Santé biologique et santé humaine

René Dubos
La santé parfaite, recherchée par bien des gens, est un mirage aux yeux de René Dubos. Nos projets et nos rêves rendent souhaitables certains états de l'âme et du corps qui,pour d'autres, sont des malheurs. Les humains en arrivent parfois à considérer certains signes de maladie comme un avantage. C'est Balzac qui disait: «Six semaines de fièvre font presque une éternité. Les heures sont alors comme des jours ... les nuits ne sont pas perdues». Et Sartre: «Pourquoi c'est fait la santé? ... il vaut mieux écrire une chose qui est longue, serrée, importante pour soi, que d'être très bien portant».
De l'animal à l'homme

Un animal affaibli par la vieillesse ou par la maladie a peu de chance de survivre dans la nature. Il est en général abandonné par son groupe et devient rapidement victime de prédateurs ou d'intempéries. Du point de vue biologique, la santé peut se définir comme un état de bonne adaptation aux conditions du milieu ambiant et de résistance aux dangers qu'il présente. La santé biologique implique de plus que l'animal en question doit être dans un état favorable à son développement ultérieur ainsi qu'à celui de ses descendants. Par exemple, la femelle doit accumuler certaines réserves physiologiques avant la période de fécondation, et doit avoir un comportement adapté à l'élevage de ses jeunes. L'avenir, tant de l'individu que de l'espèce, est un des facteurs essentiels de la santé biologique.

Les mécanismes d'adaptation au présent et à l'avenir sont inscrits dans le code génétique de chaque espèce animale.

Ces mécanismes sont suffisants pour maintenir en bon état de santé les animaux qui continuent à vivre dans des conditions semblables à celles qui amenèrent le développement de leur espèce. Du point de vue purement biologique, la santé est une des conséquences de l'évolution créatrice.

Dans l'espèce humaine aussi, santé et maladie correspondent à la mesure de succès ou d'échec qu'éprouve une personne quand son organisme essaie de répondre adéquatement aux conditions de son milieu ambiant. Mais les rapports entre les humains et leurs environnements mettent toujours en jeu, en plus des forces biologiques, des forces socio-culturelles qui n'ont pas joué dans l'évolution darwinienne et n'ont donc pas eu d'effet sur la structure du code génétique.

Le rôle de ces facteurs qui n'ont pas d'explication biologique évidente peut se reconnaître dès l'âge de pierre chez des néanderthaliens datant de quelque 50,000 années. Certains de ces hommes primitifs, que l'arthritisme ou un accident avait rendus infirmes dans leur jeune âge, et qui ne pouvaient pas se nourrir ou se défendre eux-mêmes, ont néanmoins survécu jusqu'à un âge avancé. Il est donc à peu près certain qu'ils avaient été pris en charge par leur groupe, alors qu'ils auraient été abandonnés et n'auraient pas pu survivre dans une société animale. Une des caractéristiques de l'humanité est que l'action des déterminants biologiques de la santé et de la maladie est presque toujours modifiée par des valeurs socio-culturelles.

Bien entendu, les humains possèdent, tout comme les animaux, un code génétique qui détermine des réponses adaptatives aux conditions du présent et de l'avenir. Mais ce dynamisme génétique ne suffit presque jamais à assurer une adaptation parfaite aux circonstances de la vie humaine, en particulier dans les sociétés modernes. La raison en est que les humains aiment l'aventure et tendent à s'exposer à des conditions fort différentes de celles dans lesquelles l'Homo sapiens acquit son identité biologique et donc sa constitution génétique. Cette constitution n'a guère changé depuis l'âge de pierre et en conséquence, la plupart des humains vivent maintenant dans des conditions auxquelles ils ne sont pas biologiquement adaptés. Ils essaient de remplacer l'adaptation biologique par d'innombrables adaptations sociales, mais comme celles-ci sont rarement parfaites, la santé idéale reste un mirage.

C'est pour cela aussi que chaque civilisation a été caractérisée par certains types de maladies et certains critères de santé. La Bible, histoire d'un peuple pastoral, ne fait aucune allusion à la tuberculose, alors que cette maladie est très en évidence dans les écrits des anciennes sociétés urbaines, par exemple en Grèce, à Rome, aux Indes. L'idéal du développement biologique aussi peut changer d'une génération à la suivante. Les jeunes Japonais d'avant 1940 se différenciaient des jeunes Caucasiens par leur petite taille et leur comportement, mais les jeunes Japonais d'après guerre ont maintenant acquis certains traits qui les rendent très semblables aux jeunes Américains et Européens. De même, les «sabras» nés dans les kibbutzim d'Israël sont fort différents du point de vue biologique et social de leurs parents élevés avant la guerre dans les ghettos d'Europe ou d'Afrique. Reste à savoir si les nouveaux critères de santé des Japonais et Israélites de notre époque, qui leur permettent d'atteindre une plus grande taille que celle de leurs aïeux, leur assureront aussi une vie plus longue, plus heureuse et plus créatrice.

La prodigieuse diversité des occupations et aspirations humaines rend extrêmement difficile la réalisation du mens sana in corpore sano, cet idéal de la santé préconisé par les auteurs classiques; même sa définition nous échappe. Le genre de santé physique et mentale dont a besoin une jeune femme juive européenne qui émigre vers un kibbutz isolé d'Israël est très différent de ce qui est nécessaire à une autre jeune juive du même âge, mais qui aspire au succès mondain ou veut devenir modèle dans une maison de couture à Paris. Le mot santé ne veut pas dire la même chose non plus pour le paysan d'une petite ferme européenne, un pilote d'avion de chasse, un conducteur d'autobus à New York, un chanteur de boîte de nuit ou un moine d'un ordre contemplatif.

Les critères de la santé sont ainsi beaucoup plus complexes dans la vie humaine qu'ils ne le sont dans la vie animale parce qu'ils comprennent non seulement des déterminants biologiques mais aussi des considérations sociales et des choix personnels qui transcendent les nécessités biologiques.

En fait, les humains sont souvent plus préoccupés de leurs projets et de leur rêves qu'ils ne le sont de leur état physique, à tel point qu'ils en arrivent parfois à considérer certains signes de maladie comme un avantage. C'est Balzac qui disait: «Six semaines de fièvre font presque une éternité. Les heures sont alors comme des jours ... les nuits ne sont pas perdues». Et Sartre: «Pourquoi c'est fait la santé? ... il vaut mieux écrire une chose qui est longue, serrée, importante pour soi, que d'être très bien portant».

Pour les humains, la santé est donc un état physique et mental aussi libre que possible de souffrances mais surtout, qui leur permet de se consacrer aussi longtemps et aussi efficacement que possible aux projets qu'ils s'imposent ou à ceux dont ils acceptent la responsabilité.

Médecine et qualité de la vie

Sur la base de ces observations, j'essaierai maintenant de définir le rôle que peut jouer la médecine dans la qualité de la vie. C'est là un sujet d'importance à l'heure actuelle; car, alors qu'on critique beaucoup les méfaits de la médecine moderne, on a aussi tendance à lui reprocher de ne pas suffisamment aider le public à pratiquer avec succès l'art de la vie. Il me semble utile d'insister ici sur le fait que les connaissances scientifiques ne donnent pas d'autorité aux professions médicales en ce qui concerne la qualité de la vie. Le médecin le plus savant et le plus expérimenté n'a pas de qualification spéciale, en tant que médecin, pour enseigner l'art de la vie. S'il peut jouer ce rôle, c'est plutôt en vertu de ses qualités humaines que grâce à ses connaissances techniques.

Certains des facteurs qui contribuent à la qualité de la vie se retrouvent chez tous les humains; ils sont inscrits dans le code génétique de l'espèce et n'ont probablement guère changé depuis l'âge de pierre. Nous pouvons tous tirer de profondes satisfactions des activités de la vie journalière: manger, boire, et aimer; participer à la vie sociale comme acteur ou spectateur, jouir des beautés de la nature ou simplement rêver. Aujourd'hui comme hier, les jeunes gens sont affamés de vie émotive et sexuelle; les vieillards cherchent le confort et le calme; les personnes de tout âge retirent satisfaction du fait même d'être vivant.

L'expression «joie de vivre» symbolise ces aspects de la qualité de la vie qui dépendent de l'harmonieuse ordonnance des fonctions de l'animal humain et qui ont un déterminisme biologique. L'équivalent de la joie de vivre se reconnaît facilement chez les animaux, par exemple quand un chat s'allonge près du feu ou quand un poulain gambade dans une prairie printanière. La médecine peut contribuer à la joie de vivre, conçue dans ce sens biologique, en faisant le nécessaire pour que l'organisme humain soit en bonne forme.

Mais comme j'y ai insisté plus haut, il y a d'autres aspects de la qualité de la vie qui transcendent la joie de vivre biologique et qui ont un déterminisme culturel et personnel. Comme ces aspects varient d'un groupe social à l'autre et même de personne à personne, le phénomène santé implique presque toujours des jugements de valeur très subjectifs. Les professions médicales ne peuvent pas définir les valeurs, mais elles peuvent aider les humains à les actualiser.

La santé accorde d'abord et avant tout aux humains le pouvoir de faire de leur vie ce qu'ils veulent en faire, et aussi de façonner leur personne physique et morale. La maladie, au contraire, implique en général la perte complète ou partielle de cette liberté. Même quand la médecine ne peut pas guérir la maladie, elle peut souvent contribuer à la qualité de la vie en rendant au malade le pouvoir qu'il avait perdu de choisir et d'agir. Le mérite d'un médicament ou d'une opération n'est pas nécessairement de guérir la maladie; il consiste souvent à diminuer la souffrance, faciliter le mouvement, prolonger un peu la vie de telle façon que le malade retrouve le pouvoir, et donc la liberté, d'atteindre les buts qu'il s'était donnés.

La qualité de la vie dépend aussi de l'état de la santé publique, c'est-à-dire des facteurs qui affectent tout le groupe social. Mais même dans ce sens public, le mot santé implique des jugements de valeur qui transcendent les critères médicaux. Par exemple, il se peut que le public préfère la prospérité économique à la qualité et au charme de l'environnement. Il est naturellement du rôle des professions médicales de mettre en relief les dangers de la pollution; il leur appartient aussi de signaler que l'appauvrissement émotionnel est presque inévitable quand les humains n'ont plus l'occasion d'entendre le chant des oiseaux, de sentir le parfum des fleurs, d'admirer la nature. Mais rien dans leur formation scientifique ne donne aux professions médicales l'autorité de choisir pour la société ce que devraient être ses institutions et ses modes de vie.

Ainsi, il ne faut pas attendre de la médecine qu'elle puisse déterminer par elle-même la qualité de la vie. Elle ne peut qu'aider les humains à établir l'état de santé qui leur permet de cultiver l'art de la vie mais à leur façon personnelle. Ceci comprend d'une part le pouvoir de ressentir les satisfactions biologiques de la joie de vivre et, d'autre part, le droit pour chaque personne de faire ce qu'elle veut faire et devenir ce qu'elle veut devenir, en vertu de valeurs personnelles et culturelles qui transcendent le jugement médical.

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