Comment se choisir un guide

Sénèque

« Quelle est donc, Lucilius, cette maligne influence qui nous détourne de ce que nous cherchons, et nous pousse vers ce que nous fuyons ; qui, toujours aux prises avec notre âme, n'y souffre point de volonté fixe ? Nous flottons entre mille projets divers, nous ne savons rien vouloir librement, rien d'une manière absolue et immuable. – C'est la folie ; dites-vous, qui ne s'arrête à rien, à qui rien ne plaît longtemps. – Mais quand, et comment nous en affranchir ? Personne n'est par soi-même assez fort pour y réussir ; il faut que quelque autre nous tende la main, nous tire de l'abîme. Épicure parle de plusieurs personnages qui, sans aucune aide, sont parvenus à la sagesse, et il se cite, entre autres, comme s'étant lui-même frayé la voie. Il donne les plus grands éloges à ces esprits vigoureux qui ne reçurent d'élan que d'eux-mêmes, qui d'eux-mêmes se sont produits. D'autres, selon lui, ont besoin d'aide ; ce sont des hommes incapables de marcher, si personne n'est là pour leur montrer la route, mais excellents pour suivre ; et, parmi eux, il nomme Métrodore. Ce sont encore des esprits distingués, mais ils n'occupent que le second rang. Quant à nous deux, nous n'appartenons pas à la première catégorie ; que dis-je ? on nous traiterait avec faveur en nous admettant dans la seconde. Et qu'on se garde de mépriser celui qui peut être sauvé avec le secours d'autrui ; car c'est déjà beaucoup que de vouloir être sauvé. Vient ensuite une autre espèce d'hommes qui n'est pas non plus à dédaigner, ceux qui, pour faire le bien, ont besoin d’y être poussés et contraints ; à qui il faut non seulement un guide, mais même un aide ; et, si je puis m'exprimer ainsi, un tyran. C'est là le troisième degré. Si vous en voulez un exemple, Épicure nous fournit celui d'Hermarchus ; et s'il félicite davantage Métrodore, il admire davantage Hermarchus. Quoique tous deux soient parvenus au même but, il est plus glorieux de réussir dans un sujet plus rebelle. Supposons deux édifices pareils en tout, égaux en hauteur et en magnificence ; l'un, établi sur un sol ferme, s'est élevé promptement ; l'autre a de vastes fondations assises au milieu d'un terrain mou et fangeux, et il a fallu s'épuiser en efforts pour arriver jusqu'au roc. Le travail de l'architecte se montre à découvert dans le premier; dans le second, les ouvrages les plus considérables et les plus difficiles sont cachés sous terre. Ainsi certains caractères sont faciles et accessibles à la perfection ; d'autres, au contraire, ont besoin d'être façonnés et exigent qu'on les remanie jusque dans leurs fondements. Je regarde donc comme plus heureux l'homme qui n'a aucune lutte à soutenir contre lui-même ; et comme ayant mieux mérité de lui-même, celui qui a vaincu ses mauvais penchants et a traîné son âme plutôt qu'il ne l'a conduite dans la voie de la sagesse. Ce naturel revêche et difficile est tout à fait le nôtre, Lucilius ; nous avons à lutter contre de grands obstacles. Il faut donc combattre et invoquer le secours d'autrui.

Mais à qui s'adresser ? me direz-vous ; est-ce à celui-ci ou à celui-là ? – Retournez aux anciens, qui toujours sont disponibles, aussi bien que les vivants, ceux qui ne sont plus peuvent nous être en aide. Mais, parmi les vivants, gardons-nous de choisir ceux qui entassent précipitamment paroles sur paroles, qui ressassent des lieux communs, qui rassemblent à plaisir un auditoire autour d'eux. Attachez-vous à ceux dont la vie est un enseignement ; qui, après avoir dit ce qu'il faut faire, le prouvent par leurs actions ; qui enseignent ce qu'il faut fuir et ne sont jamais surpris dans les fautes qu'ils ont recommandé d'éviter. Prenez un guide qui gagne plus encore à être vu qu'à être entendu. Ce n'est pas que je veuille vous interdire d'écouter ceux qui professent en public ; pourvu toutefois qu'ils se soient placés au milieu de la foule pour devenir meilleurs et rendre les autres meilleurs, et non pour chercher la célébrité. Quoi de plus misérable, en effet, que la philosophie cherchant les acclamations ? Le malade loue-t-il le médecin qui l'ampute ? Taisez-vous, écoutez, et soumettez-vous au traitement, voilà ce que je vous demande ; et si des cris doivent vous échapper, tout ce que j'en veux entendre, c'est la plainte que vous arrachera le froissement de vos vices. Voulez-vous témoigner par vos acclamations que vous êtes attentif et que vous êtes ému de la grandeur des objets ? A la bonne heure ! Mais, dites-vous, pourquoi nous défendre de juger et d'applaudir le mérite ? Les disciples de Pythagore étaient obligés à cinq années de silence ; pensez-vous donc qu'avec le droit de parler ils obtenaient celui de louer ? Quelle folie n'est-ce pas d'ailleurs que de se réjouir d'être reconduit par les acclamations d'une multitude ignorante ? Le beau triomphe d'être loué par des gens que vous ne pouvez louer vous-même ! Fabianus discourait en public ; mais on l'écoutait avec calme. Quelquefois un cri d'admiration universelle s'élevait, mais provoqué par la grandeur des idées et non par l'effet d'une période bien conduite et agréablement terminée. Qu'une différence existe au moins entre les applaudissements du théâtre et ceux de l'école ! La louange aussi a sa licence. Pour qui sait observer, tout dans la nature a un indice ; de même dans l'ordre moral le plus petit fait a un sens, une signification. La démarche, le geste, quelquefois une simple réponse, un doigt porté à la tête, un coup d'oeil trahissent un débauché ; le rire, un méchant ; le fou se révèle à son air et à sa contenance. En effet, chaque vice a un caractère distinctif. A ses éloges, vous savez quel est un homme. Voyez ce philosophe au milieu de son auditoire : mille mains de toutes parts sont tendues vers lui, et la foule en extase s'élève au-dessus de sa tête. Pour qui a du sens ce n'est pas un panégyrique, c'est une oraison funèbre. Laissons ces clameurs aux arts qui ont pour but de plaire à la multitude ; la philosophie ne doit prétendre qu'aux hommages. Permettons aux jeunes gens de céder parfois à l'enthousiasme de leur âge, mais seulement lorsque, emportés par un mouvement irrésistible, ils ne seront plus maîtres de se commander le silence. Un tel éloge, en même temps qu'il stimule ces jeunes gens, devient en quelque sorte un encouragement pour l'auditoire même. Mais que les pensées et non l'arrangement des mots les émeuvent ; car l'éloquence leur est un poison, quand elle les passionne pour elle, et non pour la vérité. J'en reste là pour le présent. Ce ne serait pas trop d'un traité spécial pour enseigner l'art de disserter devant le peuple, pour montrer ce qu'on peut lui permettre vis-à-vis de soi ou se permettre vis-à-vis de lui ; car, bien qu'en se prostituant la philosophie se soit fait tort, elle n'en pourra pas moins briller dans son sanctuaire, lorsque l'enseignement sera un sacerdoce, et non un ignoble courtage. »

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Il s'agit du texte d'une introduction à une édition des Lettres à Lucilius, traduites par Antoine Pintrel.

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