi de ce que produisent tes saisons, ô nature! » C’est ce mot de Marc-Aurèle qui résume mieux ce livre traversé par un besoin de beauté qui trouve dans chaque saison de quoi se satisfaire, en dépit d’un vent dominant qui fait craindre le pire : « La beauté serait-elle une vertu surannée dont l’humanité prométhéenne se serait aveuglément coupée en transformant le monde. S’enorgueillissant l’homme aurait-il identifié la valeur de son être à la stricte efficacité de ses outils de plus en plus perfectionnés? »6

1 Cajetan Larochelle, Compagnon de la terre, Leméac, Montréal 2016.
2 Félix-Antoine Savard, cité par C.Larochelle, Op.cit., p.59
3 Ibid., p.75
4 Ibid., p.95
5 Martin Heidegger, Le chemin de campagne, Questions III, op.cit., p.48
6 Ibid., p.86

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