La colère des abeilles
Qu’y a-t-il de raisonnable au fond de ces craintes traditionnelles ? L’abeille est-elle vraiment dangereuse ? Se laisse-t-elle apprivoiser ? Y a-t-il péril à s’approcher des ruches ? Faut-il fuir ou braver leur colère ? L’apiculteur a-t-il quelque secret ou quelque talisman qui le préserve des piqûres ? Voilà les questions que vous posent anxieusement tous ceux qui viennent d’installer un timide rucher et qui commencent leur apprentissage.
* * *
L’abeille, en général, n’est ni malveillante, ni agressive ; mais paraît assez capricieuse. Elle a contre certaines gens des antipathies invincibles ; elle a aussi des jours d’énervement, – par exemple à l’approche d’un orage, – où elle se montre extrêmement irritable. Elle a l’odorat très subtil et très susceptible, elle ne tolère aucun parfum et abomine par-dessus tout l’odeur de la sueur humaine et de l’alcool. Elle ne s’apprivoise pas, au sens propre du mot, mais tandis que les ruches qu’on ne visite jamais deviennent hargneuses et méfiantes, celles qu’on entoure de soins quotidiens s’accoutument aisément à la présence discrète et prudente de l’homme. Enfin, il existe, pour manier presque impunément les abeilles, un certain nombre de petits expédients, variables selon les circonstances, que la pratique seule peut enseigner. Mais il est temps de révéler le grand secret de leurs colères.
L’abeille, au fond si pacifique, si longanime, qui ne pique jamais (à moins qu’on ne l’écrase) quand elle butine parmi les fleurs, une fois rentrée chez elle, dans son royaume aux monuments de cire, garde ce caractère bénin et tolérant, ou devient violente et mortellement dangereuse, selon que sa ville maternelle est opulente ou pauvre. Ici encore, comme il arrive souvent quand on étudie les moeurs de ce petit peuple ardent et mystérieux, les prévisions de la logique humaine sont entièrement déroutées. Il serait naturel que les abeilles défendissent avec acharnement une cité débordante de trésors si péniblement amassés, une cité comme on en rencontre dans les bons ruchers, où le nectar, ne trouvant plus place dans les alvéoles sans nombre qui représentent des milliers de barriques empilées des caves aux greniers, ruisselle en stalactites d’or le long des murailles bruissantes et envoie au loin dans la campagne, comme une réponse heureuse aux parfums éphémères des calices qui s’ouvrent, le parfum plus durable du miel où vit le souvenir des calices que le temps a fermés. Or il n’en est rien. Plus leur demeure est riche, moins elles montrent d’ardeur à combattre autour d’elle. Ouvrez ou renversez une ruche opulente : si vous avez eu soin d’écarter à l’aide d’une bouffée de tabac les sentinelles de l’entrée, il sera extrêmement rare que les autres abeilles songent à vous disputer le liquide butin conquis sur les sourires et sur toutes les grâces des beaux mois azurés. Faites-en l’expérience, je vous promets l’impunité si vous ne touchez qu’aux ruches les plus lourdes. Vous les retournerez et vous les viderez comme de vibrantes mais inoffensives amphores. Qu’est-ce à dire ? Les âpres amazones ont-elles perdu courage ? – l’abondance les a-t-elle amollies, et, à l’exemple des habitants trop fortunés des villes luxueuses, se sont-elles déchargées des devoirs périlleux sur les malheureux mercenaires qui veillent près des portes ?
Non ; on ne remarque point que le plus grand bonheur énerve leur vertu. Au contraire ; plus la république est prospère, plus les lois y sont dures et sévèrement appliquées, et l’ouvrière d’une ruche où le superflu s’accumule travaille avec bien plus d’ardeur que celle d’une ruche indigente. Il y a d’autres raisons que nous ne pénétrons pas entièrement, mais qui sont vraisemblables pour peu qu’on tienne compte de l’interprétation effarée que la pauvre abeille doit donner à nos gestes monstrueux. En voyant tout à coup son immense demeure soulevée, culbutée, entr’ouverte, elle s’imagine probablement qu’il s’agit d’une catastrophe inévitable et naturelle contre laquelle il serait insensé de lutter. Elle ne résiste plus, mais elle ne fuit pas. Ayant admis la ruine, il semble que déjà elle voie dans son instinct la demeure future, qu’elle espère rebâtir avec les matériaux arrachés à la ville éventrée. Elle laisse le présent sans défense pour sauver l’avenir. Ou bien, est-ce que, peut-être, comme le chien de la fable, « le chien qui porte au cou le dîner de son maître », constatant que tout est perdu sans retour, elle aime mieux périr en prenant sa part du pillage et passer de la vie à la mort dans une orgie unique et prodigieuse ? Nous ne savons au juste. Comment sonderions-nous les mobiles de l’abeille, alors que ceux des plus simples actions de nos frères nous sont inaccessibles ?
Toujours est-il qu’à chaque grande épreuve de la cité, à chaque trouble qui leur paraît avoir un caractère inéluctable, dès que l’affolement s’est propagé de proche en proche parmi le peuple noir et frémissant, les abeilles se précipitent sur les rayons, arrachent violemment les couvercles sacrés des provisions d’hiver, basculent la tête la première dans les cuves odorantes, y plongent tout entières, y aspirent longuement le chaste vin des fleurs, s’en gorgent, s’en enivrent jusqu’à ce que leurs ventres cerclés d’anneaux de bronze s’allongent et se distendent comme des outres étranglées. Or l’abeille gonflée de miel ne peut plus courber l’abdomen selon l’angle requis pour tirer l’aiguillon. Elles deviennent dès lors mécaniquement, pour ainsi dire, inoffensives. On s’imagine en général que l’apiculteur use de l’enfumoir pour étourdir, asphyxier à demi les belliqueuses trésorières de l’azur, et s’introduire ainsi, à la faveur d’un sommeil sans défense, dans le palais des innombrables amazones endormies. C’est une erreur ; la fumée sert d’abord à refouler les gardiennes du seuil, toujours sur le qui-vive et extrêmement belliqueuses : puis deux ou trois bouffées vont semer la panique parmi les ouvrières ; la panique provoque la mystérieuse orgie, et l’orgie l’impuissance. Ainsi s’explique que l’on peut, les bras nus et le visage découvert, ouvrir les plus populeuses ruchées, en examiner les rayons, secouer les abeilles, les répandre à ses pieds, les amonceler, les transvaser comme des grains de blé et récolter tranquillement le miel, au milieu de l’assourdissante nuée des ouvrières dépossédées, sans avoir à subir une seule piqûre.
Mais malheur à qui touche aux ruches pauvres ! Éloignez-vous des habitacles de misère ! Ici, la fumée n’a plus aucun prestige, et à peine aurez-vous envoyé les premières bouffées que vingt mille démons aigus et frénétiques jailliront de l’enceinte, accableront vos mains, étourdiront vos yeux, noirciront votre face. Nul être vivant, excepté l’ours, dit-on, et le « sphinx Atropos », ne résiste à la rage des légions acérées. Surtout ne luttez pas, la fureur gagnerait les colonies voisines ; et l’odeur du venin répandu affolerait toutes les républiques d’alentour. Il n’est d’autre salut que dans une prompte fuite à travers les buissons. L’abeille est moins rancunière, moins implacable que la guêpe et poursuit rarement l’ennemi. Si la fuite est impossible, l’immobilité absolue pourrait seule la calmer ou lui donner le change. Elle redoute et attaque tout mouvement trop brusque, mais pardonne aussitôt à ce qui ne bouge plus.
Les ruches pauvres vivent, ou plutôt meurent au jour le jour, et c’est parce qu’elles n’ont pas de miel en leurs celliers que la fumée n’a point d’action sur les abeilles. Ne pouvant se gorger comme leurs soeurs des tribus plus heureuses, les possibilités d’une cité future n’égarent pas leur ardeur. Elles ne pensent qu’à périr sur le seuil profané et, maigres, efflanquées, agiles, effrénées, le défendent avec un héroïsme, un acharnement inouïs. Aussi l’apiculteur prudent ne déplace-t-il jamais les ruches indigentes sans avoir fait un sacrifice préalable aux Euménides affamées. Il leur offre un gâteau de miel. Elles accourent, puis, la fumée aidant, elles s’enflent et s’enivrent, – et les voilà réduites à l’impuissance comme les riches bourgeoises des cellules plantureuses.
Il y aurait encore beaucoup à dire sur la colère des abeilles et sur leurs antipathies singulières. Ces antipathies sont souvent si étranges qu’on les attribua longtemps, qu’on les attribue encore, parmi les paysans, à des causes morales, à des intuitions mystiques et profondes. On est convaincu, par exemple, que les virginales vendangeuses ne peuvent supporter l’approche de l’impudique, surtout de l’adultère. Il serait surprenant que le plus raisonnable des êtres qui vivent avec nous sur ce globe incompréhensible attachassent tant d’importance à un péché souvent fort innocent. Au fond, elles n’en ont cure ; mais elles, dont la vie est bercée tout entière au souffle nuptial et somptueux des fleurs, ont horreur des parfums que nous dérobons à celles-ci.
Faut-il croire que la chasteté répand moins de parfums que l’amour ? Est-ce là l’origine de la rancune des jalouses abeilles et de l’austère légende qui venge des vertus aussi jalouses qu’elles ? Quoi qu’il en soit, elle est à classer, cette légende, au nombre de tant d’autres qui croient faire grand honneur aux phénomènes de la nature en leur prêtant des sentiments humains. Il conviendrait au contraire de mêler le moins possible notre psychologie humaine à tout ce que nous ne comprenons pas facilement ; il conviendrait de ne chercher nos explications qu’en dehors, en de ça ou au delà de l’homme ; car c’est probablement là que se trouvent les révélations décisives que nous attendons encore.