Daniel Essertier (1888-1931) : une vie, une oeuvre
Daniel Essertier est né à Lille le 17 novembre 1888. Il fut élève au lycée de Lille, puis au lycée Henri IV, à Paris. Il passa la licence ès-lettres à Lille en 1909, comme boursier de licence. L'année suivante, il préparait à Bordeaux, sous la direction de Gaston Richard, un mémoire pour le diplôme d'études supérieures, sur l'oeuvre de Gabriel Tarde.
Son service militaire, commencé en 1912, devait prendre fin en'octobre 1914, mais, dès les premiers jours d'août 1914, Daniel Essertier est envoyé en Belgique avec son régiment. Là, il tombe malade de la scarlatine et il est laissé au passage, dans un petit village belge, tandis que se livre la bataille de Charleroi. Une fois rétabli, il est interné à Namur, puis au camp de représailles de Meyenbourg (Allemagne du nord, région des « Marais-du-Diable ») et à Darmstadt, à partir de novembre 1915. Dans l'été de 1917, il est interné à Genève, rapatrié enfin, un an plus tard.
En 1919 il est reçu au concours de l'agrégation de philosophie, et nommé professeur au lycée d'Annecy. En 1920, il devient professeur à l'Institut Français de Prague, tout nouvellement créé sous le patronage d'Ernest Denis. A partir de 1922, et sans interruption jusqu'à sa mort, il dirige la Revue française de Prague. En février 1927, il soutient en Sorbonne deux thèses pour le doctorat d'Etat: la principale intitulée Les Formes inférieures de l'explication, la seconde, Psychologie et sociologie, essai de bibliographie critique. De 1927 à 1929, il est chargé de cours à l'Université de Poitiers; en 1929, il est nommé titulaire de la chaire de philosophie.
En 1930-31, il avait été envoyé en mission à l'Université Egyptienne du Caire. En juin dernier, il allait revenir en France, après un long voyage en Palestine, en Syrie, et à Constantinople. Il voulut passer encore quelques jours à Athènes. A peine arrivés, alors qu’il visitait la ville avec son épouse, ils étaient, le 5 juin 1931, renversés dans une rue par un lourd camion. Daniel Essertier qui, affreusement blessé, épuisé par une abondante hémorragie, s’éteignit doucement le 7 juin à l'Hôpital Français d'Athènes.
Il était membre de l'Institut International de Sociologie (Genève) et membre de l'Institut de Sociologie de Paris. Son principal ouvrage, Les Formes inférieures de l'explication, avait été couronné en 1927 par l'Académie des Sciences Morales et Politiques (Prix Charles Lambert). L'Académie des Sciences Morales et Politiques lui a également décerné, en juillet 1931, à titre posthume, pour l'ensemble de son oeuvre, le Prix Gegner, réservé à un professeur ayant contribué au progrès de la science philosophique.
Sa pensée
Dépasser le schisme entre sociologie et psychologie
En constituant la sociologie, ses fondateurs pensèrent qu'ils ne pouvaient mieux lui garantir son indépendance qu'en la séparant le plus profondément possible de la psychologie. Mais tout ceci n'était que projet irréalisable, et il fallut bien se résigner à voir naître — sous le nom de sociologie et dans le cadre de la sociologie — une nouvelle psychologie. Cette psychologie, nous la trouvons chez Auguste Comte, dans les chapitres consacrés à la statique sociale, et nous assistons alors à un spectacle assez paradoxal : le penseur qui a si résolument repoussé toute introspection en psychologie, et même nié que la psychologie puisse exister comme science, a maintenant recours aux inductions introspectives et prétend fonder sur celles-ci son système sociologique. Emile Durkheim, le second fondateur de la sociologie, voulut continuer l'oeuvre de Comte en suivant une voie assez admissible, certes, du point de vue de la méthode scientifique, ou plutôt de la méthode des sciences naturelles, qui dominait à son époque ; en conséquence de quoi, la voie choisie était en opposition absolue au caractère propre de la réalité sociale. En un point, Durkheim resta fidèle à la tradition d'Auguste Comte: dans son effort pour réserver à la sociologie son domaine particulier; d'où le postulat qui pose le caractère spécifique du fait social, imprévisible si l'on se place à d'autres plans de réalité. Durkheim est également resté proche des intentions de Comte, en ce qui concerne la hiérarchie des étages de la réalité — idée qui existe chez Boutroux et qui constitue encore aujourd'hui une des tendances les plus caractéristiques de la pensée philosophique. Quant à l'apport le plus original et le plus important de Durkheim, sa méthode objective en sociologie, celle-ci appliquée au fait social isolé, se réduit malheureusement à des postulats qui subissent l'influence manifeste des sciences naturelles. Nous devons, nous est-il dit, considérer les faits sociaux comme des choses, les observer du dehors, même lorsqu'ils gardent un caractère psychique. Et comme les phénomènes psychiques ne peuvent exister en dehors d'une conscience, il faut encore supposer une conscience collective spécifique, pour ces réalités sociales nouvellement découvertes. Le fait social ayant été défini comme fait sui generis, indépendant de la réalité individuelle, cette conscience collective apparaîtra donc comme non moins indépendante : « ...les états de la conscience collective sont d'une autre nature que les états de la conscience individuelle ; ce sont des représentations d'une autre sorte. La mentalité des groupes n'est pas celle des particuliers, elle a ses lois propres. Les deux sciences (la sociologie et la psychologie) sont donc aussi nettement distinctes que deux sciences peuvent l'être, quelques rapports qu'il puisse, par ailleurs, y avoir entre elles » (Les Règles de la méthode sociologique, 7e édition, Paris 1919, p. XVI). « En effet, ce que les représentations collectives traduisent, c'est la façon dont le groupe se pense dans ses rapports avec les objets qui l'affectent. Or le groupe est constitué autrement que l'individu et les choses qui l'affectent sont d'une autre nature » (ibid.).
Mais, pourrions-nous objecter, comment peut-on venir au postulat de conscience collective, alors que la conscience est toujours et nécessairement individuelle? Comment pouvons-nous connaître cette conscience collective, alors qu'elle est définie comme absolument différente de la conscience individuelle ? Il est évident, tout au moins, que sans recours à la réalité psychique individuelle, toute réalité psychique — et la réalité sociale a bien été définie par Durkheim comme psychique — reste inexplicable ; bref, il faudrait constituer deux psychologies, l'une individuelle et l'autre collective, en supposant, bien entendu — ce que nie Durkheim — que ces deux psychologies seront liées d'une certaine façon l'une à l'autre.
Daniel Essertier, en examinant ces thèses de Durkheim (dans son introduction à Psychologie et sociologie, Essai de bibliographie critique, Paris, 1927) a posé le problème de façon assez différente : ce schisme entre sociologie et psychologie, caractéristique pour Comte aussi bien que pour Durkheim, ne s'explique-t-il point par le fait que la psychologie du temps était mauvaise ? Et le rapport de ces deux disciplines ne se transformerait-il pas radicalement si une autre psychologie prenait la place de l'ancienne? Ceci semble d'autant plus probable que, chez Durkheim, nous pouvons découvrir pour le moins trois sens insuffisamment distingués par l'auteur, du mot psychologie. Et, si nous examinons, d'une part l'ancienne conception qui réduit en général la psychologie à la psychologie associationniste et en tire l'idée d'individu, et d'autre part la conception de Durkheim, selon laquelle l'individu se perd dans une certaine conscience collective, nous ne pouvons que donner raison à la critique d'Essertier : dans les deux cas, nous sommes en face de pures abstractions : « II n'y a pas un psychologique collectif distinct d'un psychologique individuel. L'« individu » pris à la rigueur, n'a pas plus de réalité que la « conscience collective» : c'est, comme elle, une abstraction» (p. 19). Mais que serait, que devrait être la nouvelle psychologie à l'aide de laquelle pourrait être résolu de façon satisfaisante le troublant problème des rapports de la sociologie et de la psychologie ? Continuant à suivre les fécondes directives de la psychologie bergsonienne, Essertier répond à cette question : cette psychologie sera celle pour laquelle le tout signifie plus que les parties, qui ne cherche plus dans les éléments le secret de la vérité psychologique, celle qui retrouvera « le sentiment de l'unité profonde de l'âme » (p. 22).
Si nous descendons jusqu'à cette unité, les frontières entre psychologie et sociologie n'apparaîtront plus avec la même netteté. D'un côté, le psychique individuel apparaîtra solidement attaché au fondement social, et de l'autre côté, on verra la réalité sociale se développer continuellement, grâce à l'apport des individus : « L'individu, en effet, n'est plus cet îlot de conscience aux côtes nettement découpées et séparé de tous les autres, qu'on opposait à la société comme à son contraire. Il n'est pas davantage un simple élément qui, agglutiné aux autres, forme le groupe. Il est lui-même un tout, il est plus complexe que la société et, en un sens, il la contient. Pour un peu nous dirions même — et le paradoxe ne serait qu'apparent — que le meilleur point de vue pour étudier les phénomènes sociaux, c'est l'individu» (p. 23).
Cependant, si nous retournons ainsi le problème, la sociologie ne tomberat-elle pas dans la dépendance de la psychologie, ne perdra-t-elle pas son autonomie? Pour faire face à ces objections, Essertier revient à son postulat fondamental de « l'homme total » ; là, comme à un carrefour, il voit se croiser, agir les uns sur les autres, les influences et les éléments de l'individuel et du social. Et quel que soit l'écart du psychologique et du social, leur point de convergence sera toujours là. « A chaque démarche du psychologue, la société est présente, mais le sociologue, de son côté, ne peut plus méconnaître cette « nature humaine» qu'il a d'ailleurs contribué à révéler et où, encore une fois, toutes les institutions, toutes les croyances plongent, en dernière analyse, leurs racines. Si la notion de conscience collective, prise à la rigueur, ne semble pas pouvoir être maintenue, en raison des équivoques qu'elle entraîne, il n'y en a pas moins, et le psychologue doit y être attentif, des manières d'être, de sentir, de penser et de vouloir collectives» (p. 34).
A n'en plus douter, le schisme entre sociologie et psychologie, si caractéristique jusqu'ici pour le rapport des deux sciences, est surmonté. Peut-être aurionsnous quelques réserves à faire encore, mais laissons plutôt parler Comte. N'estce pas Comte qui a si explicitement demandé que la recherche sociologique parte du tout, pour prendre ensuite possession des différentes parties ? N'est-ce pas lui justement qui a créé le postulat de consensus social ou qui, au moins, s'est efforcé de créer cette unité fondamentale qui devrait être le point de départ de toute recherche sociologique ? — Or le postulat principal d'Essertier, celui dans lequel se reflète en raccourci l'intense effort du penseur si prématurément disparu, pour atteindre en une lumineuse synthèse l'union de la vie de l'individu à la vie de la société, ou plutôt de la civilisation — ce postulat de « l'homme complet » ne réclame-t-il pas comme contrepoids, en quelque sorte, le postulat comtien du consensus social ? L'ordre et l'évolution de la vie sociale aussi bien qu'individuelle ne semblent-ils pas dominés par ces deux postulats? C'est ainsi, croyons-nous, que sera garantie l'indépendance de la sociologie, en dépit de tous les liens qui l'unissent à la psychologie, et dont Essertier a si heureusement souligné l'importance.
J. - L. Fischer, « Psychologie et sociologie », Revue française de Prague, 1931, p. 241-243