À propos de la déprofessionnalisation

Edgar Morin
Voici le texte de la conférence que prononça Edgar Morin au terme d'un colloque sur la déprofessionalisation organisé par la revue Critère à Montréal en 1979.
En me proposant la conférence de clôture, les organisateurs de ce colloque ont manifesté un sens remarquable de l'humour puisqu'ils me demandaient ni plus ni moins de faire la synthèse d'une série de conférences réparties en seize séances simultanées. Mais j'ai compris que cet humour se doublait d'une grande sagesse, car les membres de la revue Critère savent qu'on ne peut faire la synthèse que de ce que l'on ne connaît pas. Et puis, je me suis rendu compte qu'il y avait aussi une logique profonde: en effet, un colloque sur la déprofessionnalisation ne peut se terminer que par une dé-synthèse. Et cette même logique explique aussi, sans doute, qu'ils aient choisi l'antisociologue que je suis. Enfin, les organisateurs de ce colloque ont aussi fait, en un certain sens, un acte de foi et de déprofessionnalisation puisqu'ils savaient fort bien que je n'avais aucune compétence en la matière qui est traitée.

Maintenant, pour ce qui est des problèmes qui nous préoccupent, je crois qu'ils ne doivent pas seulement être circonscrits et posés en termes clairs et distincts, mais aussi immergés et enracinés dans leur contexte social, historique et anthropologique. Et justement, la qualité remarquable de ce colloque est de ne pas enfermer la question de la professionnalisation ou de la déprofessionnalisation dans un secteur clos, technique et juridique, mais de l'immerger profondément dans une problématique sociale, anthropologique et même biologique.

En respectant cette optique, j'aimerais essayer de dégager les principaux problèmes concernant la déprofessionnalisation. Je vais d'abord examiner la question d'un prétendu modèle biologique et celle de la hiérarchie. Ensuite, je regarderai, dans son principe et son actualité, la question sociale que pose cette idée de déprofessionnalisation. Enfin, je conclurai avec des questions de méthode et d'angle de vue, questions nécessaires pour aborder la complexité de tels problèmes.

Le modèle biologique

Tout d'abord, la question d'un prétendu modèle biologique. Il est bien certain - et je crois que toutes les conférences faites durant ce colloque l'ont indiqué à leur façon - que l'organisation du travail en nos sociétés contemporaines comporte des idées de spécialisation et de hiérarchie. Ce sont ces idées qu'on interroge, en fait, lorsqu'on s'intéresse au phénomène de la professionnalisation. Et ces idées nous renvoient à leur tour au problème plus général que posent l'accroissement perpétuel de la démocratie et la nécessité d'avoir une spécialisation de plus en plus poussée et une hiérarchie de plus en plus développée.

Face à un tel problème, une solution pseudo-systématique et pseudo-biologique semble vouloir s'imposer. En présence d'un système biologique extrêmement développé comme, par exemple, notre organisme, nous sommes d'abord frappés de, voir qu'il est constitué de cellules et d'organes différenciés et spécialisés. Il semble indubitable que fonctionnalité et efficacité soient liées à spécialisation et hiérarchie. Et il apparaît comme tout aussi évident que la croissance des uns va avec la croissance des autres.

Or, selon moi, penser qu'il existe un tel modèle biologique, c'est penser de façon simplifiante et mutilante. Lorsque l'on considère d'un peu plus près notre organisme, on se rend compte, en effet, qu'une cellule se définit non seulement par sa spécialisation, mais aussi par le fait qu'elle contient la totalité du patrimoine génétique. Potentiellement, une cellule contient la compétence générale de tout l'organisme, mais elle n'en utilise qu'une faible partie.

Toujours du point de vue cellulaire, la mise en évidence de processus fréquents participant de ce qu'on appelle la rétrodifférenciation doit aussi retenir notre attention. La rétrodifférenciation signifie que la spécialisation des cellules n'est pas totalement irréversible et qu'il existe une sorte de régression de l'organisation nucléocytoplasmique des cellules vivantes en des états stationnaires de structures moins différenciées. Autrement dit, il existe une régression de la spécialisation, un retour à des propriétés plus générales. Ce processus est évident, par exemple, dans les opérations de réparation de lésions internes. Ainsi, à travers une relative déspécialisation, les cellules retrouvent des compétences réorganisatrices et des vertus régénératrices. Elles préservent l'intégrité de l'organisme tout en échappant temporairement à son contrôle. En somme, là où l'organisation semble la plus spécialisée, une aptitude à la déspécialisation se manifeste de façon bénéfique et même vitale pour la communauté des cellules.

D'autre part, un organisme ne se compose pas uniquement d'organes spécialisés, mais aussi d'organes polyvalents. Ainsi, par exemple, les ailes du papillon sont des organes à la fois de vol, de régulation de la chaleur et du flux sanguin, de modulation des ondes sonores et chimiques, de parade nuptiale et de dissuasion à l'égard des ennemis. Cette polyvalence, ma bouche aussi la manifeste qui me sert à manger, à respirer, à embrasser et à vous parler. On peut donc dire que dans l'organisation biologique existe un développement de la spécialisation corrélatif à celui d'un appareil à compétence générale, soit notre -cerveau. Et l'on peut dire aussi que la spécialisation n'est qu'un des aspects du développement des organisations biologiques à grande échelle.

Bien sûr, toute spécialisation entraîne de l'inhibition, de l'assujettissement, de l'atrophie et même, parfois, l'annulation de la qualité. Cependant, tout être spécialisé contient en lui un élément non spécialisé nécessaire à la vie du tout. De plus, les organes ou appareils spécialisés sont eux-mêmes associés à des organes ou appareils polyvalents. Le développement des polyvalences apparaît donc comme le correctif nécessaire du développement des spécialisations. En un mot, l'organisation vivante associe, combine et oppose de façon très variable spécialisation, non-spécialisation, polyspécialisation et antispécialisation. Elle produit de la spécialisation tout en luttant contre elle. Et qui plus est, elle l'utilise parmi d'autres moyens - complémentaires ou antagonistes - pour la corriger.

Les trop complètes ou trop parfaites spécialisations ne résistent pas au temps. Les tournants majeurs de l'évolution biologique correspondent toujours à des moments où domine une régression de la spécialisation. Il a d'ailleurs été dit plusieurs fois -et notamment ici - que le phénomène de l'hominisation se caractérise par un processus de déspécialisation, processus que nous retrouvons, par exemple, dans la relation entre la main et le cerveau.

Il n'y a donc pas de modèle biologique ni de modèle structural abstrait où spécialisation et rationalité vont de pair. Au contraire, on peut concevoir qu'un développement plus complexe des sociétés humaines puisse s'effectuer dans et par ]a régression de spécialisations au profit de polycompétences et de compétences générales sans pour cela faire disparaître purement et simplement les spécialisations.

La hiérarchie

Pour la question de la hiérarchie, on pourrait développer les mêmes idées que pour celle du modèle biologique. On pourrait dire, de plus, que les phénomènes de hiérarchie et de système ouvert sont les deux caractères clés de l'organisation vivante. On pourrait montrer que cette organisation vivante est une combinaison de hiérarchie et d'anarchie. Mais avant tout cela, il faut réaliser que cette notion de hiérarchie est passablement complexe.

La hiérarchie dont il est question ici n'est pas celle qui se caractérise par les phénomènes d'intégration par niveaux de domination ou de subordination. Prenons tout de suite l'exemple des fourmis. Elles forment une société divisée en castes. Il y a la reine, les guerrières et les ouvrières. Cependant, nous avons là une société sans hiérarchie au sens où nous l'entendons habituellement. La reine pond et ne gouverne pas. Les guerrières ne donnent pas d'ordres aux ouvrières. De fait, personne ne donne d'ordres à personne. Il n'y a pas non plus de centre de contrôle et de décision. Nous sommes en présence d'un système acentrique, et même plutôt polycentrique. Chaque être est un microcentre exactement comme l'est un neurone dans un cerveau. Enfin, une organisation extrêmement précise prenant des initiatives et des décisions se constitue à travers les interactions qui existent entre des milliers, des centaines de milliers et même des millions de fourmis.

Par ailleurs, dans tout système vivant, l'organisation hiérarchique a besoin; pour survivre, d'organisations non hiérarchiques et même antihiérarchiques. Car ce sont les interactions entre les cellules, qui sont des êtres doués d'autonomie, ce sont ces interactions qui permettent au système vivant de se construire, de produire et de se reproduire sans cesse. En d'autres mots, la hiérarchie n'est pas productive, elle est rétroactive. Elle se constitue à partir d'un processus anarchique.

En fait, toute organisation vivante a et doit avoir une composante anarchique. L'anarchie, comme forme d'organisation, est première dans un système vivant. Voilà pourquoi l'on peut dire d'un tel système qu'il est une combinaison complexe et variable de hiérarchie, de polyarchie et d'anarchie.

Et puisque le message biologique est un message ambigu et complexe, il est évident que le problème se pose d'une façon encore plus ambiguë et plus complexe au niveau d'une société constituée d'êtres humains où chaque être possède un cerveau qui comporte des interactions entre 10 milliards de neurones et qui, de plus, est pourvu de compétences générales. Le problème se situe donc au niveau de l'utilisation maximale des compétences générales de l'individu.

En outre, il faut faire attention à ce qu'une conception mutilée de la hiérarchie et de la spécialisation ne puisse pas fonder une sociologie et une politique mutilantes. Et pour cela, il est nécessaire d'avoir une pensée complexe et de se rappeler qu'on ne peut éliminer physiquement ou biologiquement la spontanéité. C'est dire qu'un optimum de rationalité n'a absolument aucun sens. Il aurait plutôt un non-sens: celui d'appliquer des schèmes propres aux machines artificielles à des êtres vivants qui diffèrent, dans leur logique profonde, de toute machine artificielle.


Problématique anthroposociale

Voici maintenant le moment d'aborder la question anthroposociale. Cette question, je vais l'envisager sous divers aspects: la problématique de fond, les professions de vie et de mort, les rapports entre les idées de professionnalisation et de déprofessionnalisation.

1. La problématique de fond

En premier lieu, regardons le problème de l'assujettissement et de la liberté des êtres humains, problème qui est au cœur même de nos préoccupations. Il ne s'agit pas tant, ici, de l'assujettissement et de la liberté de l'homme par rapport à des situations de despotisme politique ou de barbarie sociale - problème qui fait l'objet des méditations de l'homme depuis des siècles et qui, malheureusement, ne se résoud jamais - que de l'assujettissement et de la liberté de l'homme par rapport à des conditions modernes et nouvelles de vie. En fait, la question qui se pose concernant la professionnalisation peut se formuler ainsi: est-ce que la rationalité sociale, technicienne et bureaucratique que nous connaissons ne comporterait pas une forme de barbarie occulte? Ou encore: est-ce que les processus de professionnalisation qui nous apparaissent comme des processus de libération, de protection et de salut ne comporteraient pas une part obscure d'asservissement et de perdition?

En d'autres termes, le problème est de savoir si -par rapport à ce qui existait auparavant: état d'anarchie et compétence charismatique ou quasi magique du sorcier - la progressivité, la fonctionnalité et la rationalité du professionnalisme ne comporteraient pas un aspect régressif, disfonctionnel et irrationnel qui tendrait à se développer de plus en plus. Il faut se demander si le régressif, le disfonctionnel et l'irrationnel qui apparaissaient au départ comme des éléments secondaires, des sous-produits ou des déchets ne deviennent pas, au-delà d'un certain seuil qu'il est très difficile de situer, les éléments premiers tandis que le progressif, le fonctionnel et le rationnel deviennent, eux, les sous-produits. Tel est le sens, selon moi, du renversement de perspective qu'inaugure Ivan Illich.

D'autre part, l'immaturité des réponses qu'apporte Ivan Illich à ce problème ne doit pas servir à masquer la gravité et le sérieux des questions qu'il pose. Il en est ainsi pour l'aggravation de la hiérarchisation sociale à travers les processus de démocratisation. On sait que le professionnalisme est lié au phénomène de la démocratisation comprise dans le sens d'un accès accru aux professions et surtout aux bénéfices des services professionnels. Alors, si la hiérarchie augmente justement au moment où elle semblerait devoir, au contraire, diminuer, c'est qu'un nouveau type de séparation se creuse entre ceux qui savent et détiennent un monopole de compétence et ceux qui doivent obéir et subir. En outre, le problème s'aggrave du fait du développement de l'esprit de gain ou de lucre dans ce qui devrait avoir un caractère de vocation, de service désintéressé et surtout de cordialité.

Pour la compétence, on sait que toute compétence qui comporte des limites va détruire, au-delà d'un certain seuil, l'aptitude générale à s'adapter au particulier et à l'aléatoire. De plus, une compétence générale se caractérise non par la possession d'idées générales, mais par sa capacité à élaborer des stratégies et à produire des actions qui tiennent compte de l'adversité et de l'aléa afin de pouvoir les utiliser dans le sens de la finalité désirée. Ainsi, par exemple, l'idée que se faisait de sa compétence un médecin de campagne n'était pas celle d'une compétence qui consistait en la possession d'un stock d'idées creuses et vagues. Elle se caractérisait, au contraire, par un sens profond de l'individu et de sa relation avec son environnement.

Aujourd'hui, inversement, nous assistons de plus en plus à des cas où l'expert est précisément celui qui est incapable de comprendre toute situation nouvelle, tout développement et toute évolution. Sa compétence ne demeure liée qu'aux événements du passé. L'incompétence, qui a d'ailleurs été dénoncée à plusieurs reprises, se définit donc comme une impuissance devant tout problème fondamental et devant toute réalité complexe.

Ce qui est, par ailleurs, intéressant, c'est de voir que cette incompétence se développe au cœur même de la compétence, et ce dans un système où compétence et spécialisation sont liées. C'est pourquoi l'on peut dire que la professionnalisation, processus en apparence rationnel, engendre de l'irrationalité et du déraisonnable. Dès lors, le problème n'est plus du tout celui d'une compétence limitée et spécialisée, mais celui de l'autodestruction de la compétence dans la seule spécialisation. Le problème réside aussi dans le développement d'une autodestruction de la connaissance qui devient, parce que partielle et impuissante à s'articuler sur d'autres connaissances, de l'anticonnaissance. Et tout cela est inséparable du développement d'un processus de déshumanisation dans ce qui se voulait, à l'origine, un processus d'humanisation.

Aussi, ce qu'il faut considérer, ce n'est pas la professionnalisation en elle-même, mais le fait qu'elle s'inscrive dans un vaste processus de destruction de l'autonomie individuelle par le biais de l'hétéronomie et de la passivité de l'individu. Et ce sont la conscience et la reconnaissance de sa propre incompétence face à un monde fragmenté où, de plus, chaque fragment est la proie d'un expert, qui engendrent cette passivité. En somme, voilà pourquoi les interactions entre la profession, l'environnement social et l'individu doivent retenir notre attention.

2. Les professions de vie et de mort

Lorsqu'on s'interroge sur la professionnalisation, ce n'est pas un hasard si l'on s'attache surtout aux professions qui prennent en charge le destin des individus et de la société, à savoir celles de médecin et de chercheur scientifique. Pour le médecin, il faut dire que sous l'apparente rationalité du savoir scientifique dont il dispose réapparaît de façon active la socialité du sorcier. Il est en effet reconnu par tous qu'en prescrivant des médicaments ou une piqûre le médecin pose un geste qui est en lui-même curatif ou, si l'on veut, exerce une certaine forme de magie; ce qui montre bien que sous les impératifs techniques et lucratifs, existe une dégradation du rapport de sujet à sujet.

La gravité du phénomène de la monopolisation du savoir concernant la vie et la mort de chacun ne tient pas seulement au fait que ce savoir est monopolisé, mais aussi qu'il est lacunaire, déficient et vicieux. On réalise, d'ailleurs, dès qu'on aborde le problème de la mort, qu'on est obligé de quitter les visions simplistes, y compris celle qui nous dit que nous sommes dépossédés de notre propre mort, comme si nous en étions propriétaires. Le vrai problème me semble donc être l'approche humaine de la tragédie humaine de la mort. Mais il ne faut jamais oublier que c'est précisément une telle approche qui est gangrenée par l'hyperspécialisation, la technicisation et tous les vices qui peuvent se développer dans un système.

En ce qui concerne le chercheur scientifique, là aussi, nous sommes face à un paradoxe. Le problème ne réside pas tellement dans le fait que la recherche scientifique soit une recherche spécialisée puisque, de toute façon, il faut toujours passer par des critères et des normes de spécialisation. Il réside plutôt dans le fait que la connaissance scientifique soit devenue un produit de l'organisation technobureaucratique de la société. Elle est devenue, non pas production d'un savoir autonome destiné à être pensé et réfléchi par des esprits autonomes, mais production d'un savoir anonyme destiné à être manipulé par des puissances anonymes. Et c'est ici que surgit le paradoxe: la connaissance scientifique est désormais une connaissance qui ne se connaît pas et le savoir scientifique, un savoir qui ne sait ni d'où il vient, ni à quoi il sert. Et pourtant, on parle encore de lumières!

3. Professionnalisation et déprofessionnalisation

En ce qui concerne, maintenant, le problème que posent ces deux notions de professionnalisation et de déprofessionnalisation, il ne s'agit pas de choisir entre deux solutions simplificatrices. On ne doit pas non plus opposer la réalité sordide au bel idéal. Au contraire, le fait de s'interroger sur ces notions doit introduire - par la douceur ou par la violence - de la complexité dans notre façon de penser les professions et d'intervenir dans des problèmes de nature semblable. Entre ces deux notions polarisantes, existe une tension de laquelle doit naître une pensée renouvelée. Le terme de déprofessionnalisation, que j'irais, quant à moi, jusqu'à remplacer par celui d'antiprofessionnalisation, doit exprimer le négatif - ce mot étant pris, ici, dans le sens hégélien de force positive de transformation - inséparable du grand problème qui a surgi à la fin de ce siècle et dont notre prise de conscience nous a fait découvrir qu'il y a des sous-développements à l'intérieur même de notre développement.

Les limites et les effets de la spécialisation nous amènent à nous interroger sur la possibilité de processus polyspécialisés et sur la résurrection du problème des compétences générales. Nous devons nous sensibiliser à ce changement où l'aspect en apparence secondaire devient l'aspect premier et accepter l'existence de processus contradictoires qui fonctionnent de façon concurrente. C'est ce que dit d'ailleurs Jean Proulx dans la revue Critère lorsqu'il écrit: “Curieusement, il peut arriver que la médecine rende malade, que l'école empêche l'éducation, que les ingénieurs détruisent l'environnement, que les architectes créent le désordre et la laideur” (1).

La volonté de réagir et de lutter contre les dégradations, les carences et les perversions du professionnalisme doit venir autant de l'intérieur que de l'extérieur des professions. Et quand je dis de l'extérieur, je veux dire du public, des patients - ce dernier mot reflétant bien la passivité à laquelle je faisais allusion précédemment -. Au fond, on pourrait presque dire qu'il faut qu'il y ait une autodestruction de cette notion de public pour qu'une intervention extérieure puisse avoir lieu dans le domaine. Par ailleurs, il faut être bien conscient que de l'intérieur des professions ne peuvent sortir que des paroles et des incitations creuses. Tant qu'on est enfermé dans l'autosuffisance le contentement, la certitude que la rationalité coïncide avec sa fonction et, en quelque sorte, dans l'idée que l'on se trouve au lieu central de la vérité et non pas au centre de son égocentrisme, il est certain que les adjonctions ne servent à rien.

Ce qui, malgré tout, demeure souhaitable, c'est que les antidotes au professionnalisme soient produits à l'intérieur même des professions. il faut qu'il y ait une prise de conscience critique et physique de soi et de ce qui se passe dans sa profession et qu'elle soit liée à une prise de conscience critique et physique de la société. On revient toujours, en fin de compte, à cette question: comment se fait-il que nous soyons dans une société où les processus principaux de connaissance et d'action sont fondés sur l'occultation totale de problèmes tels que l'autocritique, l'égocentrisme et l'ethnocentrisme? On peut aussi se demander pourquoi cette situation ne semble relever que de la vie privée de chacun alors qu'elle engendre des problèmes fondamentaux dont dépend le caractère concret des destins mis en jeu.

S'il n'y a, sans doute, aucune solution qui puisse venir de l'extérieur, il n'en faut pas moins chercher à établir un autre type de relations humaines avec autrui et soi-même. Cela suppose incontestablement une désacralisation interne. Il faut quitter le trône de l'expert. Il faut reconnaître la valeur de tout diagnostic et de toute action qui comportent un caractère de stratégie, d'art et d'aléatoire. Il faut aussi reconnaître l'existence de compétences et de créations hors du cadre des professions. Il faut savoir qu'un être humain est toujours un sujet qui doit assumer sa subjectivité, et même l'avouer. Toute attitude monopolisante constitue un problème. En somme, il faut un concept ouvert de la profession. Et un tel concept comporte non seulement le dialogue avec l'extérieur, mais aussi une brèche qu'on ne pourra jamais plus refermer.

4. Le contrôle des contrôleurs

Nous voici rendus aux problèmes de fond, à savoir la nécessité de contrôler la monopolisation des compétences et la nécessité de cesser d'identifier compétence et spécialisation. Incidemment, je tiens à souligner que ce n'est pas parce qu'on ne peut surmonter ces problèmes par le discours qu'il faut éviter tout discours sur eux. Tout d'abord, le problème du contrôle des contrôleurs. C'est le problème de tout changement dans la société. Il y a une thèse célèbre de Marx sur Feuerback dans laquelle il est dit que ceux qui prétendent que l'humanité peut se développer grâce à une éducation appropriée ont raison. Mais se pose alors la question suivante: qui éduquera les éducateurs? Nous nous trouvons aux prises avec le même problème: qui contrôlera les contrôleurs?

Il existe deux réponses théoriques évidentes, mais il faut qu'elles deviennent pratiques. La première est l'autocontrôle. Elle nécessite autoréflexion et autocritique. La deuxième est le contrôle des contrôleurs par les contrôlés. C'est ce qu'on appelle la démocratie. Or la question de la démocratisation se pose aujourd'hui à travers des problèmes qui ne sont pas strictement politiques, voire strictement économiques, si on se place, bien sûr, au niveau du mode classique de l'entreprise où existent des rapports de subordination entre les membres de la direction et les ouvriers. Désormais, les spécialistes sont au bas de l'échelle et subissent la loi de ceux qui ont la compétence générale. Dans le cadre des professions modernes, compétence et spécialité sont liées. Un nouveau type de dialogue doit donc s'ouvrir entre les professionnels et leurs patients.

5. Le problème de l'autorité

Or, un nouveau type de dialogue renvoie au problème de l'autorité. Ici, il faut distinguer l'autorité charismatique, l'autorité rationnelle et l'autorité sapientiale. L'autorité charismatique est celle qui se fonde sur un je ne sais quoi de présence et de puissance personnelle. C'est l'autorité du sorcier, du mage, du guide, du führer. Le problème qui se pose alors est celui de la transmutation d'une autorité rationnelle en autorité charismatique. Le professionnel dispose en apparence de l'autorité rationnelle, c'est-à-dire de l'autorité que procure un savoir vérifié, scientifique et technique. Cependant, il réalise assez tôt que cette autorité a des limites auxquelles il arrive beaucoup plus rapidement qu'il ne l'aurait cru. D'une part, tout champ spécialisé se trouve lié aux autres champs spécialisés et, d'autre part, toute spécialité se trouve confrontée au phénomène de l'autodestruction de la compétence C'est à ce moment là que le professionnel est porté à se réfugier dans la position charismatique. Il devient le mage qui possède le savoir et l'autorité plutôt qu'un homme qui tente de trouver en lui la source d'une autorité sapientiale.

Mais qu'est-ce qu'une autorité sapientiale? D'abord, il faut dire que le terme de sagesse est aujourd'hui totalement dévalué. Il n'existe aucune sagesse moderne. Notre société non seulement ne produit pas de sagesse, mais, dès l'école, elle nous invite à considérer comme risible cette réalité et le mot qui la désigne. L'autorité sapientiale n'est pas une autorité dans le sens fort du mot puisqu'elle ne donne pas d'ordres. Elle est plutôt une autorité qui instruit et qui s'instruit en instruisant. Nous sommes donc renvoyés à un problème social multidimensionnel.

6. La variable démographique

Il faut maintenant insister sur un autre point important: la variable démographique. Dans les sociétés archaïques qui se composaient de quelques centaines d'individus, existait un fort développement des polycompétences et des polyvalences. Ainsi, un même individu était capable de fabriquer ses armes et de les utiliser, de construire sa maison, d'inventer des jeux pour ses enfants, de connaître les plantes et les animaux, etc. Mais lorsque nous passons à des sociétés historiques comportant des centaines de milliers et même des millions d'individus, tout change. En fait, aujourd'hui, nous sommes plongés dans des mégaorganisations sociales qui, loin d'envelopper de façon concentrique des communautés de plus en plus restreintes, détruisent les tissus intermédiaires.

Au-delà de 500 individus, on ne peut plus se connaître. Les modes d'organisation et de communication deviennent plus abstraits. Or, il ne s'agit pas de vouloir ressusciter à tout prix et artificiellement l'ancienne famille, l'ancienne communauté et l'ancien village. Il s'agit de sauvegarder ou de ressusciter des groupes où les rapports communautaires qui actuellement sont en cours de destruction, puissent exister. Et c'est, d'ailleurs, l'abondance des destructions qui a fait naître les nombreuses tentatives spontanées de reconstruction. Et ce n'est pas parce que des tentatives de créer des communautés nouvelles et humaines échouent la plupart du temps que toute tentative de recréer des tissus communautaires doit être abandonnée ou engendrer le mépris. Au contraire, toutes ces tentatives témoignent d'une volonté de santé et de salut, ne serait-ce que par les formes naïves et archaïques qu'elles utilisent. Bien sûr, à l'avenir, il faut tenter de trouver des formes de rapports communautaires qui ne soient ni naïves ni archaïques. Enfin, pour ma part, je suis de plus en plus persuadé que l'idée et la nécessité de penser autrement sont indissociables de l'idée et de la nécessité de vivre autrement.

Conclusion: la question d'une méthode

Pour conclure, je veux soulever un point qui m'apparaît très important. La critique de la spécialisation que nous faisons n'est pas avant tout la conséquence d'une prise de conscience de l'étroitesse de la vision spécialisée, mais plutôt la conséquence d'une prise de conscience de la pauvreté des idées générales qui accompagnent cette vision spécialisée. Car il faut bien réaliser que les experts et les spécialistes qui se méfient tant des idées générales, hors de leur spécialisation, n'ont que des idées générales. Et souvent, ce sont les idées générales les plus creuses et les plus vides.

Le drame, c'est que l'hyperspécialisation généralisée entraîne le règne des idées générales les plus pauvres concernant le monde physique, la société, l'homme et la vie. Et, en quelque sorte, le règne de l'hyperspécialisation généralisée, c'est celui des idéologies. Les idéologies planent sur la réalité et ne peuvent la transformer qu'en la brutalisant. Autrement dit, l'hyperspécialisation généralisée entraîne le crétinisme idéologique généralisé. Le problème n'est pas en fait celui des idées générales, mais celui des idées génériques. Seules les idées génériques peuvent inspirer une stratégie et un art de penser le réel, c’est-à-dire une méthode qui puisse s'articuler sur la complexité du réel au lieu de la nier et de s'arrêter dès que surgissent une incertitude, une contradiction et une spécialisation.

Dans un sens, il est vrai que nous sommes totalement désarmés devant l'ampleur des problèmes qui se posent à notre pensée et qui s'opposent à la tentative de penser autrement. La nécessité de révolutionner le mode de penser est une entreprise aussi vaste, aussi dramatique et qui court autant de risques d'échecs que la tentative de révolutionner la société. Et l'une et l'autre nous semblent pourtant indispensables, non seulement pour nos vies personnelles, mais aussi et surtout pour la vie et la survie de l'humanité.

Nous sommes désarmés, certes, mais nous pouvons du moins disposer de nous-mêmes. Chacun d'entre nous est un point de départ permanent. Tout commence toujours par une marginalité. Ce qui ne veut pas dire que tout ce qui est marginal est vrai. Mais tout commence ainsi pour ensuite se propager par les moyens de la communication, de la contamination, de la diffusion, de l'amplification et de la réflexion. Et je crois que chacun d'entre nous est sommé de tenter de refaire sans cesse son propre départ. Chacun peut trouver dans son être, dans sa réflexion et dans sa conscience la volonté de penser autrement que de façon mutilante. Mais pour cela, il faut vouloir intervenir dans la réalité de façon non pas militaire mais civique, c'est-à-dire de façon autonome. Il faut “avoir du cœur”. Le spectacle des manipulations nouvelles que subissent nos vies et nos morts doit faire naître en nous une pitié infinie; l'infinie pitié que l'homme devrait éprouver pour l'homme.

Note
(1) Jean Proulx, “La fin des professions?”, dans Les professions, revue Critère, no 25, Montréal, 1979, p. 119.

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