Quelques idées de Renan

Remy de Gourmont
La pensée des grands esprits, comme la nature, se prête à de multiples interprétations. C’est que le monde se reflète en eux bien plus nettement que dans les intelligences ordinaires. Avec une ingénuité parfaite, ils accueillent toutes les antilogies, sans en avoir honte ni peur, certains que la conciliation se fera, nécessairement, au fond de leur conscience. Pour eux tout est vrai, en ce sens que l’être est la seule vérité, que le fait d’exister équivaut à exister légitimement. C’est Spinoza qui a enseigné cela aux hommes; Renan, son meilleur disciple, les a confirmés dans cette idée salutaire.

Un tel état intellectuel a un inconvénient pratique, celui d’incliner l’esprit à des critiques ou à des approbations simultanées dont les hommes, qui sont malins, aperçoivent aussitôt la contradiction apparente.

C’est ce qui est arrivé pour M. Renan. Des personnes distinguées par leur savoir et leur logique admirent difficilement qu’un séminariste, ayant quitté l’Église, demeurât attaché à l’Église; qu’un négateur de la divinité du Christ conservât de la tendresse pour la doctrine évangélique; qu’un athée avouât des sentiments monarchistes; qu’un libre-penseur, en un mot, ne fût pas un parfait démocrate.

Lui-même l’a reconnu : « La tentation est grande, pour le prêtre qui abandonne l’Église, de se faire démocrate; il retrouve ainsi l’absolu qu’il a quitté, des confrères, des amis; il ne fait en réalité que changer de secte. »

Mais Renan n’était pas sectaire, et il ne cherchait pas l’absolu.

Son goût allait aux vérités partielles et non à la vérité unique, cette chimère qui n’attire que les esprits simples. Il n’était pas simple; il était même très complexe, étant doué de jugement. Quand un homme a du jugement, il n’apprécie pas toutes les valeurs selon le même étalon; il se sert d’autant de mesures qu’il y a des choses à mesurer; il n’accepte pas les moyennes, méprise la statistique et ne goût l’analogie que comme fleur de style.

Si M. Renan ne put jamais bien voir le rapport que quelques-uns de ses amis établissaient entre l’athéisme et la démocratie, c’est qu’il pesait ces deux opinions avec des poids différents, quoique nécessairement du même système, celui de la raison. Il ne croyait pas que l’on pût évaluer la valeur d’une poignée de diamants avec une bascule foraine.

Comme Spinoza avait l’esprit géométrique, il avait l’esprit de finesse, qui est l’esprit de discernement et d’analyse. Cela lui servit en politique et en morale, aussi bien qu’en philologie. Il ne fut jamais dupe de rien, même des préjugés qu’il avait gardés et qu’il estimait à un prix modeste, tout en leur restant fidèle. Il dit, après avoir expliqué que sa vie fut volontairement sévère : « Plus tard, je vis bien la vanité de cette vertu comme de toutes les autres; je reconnus, en particulier, que la nature ne tient pas du tout à ce que l’homme soit chaste. Je n’en persistai pas moins, par convenance, dans la vie que j’avais choisie. »

Je pense que Renan, sous des airs fuyants, fut toujours d’une grande sincérité et, sous des airs souriants, très grave. À la fin de sa vie, il apparut trop souvent en une attitude trop joviale; mais il ne faut pas juger les hommes d’après leurs années de vieillesse, et d’ailleurs l’image de Renan, telle que nous la donnaient alors les journaux, semble fort corrompue. Les journalistes de profession sont enclins à prendre pour de la bonhomie ce qui n’est que du mépris.

Ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse ont une tournure peut-être un peu apologétique. Il a visiblement le dessein de donner à la postérité une bonne opinion de lui-même; mais c’est que, à la différence de Rousseau, il s’estimait : preuve de force. L’humilité de Pascal est orgueilleuse. N’avoir point d’orgueil, quand on a du génie, ce serait manquer de jugement, c’est-à-dire n’avoir pas de génie, ce qui est impossible. Renan a donc une claire conscience de la valeur de son œuvre, mais il en parle simplement comme d’un fait, non comme d’un miracle. Il n’y a pas de vanité.

Il y a dans ces Souvenirs un passage curieux où il prétend n’avoir jamais fait semblant d’estimer la littérature que pour complaire à Sainte-Beuve: « Depuis qu’il est mort, je n’y tiens plus, je vois très bien que le talent n’a de valeur que parce que le monde est enfantin. Si le public avait la tête assez forte, il se contenterait de la vérité. » Cette phrase, à mon avis, et quoiqu’elle contienne peut-être une vérité obscure ou lointaine, n’est, elle-même, que de la littérature. C’est le dédain pour le pouvoir d’un homme qui le tient et ne le lâchera pas volontairement. M. Renan, comme M. Thiers, eût été fort vexé si on avait accepté sa démission de grand écrivain. Pascal, lui aussi, feignait de mépriser le style, et on a vu dans ses papiers qu’il s’en occupait presque autant que de religion.

Ce qui est vrai, sans doute, c’est que Renan ne considéra jamais la littérature comme un genre à part, distinct de la pensée ou de l’érudition. Mais il n’est presque aucun de ses écrits qui n’ait, en dehors du sujet, une valeur littéraire. Cette valeur tient-elle à la qualité du style ou à la qualité de la pensée? M. Brunetière sépare rigoureusement Renan écrivain de Renan penseur, érudit, philologue ou historien; l’estimant, à l’excès peut-être, sous sa forme littéraire, il le déprécie à l’extrême sous toutes les autres. Ce partage m’est difficile : je crois fermement que Renan a bien écrit parce qu’il a bien pensé, et que, si sa pensée avait été vulgaire, la grâce extérieure d’un style aimable n’eût pas sauvé son œuvre de l’indifférence où tombent si rapidement les livres de pure littérature. Il a eu le bonheur d’être assez riche pour donner de belles robes à ses idées, et ses idées en ont profité pour faire leur chemin dans le monde. Leur fortune sans cela eût été moins rapide et sans doute plus discrète; elle n’en eût pas moins été certaine.

D’ailleurs, et c’est une tendance des esprits simples, qui n’est pas toujours fâcheuse, les hommes sont porté à attribuer toutes les qualités à qui en possède une seule à un degré éminent. Il n’y a pas pour le peuple le grand philosophe, le grand savant, il y a le grand homme. Or, le jugement de la foule, de tout temps, mais aujourd’hui surtout, a eu sa répercussion sur le jugement de l’élite : de sorte que l’on ne sait plus très bien si Renan est un grand penseur parce qu’il est un grand écrivain, ou l’inverse. Cela s’emmêle. Cette remarque s’applique merveilleusement aussi à Pascal ou à Descartes. Il y a des esprits analytiques qui ne sont pas bien sûrs que, si on en rejette les idées, le Discours de la méthode soit un des chefs-d’œuvre de la langue française. Ils ont raison de s’inquiéter de cela : le fond et la forme sont inséparables, et l’on ne peut admirer l’un sans admirer l’autre en même temps.

La distinction du style et de la pensée finit par être malsaine; on dirait presque corruptrice. Elle propage le préjugé de la littérature et habitue les jeunes gens à adorer des idoles. La littérature sans la pensée, qu’est-ce que cela? Quelque chose de pareil à ces fausse bibliothèques que l’on arrangeait autrefois, par amour de la symétrie : des dos de livres en ronde-bosse sur un panneau de bois!

Renan nous conseille plus de sincérité. Il nous conseille aussi le doute, mais c’est pour mieux nous conduire à la sagesse. Il nous apprend à dissocier nos idées, pour avoir ensuite le courage ou de les abandonner tout entières, ou d’en garder les morceaux utiles. Il n’était pas de ceux qui, voyant un ver dans un fruit, le jettent pour en prendre un autre. Prudent et avisé, et sachant que les fruits intacts sont rares, en certains pays, il enlève la bête et son nid, mange le reste. Les idées et les fruits gâtés ont des parties délicieuses.

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