La flore printanière ou l'été de Gisèle Lamoureux

Jacques Dufresne
Je suis de ceux qui sont nés aux fleurs sauvages avec les premiers guides du groupe Fleurbec mais hélas! ma croissance en tant que botaniste amateur n'a pas suivi celle de mes guides. Les fleurs sauvages me réservent le même sort que les étoiles: elles disparaissent de ma mémoire quand cesse la passion saisonnière avec laquelle je les ai découvertes. De toutes ces nuits passées à identifier les constellations, à diverses époques de ma vie, il ne me reste comme souvenir que la Grande et la Petite Ourse, que je connaissais déjà au départ. L'été dernier, je suis tombé amoureux de la stellaire, cette minuscule fleur blanche vivant dans des colonies qui font penser à des constellations tombées dans la nuit des herbes. Les hautes herbes parmi lesquelles elles poussent leur voilent le jour d'une façon telle qu'elles semblent sortir de la nuit. D'où leur nom.

J'ai fait le vœu de me souvenir de ce nom, à cause de sa parenté avec les autres victimes de mon oubli, les étoiles. Deux mois plus tard à peine, l'image dont je conservais le souvenir avait déjà commencé à se dissocier du nom de la fleur. Me souvenant qu'il s'agissait d'un mot latin francisé, j'ai pu rattraper le nom in extremis, au moment où il allait rejoindre mille autres jolis noms dans les vastes oubliettes qui me tiennent lieu de mémoire.

Et encore le dernier-né des Guides Fleurbec, La flore printanière (Groupe Fleurbec, 2002), est-il venu à mon secours. À mon grand regret, je n'y ai pas retrouvé la stellaire mais, ô délicatesse de l'auteure, Gisèle Lamoureux, j'ai découvert à la fin du livre un index des guides précédents de la collection, et j'ai retrouvé dans le second guide paru en 1977 (Plantes sauvages des villes et des champs) mes stellaires adorées, épargnées par la pluie qui a malmené la page couverture.
Si j'évoque d'abord le lien entre le dernier livre et les premiers, c'est pour mettre en relief la fidélité, le souci de l'enracinement, la reconnaissance à l'égard des maîtres vivants et disparus qui caractérisent la démarche de Gisèle Lamoureux et de ses amis du groupe Fleurbec. Voici, sur la vie, un savoir lui-même vivant.

Si le printemps est à l'honneur dans le dernier livre, Gisèle Lamoureux est à l'été de la vie. L'hommage qu'elle rend à Marie-Victorin et à ses autres maîtres, au début du livre, indique qu'elle se sent capable de les dépasser, bien qu'elle n'osera jamais le dire. Elle le fera néanmoins. Cette Flore printanière est un fruit mûr, mieux encore, un fruit déjà transformé en un vin où s'harmonisent les plus exquises saveurs de fruits.

L'auteure a su en sa jeunesse respecter les conventions de son milieu. L'heure est venue pour elle de les dépasser, de donner des noms aux fleurs – en nous expliquant sa méthode toutefois – de compléter la botanique par l'histoire, l'étymologie par la mythologie, la science par la conscience, avec la joyeuse liberté du complice de la nature qui, ayant compris de l'intérieur son exubérante fantaisie, entend bien ne pas être en reste par rapport à elle. La bibliographie compte trente pages, sur environ cinq cents. Pour la deuxième fois de ma vie – et j'ai lu quelques livres – j'ai le sentiment qu'elle est vraie, c'est-à-dire constituée de livres et d'articles que Gisèle Lamoureux a vraiment, non seulement lus, mais assimilés, car je ne pourrais pas m'expliquer autrement, à la fois la richesse et la couleur du texte.

Rendez-vous le printemps prochain avec la cardamine carcajou, l'oxalide des bois, le bleuet rameau-velouté, la corydale toujours-verte, le noisetier long-bec, la violette trousse-dents!
La science, telle que la pratique Gisèle Lamoureux, synthèse de celle des universitaires et de celle des amateurs, a beaucoup d'affinités avec celle qu'ailleurs dans ce numéro nous appelons la science réparatrice. Elle s'apparente aussi à l'entomologie telle que l'ont pratiquée Jean-Henri Fabre et, plus près de nous, Ernst Jünger. Ce que Ramuz a écrit à propos de la science de Fabre s'applique parfaitement bien à la science de Gisèle Lamoureux. « C'est en tout cas de la science pour honnête homme et de la science d'honnête homme, en ce sens que sans jamais quitter le monde qui nous est familier, il ne nous en fait pas moins pénétrer dans ses dessous et dans ses coulisses, ce qui est un commencement d'explication; en ce sens encore que, quant au savant, il ne cesse jamais d'être un homme, d'être l'un de nous. Il n'est pas encore entré dans la nature assez profondément pour avoir été obligé de la dépouiller peu à peu de toutes ses qualités autres que numériques ou mathématiques; il n'aboutit pas à un système et le monde
qu'il considère reste le monde que nous connaissons. » (Ramuz, La pensée remonte les fleuves, Plon 1979, p. 8.)

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Vieillir sans perdre le goût de vivre
« Mon pays ce n’est pas un pays, c’est un hôpital. » C’était le titre d’un article que j’ai signé dans Le Devoir au moment de la mise en chantier des deux grands hôpitaux universitaires de Montréal.

De l'intelligence artificielle au sport artificiel
La chose était prévisible : des hommes augmentés qu’on appelait hier encore transhumanistes, vont inventer des Jeux Olympiques permettant de dépasser les limites biologiques. Comment? En autorisant les drogues et d’autres moyens techniques interdits.

Edgar Morin
104 ans le 8 juillet 2025. Bon anniversaire ! Sociologue français.

L'art de la greffe... sur un milieu vivant
Suite de l’article La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue.

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente.

Grâce
Le mot grâce a deux sens bien distincts, selon qu'il désigne une qualité d'une personne ou une nourriture surnaturelle. Nous réunissons ces deux sens dans un même dossier parce qu'il existe au moins une analogie entre eux.

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-prédateurs-gaspilleurs ...

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. Cest ce qui a permis à Newton détablir les lois simples et élegantes de lattraction. Dans les sciences de la complexité daujourdhui, on tient compte du négligeable, de leffet papillon par exempe.




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué