Introduction aux Épistres de Sénèque

Maurice Maeterlinck
Il s'agit du texte d'une introduction à une édition des Lettres à Lucilius, traduites par Antoine Pintrel.
On ne lit plus Sénèque. Il a une réputation de rhéteur pédant et fastidieux, de sophiste subtil et insupportable; et l’on est convaincu que sa littérature n’est qu’un fatras inutilisable, « un ramas d’études mortes », « studiis inertibus », comme disait déjà, au rapport de Tacite, Suilius, son mortel ennemi.

Sa vie, en outre, mal connue et défigurée, inspire peu de confiance et peu de sympathie. Elle porte encore le poids des calomnies d’un délateur qu’il avait fait condamner et que recueillit cent ans plus tard Dion Cassius, la plus mauvaise langue de l’histoire. On se rappelle la mort suspecte d’Agrippine, le fameux pupitre d’or sur lequel fut écrit l’éloge de la pauvreté, les cinq cents tables de cèdre, l’immense richesse, plus de trois cents millions de sesterces, c’est-à-dire cinquante-cinq millions de notre monnaie, entassée en quatre ans de faveur; mais on oublie le grave hommage de Tacite son contemporain, le plus juste et le plus scrupuleux des historiens, qui mieux placé que nul autre pour connaître la vérité, non seulement ne l’accuse point d’avoir trempé dans l’assassinat d’Agrippine et ne lui reproche pas un faste involontaire; mais le mettant un moment sur le même rang que Petus Thraséa, un des plus hauts caractères de l’histoire romaine (Virtutem ipsam), en fait avec celui-ci et l’austère Burrhus l’un des trois chefs du « parti de la vertu » et raconte la belle et noble mort du philosophe avec un respect sous lequel on devine une admiration sévèrement contenue. Pareil témoignage d’un juge incorruptible et d’un écrivain qui pèse tous ses mots, dissipe les mauvaises légendes et emporte conviction.

Mais la vérité est souvent moins pittoresque que le mensonge; et la mémoire qui est une faculté demeurée assez puérile, ne s’intéresse et ne s’accroche qu’à ce qui brille. À bien examiner le petit nombre de documents que nous possédons, sans oublier la Consolation à Polybe et l’Apokolokyntose, évidemment regrettables, ni même l’apologie du meurtre d’Agrippine, qui ne lui est attribuée que par erreur, on se convainc que le pauvre Sénèque fut, sinon un héros sans faiblesse et sans reproches, comme on n’en voit que dans les œuvres d’imagination, tout au moins un excellent homme, plein de bonne volonté et de bonnes intentions, que le destin plongea dans le milieu le plus épouvantable que l’histoire ait connu. Il vivait au service et dans la périlleuse intimité d’une sorte de monstre inclassable, mouvant, tout-puissant et incompréhensible, qu’il avait élevé et qui n’écoutait ses avis, avec une déférence sournoise et menaçante, que pour ne les point suivre. Il était accablé malgré soi d’illicites et scandaleuses richesses qu’il ne pouvait refuser sans mortellement offenser un bienfaiteur malfaisant, ombrageux et perfide. Dans cette atmosphère d’orgie, de crime et de démence, il ne restait que deux partis à prendre : ou mourir héroïquement, tout de suite – il y songea sérieusement et n’y renonça que par piété filiale –, ou se retirer en soi-même et y entretenir secrètement la noble et pure flamme de la pensée et de la dignité humaines, en ne se mêlant aux intrigues d’une cour insensée que pour tenter d’en amortir parfois les coups les plus abominables. C’est à quoi il s’appliqua de son mieux, au risque fréquent de sa vie; et tout compte fait, l’on peut dire que bien peu d’entre les grands sages et les grands hommes de bien de ce monde, placés dans les mêmes circonstances, à moins de courir volontairement au martyre, eussent pu agir plus honnêtement qu’il ne fit.

Mais je n’entreprends pas de retracer ici la vie de Sénèque, non plus que je n’ai l’intention de parler longuement de ses écrits. Ils font partie du grand trésor des hommes et leur vertu anime encore notre conscience. Ils forment un vaste lac où s’étale une dernière fois, presque sans mélange, claire, un peu froide parce qu’elle descend des somments, salutaire, simplement, altièrement humaine, toute la sagesse antique; et si le christianisme y diffuse déjà ses premières lueurs d’amour et de pitié, il n’y déverse pas encore les flots d’une morale que trouble le reflet des récompenses et des châtiments d’un autre monde. Ils résument, ravivent et donnent une force éclatante et définitive à tout ce que l’homme isolé sous des cieux aussi vides que les nôtres et ne pouvant compter que sur soi, avait jusqu’à ce jour arraché aux meilleurs, aux plus profonds secrets de sa pensée et de son désir d’être juste, irréprochable et fier. Ils nous ont fidèlement conservé la substance de tout ce que les ravages du temps avaient anéanti; et si nous ne les possédions point, il n’y aurait point de lacune plus regrettable dans l’histoire de la pensée et de la dignité humaines.

Il y a, j’en conviens, un assez grand déchet dans son œuvre. On y rencontre des déserts où s’amoncellent les sables irritants d’une rhétorique stérile, les vains exercices de l’école, les antithèses fictives, les discussions absurdes, les arguties et les subtilités d’une dialectique qui se démène dans le vide, les grâces à la fois vieillottes et enfantines d’une éloquence verbeuse qui s’écoute parler dans le néant. Mais à mesure que les années, la sanglante expérience de la vie, les malheurs et la menace de la mort s’appesantissent sur le philosophe, il s’assagit, se simplifie, se purifie, se rapproche des petites et des grandes réalités éternelles. Vers la fin de son existence, et notamment dans ses lettres à Lucilius, qui sont l’œuvre de sa vieillesse, il a dépouillé la plupart des habitudes agaçantes du rhéteur. Ce n’est pas à dire que même en ces épîtres paternelles, ne se hérissent pas, çà et là, comme des traînées de chardons indéracinables, quelques pages à peu près illisibles. On n’échappe pas entièrement aux défauts de son siècle. Par moments, il faut bien l’avouer, il bavarde, il ressasse, il ronronne. Mais où il est bon, il est tout de suite excellent; et ici, il l’est presque toujours. On trouve peu de lectures aussi consolantes, aussi toniques que celles de ces lettres qui, comme disait déjà à la fin du XVIe siècle leur premier traducteur, le seigneur de Pressac, « forment l’âme à la prudence, à la magnanimité, à la justice, à la tempérance et tirent le cœur de l’homme à une grandeur par laquelle il est mis au-dessus de sa propre nature ».

Elles sont tombées, on ne sait pourquoi, dans une sorte d’injuste oubli; mais mériteraient d’être encore, comme elles le furent pour tant de générations disparues, le livre de chevet, le manuel indispensable, dans toutes les difficultés, dans toutes les tristesses et les déceptions d’une existence dont le fond a si peu changé. Le vieillard qui les écrivit parmi des mœurs qui ne sont plus que des souvenirs et des monuments qui ne sont même plus des débris, est demeuré tout près de nous. Sa voix résonne encore à notre oreille comme celle d’un voisin plus âgé et chargé d’expérience qui viendrait vers le soir nous parler sagement et profondément de l’amitié, de l’inconstance de la fortune, de la vanité des richesses, de la soumission aux lois de la nature, de la maladie, de la douleur, du destin, de la vieillesse et surtout de la mort; et il est bien rare qu’une inflexion trahisse que cette voix s’élève du fond d’un monde anéanti depuis près de deux mille ans, tant il a su choisir avec un discernement infaillible tout ce que le temps n’atteint point dans les pensées et dans les sentiments des hommes. Parfois il descend avec nous parmi les plus humbles mais aussi les plus fréquentes traverses quotidiennes, et devient un psychologue délicieusement paternel qui nous prodigue les conseils les plus fins, les plus justes, les plus pratiques et les plus domestiques. Mais soudain il s’élève, et aux graves problèmes qui nous tourmentent encore et nous tourmenteront jusqu’à la fin des jours, parce qu’ils forment la substance infinie et inépuisable de la vie, il propose des solutions d’une netteté, d’une sagesse, d’une ampleur, d’une énergie, d’une dignité, d’une beauté lapidaire qu’aucun moraliste n’a surpassées. On dirait à ses meilleurs moments, qu’il sculpte à même le marbre, avec les orgueilleuses onciales, avec les magnifiques mots des inscriptions romaines, les plus viriles, les plus sonores et les plus fières réponses que l’âme ait jamais faites aux dieux intérieurs qui l’interrogent. Telles de ses pages paraissent arrachées au fronton des temples, à l’attique des arcs de triomphe. La poussière et l’usure de vingt siècles n’en ont pas émoussé une arête; et bien que les générations n’aient cessé de répéter ce qu’il a dit et que les vérités introduites par lui dans notre existence nous soient devenues aussi familières que l’air que nous respirons, il semble, lorsqu’on les retrouve dans son texte, qu’on les entende pour la première fois, tant l’expression en est puissante, précise, inattendue, vivante, incorruptible.

* * *


Mais Sénèque n’est point proprement mon sujet; et je n’ai d’autre dessein que de présenter aux lettrés le plus oublié, le plus inconnu de ses traducteurs.

De celui-ci on sait au demeurant fort peu de chose, et l’on chercherait vainement son nom dans les bibliographies les plus complètes. Il fut pour ainsi dire exhumé, il y a quelque soixante-quinze ans, par les éditeurs des œuvres complètes de Sénèque publiées chez J.-J. Dubochet, Le Chevalier et Cie, sous la direction de Nisard, et n’a pas, que je sache, été réimprimé depuis.

Contrairement à ce qu’affirmaient ces éditeurs qui faisaient de Pintrel un Rémois, il ressort d’une note que veut bien me communiquer M. Joseph Place, que les Pintrel étaient originaires de Brasles, près de Châteaux-Thierry. Notre Pintrel, Antoine ou peut-être Pierre, devint Procureur du Roi au Présidial de cette ville. Mais ce qui nous intéresse surtout, c’est qu’il était parent et ami de Jean de La Fontaine, et que c’est très probablement à lui « gentilhomme de la grande Vénérie du roi », que le fabuliste vendit en 1676, moyennant la somme de onze mille livres, sa belle maison, « couverte de thuiles, seize en la rue des Cordeliers, du dit Château-Tierry, cour devant, jardin derrière », ainsi que s’exprime l’acte notarié. Il fut, au dire de l’abbé d’Olivet qui connut les derniers amis de La Fontaine, le conseiller et le guide littéraire du jeune poète qui lui communiquait ses premiers essais et dont il dirigeait les lectures. À la mort du magistrat, on trouva parmi ses papiers une traduction manuscrite des Épîtres à Lucilius. La Fontaine à qui, dans l’intimité des longues veillées provinciales, il avait sans doute plus d’une fois parlé de ce travail, le revit, le corrigea, peut-être avec l’aide de son condisciple François de Maucroix, et mit lui-même en vers toutes les citations poétiques qui s’y trouvaient. Certains de ces vers que Walckenaer découvrit et qu’il recueillit dans son édition des œuvres complètes, comptent parmi les meilleurs et les plus délicieux du fabuliste. Je ne citerai que ceux-ci :
    Couple heureux! si mes vers sont des ans respectés,
    Vos noms ne mourront point par ma muse chantés :
    Je les ferai durer tant que la destinée
    Rendra Rome soumise aux descendants d’Énée,
    Tant que ceux de son sang, par leurs honneurs divers,
    Règneront sur ces murs, ces murs sur l’univers.

    Je ne trouve d’heureux que ceux qui pensent l’être.
    O vierge! je suis fait dès longtemps aux travaux :
    Je n’en trouverai point les visages nouveaux :
    Je me suis des malheurs une image tracée;
    Et je les ai déjà vaincus par ma pensée.

    Croyez-vous qu’une voix, à prier obstinée,
    Change l’ordre des dieux et de la destinée?

    La plus belle saison fuit toujours la première;
    Puis la foule des maux amène le chagrin,
    Puis la triste vieillesse, et puis l’heure dernière
    Aux malheurs des mortels met la dernière main.

    Le jour dorait déjà le sommet des montagnes,
    Déjà les premiers traits échauffaient les campagnes,
    L’hirondelle, cherchant pâture à ses petits,
    Sortait, rentrait au nid, attentive à leurs cris.

    Les bergers ont enfin renfermé leurs troupeaux,
    La nuit couvre la terre et s’épand sur les eaux.
Et ce dernier quatrain qui a déjà tout l’éclat des plus éblouissantes strophes parnassiennes :
    Les chevaux sont couverts de housses d’écarlate,
    Où l’or semé de fleurs et de perles éclate;
    Ils ont des colliers d’or sous la gorge pendants,
    Et des mors d’or massif qui sonnent sous leurs dents.
La traduction parut en 1681, chez Claude Barbin, sans nom d’auteur. Comme elle se vendait peu, à cause de son anonymat, l’éditeur, ayant réussi à vaincre la modestie du bonhomme, enleva les anciens titres, en réimprima d’autres et annonça cette fois au public que la traduction avait été faite par feu M. Pintrel, revue et imprimée par les soins de M. de La Fontaine. Cette déclaration éveilla la curiosité et l’ouvrage eut un prompt débit.

Avant celle de Pintrel, on possédait trois remarquables traductions des Lettres à Lucilius. La première en date, aujourd’hui à peu près introuvable, Les Épistres morales de Sénèque avec ses traités du Cléandre, et la Providence divine, de la Clémence et de la Consolation de la mort, traduites par le Seigneur de Pressac, gentilhomme de la chambre du Roy, parut à Lyon, en 1598. Ce Pressac, seigneur de la Chassaigne, était le beau-frère de Montaigne.

La deuxième qui se trouve dans les Œuvre de L. Annaeus Seneca, mises en François par Matthieu de Chalvet, Conseiller du Roy en son Conseil d’estat, et Président es enquestes du Parlement de Tolose, parut en 1609, à Paris, Chez Abel Langelier, au premier pilier de la grand’salle du Palais.

La troisième est de François de Malherbe, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roy, et parut également à Paris, Chez Anthoine de Sommaville, au Palais, dans la petite salle, l’Escu de France, en 1639. Cette traduction, malheureusement inachevée, s’arrête à la quatre-vingt-onzième épître.

Rien n’est plus intéressant ni plus instructif que l’étude et la comparaison de ces traductions, auxquelles il faut joindre celle d’Antoine Pintrel qui les couronne. On y saisit mieux que nulle autre part l’évolution, le travail secret et l’esprit intime de notre langue, parce qu’au moment qu’elle se forme encore et va se fixer, on la voit longuement aux prises avec un même texte, l’un des plus admirables et des plus exigeants que nous aient laissé les anciens et qui dépasse brusquement ce qu’elle avait accoutumé d’exprimer. En général, du reste, on ne lit pas assez nos vieux traducteurs, d’Amyot à des Sacy et Perrot d’Ablancourt. Ils révèlent, à qui les pratique, des richesses à peu près inconnues, quelques-unes des meilleures pages et les ressources les plus inespérées, les plus profondes, les plus cachées de la prose française. Ils montrent l’idiome, non plus au repos, dans la liberté et le laisser-aller de l’expression plus ou moins facultative, mais en état de guerre et de conquête, obligé de tirer de son fonds le plus inexploré des armes imprévues pour lutter corps à corps avec un adversaire qui ne consent jamais à changer sa pensée ni à l’exprimer autrement qu’il ne fit. Dans ce combat, ce n’est plus les plis des robes et des manteaux d’apparat, mais le jeu de beaux membres nus, des nerfs et des muscles secrets qu’on admire.

On ne saurait, dans un simple avant-propos, forcément écourté, entreprendre cette comparaison qui ne serait intéressante et ne donnerait tous ses fruits qu’accompagnée de nombreuses et longues citations. Ceux qui seront curieux de la faire, constateront sans doute que la traduction de Malherbe l’emporte de beaucoup sur les deux qui l’ont précédée. Il est regrettable que cette œuvre posthume du grand poète normand ne soit pas plus connue et plus accessible. C’est un précieux et important monument de notre langue. Le XVIe siècle finit, le XVIIe commence; et c’est encore le parler du XVIe, mais qui déjà se fixe, s’affermit, se condense et s’épure. Il est un peu âpre parfois, un peu trop uniformément lié et embarrassé d’incidentes; mais d’une saveur saine, franche, puissante et familière. Il n’a pas l’apprêt, la tension, l’éclat métallique, la marche ramassée, les arêtes aiguës et la scintillation souvent fatigante de Sénèque. Il traduit bonnement mais opiniâtrement son modèle, presque mot à mot, sans recherche d’effets, s’attachant au sens beaucoup plus qu’à la forme, et le Sénèque qu’il nous rend ne porte plus les vêtements symétriques, durcis et comme émaillés du vieux Romain; il est infiniment plus paternel, moins théâtral, un peu plus vulgaire, mais d’autant plus humain.

Il serait souhaitable qu’après la réimpression de Pintrel, on en fit également une de cette traduction de Malherbe; ce sont en effet deux documents littéraires où l’on trouve de vivantes et très profitables leçons qu’il est bon de soustraire à l’injurieux oubli des bibliothèques.

Que dirai-je de la traduction de Pintrel qui ne serait fort inutile, puisque vous l’allez rire? Rendons d’abord à la fidélité de sa version l’hommage qui lui est dû. On y trouve quelques inexactitudes et quelques omissions; mais elles sont peu nombreuses, et le plus souvent imputables aux textes qui n’avaient pas encore subi la revision sévère à laquelle on les a soumis de nos jours. Il serre l’original de très près, mais ne paraît pas beaucoup plus soucieux que Malherbe de reproduire les traits subtils, le cliquetis des mots, la rapidité étincelante, bref, les défauts caractéristiques et d’ailleurs charmants de son auteur. Il renonce sagement à se mesurer avec lui sur ces points; car il faudrait sacrifier sans cesse la fidélité véritable, qui est le respect du sens, à la fidélité apparente, qui s’efforce de reproduire le style, la manière, dont l’appréciation est variable et fréquemment arbitraire. « L’exagération, comme le disent fort bien les éditeurs de la collection Nisard, n’est pas permise dans notre langue, même pour traduire un auteur exagéré. Sous ce rapport, l’imperfection du traducteur est une qualité dans la traduction. »

Sans tenter l’irréalisable, Pintrel se contente donc, en en altérant le moins possible la forme, de transporter dans sa langue, les pensées de Sénèque. Et cette langue est admirable. Nous voici en plein XVIIe siècle; et c’est la grande prose des plus grands jours de notre idiome. Elle est de la même coulée puissante, précieuse et souveraine que celle de Pascal, de Bossuet, de Descartes, de La Bruyère, de Saint-Evremont; mais si le métal est pareil, le son est différent. Elle possède un mouvement et un nombre qui se reconnaissent entre tous; et elle ne doit rien à ses illustres émules. Elle n’a pas l’ampleur oratoire, les vastes replis onduleux, les magnifiques élans de Bossuet; elle n’a pas la compression enfiévrée, les ellipses enflammées et les raccourcis fulgurants de Pascal; elle n’a pas davantage les longues périodes articulées et un peu arides de Descartes, ni les coupes savantes, infiniment variées et inattendues de La Bruyère; elle est d’autre part plus agreste, plus aérée, plus spontanée, moins chantournée que celle de Saint-Evremont; mais c’est bien la même langue infaillible et saine jusqu’aux moelles. On peut dire que la phrase de Pintrel est la phrase française par excellence : jeune, ardente, prompte, franche, directe, corsée, pleine et drue, bien nourrie, savoureuse comme un fruit mûr, tout en forces, tout en muscles, tout en beauté virile, solide et claire. À côté de celle de Malherbe, sa traduction fait l’effet d’une œuvre nouvelle, lavée à grande eau, débarrassée de ses scories, mise au point et définitive; et si vous voulez saisir la différence qu’il y a du français de Louis XIV à celui que nous écrivons aujourd’hui, comparez sa version avec la version, d’ailleurs excellente, de La Grange, publiée l’an III de la République, et avec celle non moins recommandable et toute récente de Baillard; et vous déplorerez ce que notre langue perd d’aisance, d’accent indéfinissable, de souplesse, d’entrain, de simplicité, de vigueur, de verdeur, d’innocence, d’audace irrépréhensible, de sève mystérieuse et d’harmonie profonde, à mesure qu’elle s’éloigne de l’heure heureuse de son apogée, où dans la plénitude de sa conscience et de sa maturité et maniée par de grands écrivains, elle fut vraiment l’égale des plus parfaites et des plus nobles langues que l’homme ait parlées sur cette terre.

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