Traité de la peinture - Apologie de la peinture

Léonard de Vinci
Du Traité de la peinture de Léonard, le Carrache a dit que de l'avoir connu lui eût épargné vingt années d'efforts stériles. Le peintre est pour Léonard l'«homo universalis». Il est plus grand que le poète parce que seul le peintre peut imiter les oeuvres de la nature, alors que le poète n'a pour objet que d'imiter les actions et la parole humaines. Magnifique apologie du métier de peintre, celui dont le «miroir est le maître».
I. – APOLOGIE DE LA PEINTURE

Parmi les sciences inimitables, la peinture vient la première: on ne l'enseigne pas à celui que la nature n'a pas doué, à l'inverse des mathématiques, où l'élève reçoit autant que le maître donne. La peinture ne se copie pas, comme les lettres dont tant vaut la copie que l'original: celle-là ne se moule pas comme la sculpture, dont le moulage reproduit l'original. Quant à la puissance de l'œuvre, celle-là ne se reproduit pas en d'innombrables exemplaires comme les livres imprimés; celle-là reste noble, honorant son auteur, toujours précieuse et unique et n'engendre pas des filles qui l'égalent. Et cette singularité la rend plus excellente que les choses qui sont publiées pour tous.

Ne voyons-nous pas les grands rois de l'Orient aller, voilés et le visage couvert, par croyance qu'ils diminueront leur prestige à rendre publique leur présence et à se montrer? Or, ne voit-on pas les peintures qui représentent les divines Déités être tenues couvertes, avec des rideaux de très grand prix? On ne les découvre que dans les grandes solennités de l'Église au milieu des chants et de la musique; et dès qu'on les découvre, la grande multitude du peuple, qui est accourue, se jette aussitôt à terre et adore et prie, car de telles peintures passent pour rendre la santé perdue et donner le salut éternel, aussi bien que si cette déité fût vivante et présente.

Cela n'arrive dans nulle autre science et pour aucun autre ouvrage humain. Et si tu prétends que ce n'est pas la puissance du peintre qui agit, mais l'idée attribuée à la chose représentée, je te dirai qu'en ce cas l'imagination humaine se peut satisfaire, en restant couché, au lieu d'aller dans des endroits pénibles et périlleux, comme on le voit faire pour les pèlerinages.

Si néanmoins ces pèlerinages ont lieu continuellement, qui les décide, sans nécessité? Certes, tu confesseras que ce simulacre fait une chose impossible à l'écriture, en figurant l'effigie et la puissance d'une divinité. Donc pareillement, que cette divinité aime telle peinture, elle aime qui l'aime et révère; et se plaît d'être adorée plutôt sous ses traits que sous d'autres qui prétendaient à la représenter; et par ces traits elle fait grâces et donne le salut, selon la croyance de ceux qui sont venus en pèlerinage.

188. — Que les figures, que les couleurs, que toutes les espèces des parties de l'univers soient réduites à un point: quelle merveille que ce point!

O adorable et surprenante nécessité, tu contrains, par ta loi, tous les effets à participer à leur cause, par la voie la plus brève. Ce sont là les vrais miracles.

46. — La plus utile des sciences sera celle dont le fruit est le plus communicable, et par contre, la moins utile sera la moins communicable.

La peinture a une fin communicable à toutes les générations de l'univers, car cette fin résulte de la faculté visuelle, et elle ne passe pas de l'oreille au sens commun, de la même façon que pour la vue.

Elle n'a donc pas besoin d'interprètes pour des langues différentes comme les lettres, elle satisfait soudain au miroir humain comme font les choses réelles, et non seulement à l'aspect humain, mais celui des autres animaux, comme on l'a vu pour une peinture représentant un père de famille, à laquelle les petits enfants faisaient des caresses, des enfants qu'on portait encore; et de même le chien et le chat de la maison. C'était merveille de contempler un tel spectacle.

63. — La peinture a plus digne objet que la poésie et donne avec plus de vérité la figure des œuvres naturelles que le poète, et l'œuvre de nature est plus digne que les paroles, œuvres de l'homme. De l'œuvre de l'homme à celle de la nature, la distance est comme de l'homme à Dieu. Donc il est plus digne d'imiter les choses naturelles qui sont les vraies similitudes du réel, que d'imiter avec des mots les gestes et paroles humains.

Quels longs et pénibles efforts seraient ceux de la poésie pour rendre tous les mouvements des acteurs d'un combat et les parties des membres et les ornements des armes, que la peinture indique avec autant de brièveté que de vérité! Et à cette démonstration ne manque rien, sinon les bruits des machines, les cris des effrayants vainqueurs et ceux des vaincus; mais ces choses, le poète ne peut pas non plus les rendre sensibles à l'oreille.

68. — Qu'un poète décrive la beauté d'une dame et qu'un peintre la peigne: tu verras où la Nature tournera le juge amoureux.

76. — Quel poète avec des paroles te donnera, ô amant, la vraie effigie de ton idéal, avec autant de vérité que le peintre? Qui donc te fera voir le site des fleuves, les bosquets, les vallées et les campagnes où se sont passés tes heureux jours, avec plus de vérité que le peintre.

Et jadis, il m'est arrivé de faire une peinture représentant une chose divine, laquelle achetée par l'amant d'icelle, celui-ci voulut ôter les attributs de la déité pour pouvoir la baiser sans équivoque.

Mais enfin la conscience l'emporta sur les soupirs et la passion, et il fut forcé d'ôter le tableau de sa maison!..

82. — Qui te pousse, ô homme, à abandonner ta maison de la ville, à laisser tes parents et les amis, à t'en aller, par monts et par vaux, dans les lieux champêtres, sinon la beauté naturelle de l'univers dont, à bien considérer, tu ne jouis que par la vue?

87. — O superexcellence de toutes les choses créées par Dieu, comment te louer, comment exprimer ta noblesse? Quelle race, quelle langue sauraient décrire ta véritable opération, fenêtre du corps humain par où l'âme contemple et jouit de la beauté du monde, et ainsi se console de sa prison corporelle, qui sans cette beauté serait un tourment; par elle, l'industrie des mortels a découvert le feu, par la vertu visuelle, qui d'abord perça les ténèbres.

53. — Le peintre veut voir une beauté qui l'enchante, il est maître de la créer; et s'il lui plait d'évoquer des monstres épouvantables ou bien des scènes bouffonnes et risibles ou bien d'autres touchantes, il en est le maître et le dieu; et s'il veut faire des sites désolés ou des coins ombreux et touffus dans le temps chaud, ou bien des endroits chauds quand le temps est froid.

Veut-il découvrir des vallées ou des hautes cimes de montagnes, apercevoir une grande plaine, ou bien la mer à l'horizon, il en est le maître, comme aussi des basses vallées et d'apercevoir les hautes montagnes, ou de leur sommet de contempler les vallées et les grèves.

En effet, ce qui est dans l'univers par essence, fréquence et imagination, doit être d'abord dans l'esprit du peintre et ensuite dans ses mains; et celles-ci sont d'une telle excellence qu'elles gênèrent une proportion harmonique dans le même temps où un seul regard embrasse. Les amants se tourne vers le portrait de l'objet aimé, comme s'ils parlaient à la peinture qui les représente; les peuples montrent leur ferveur à rechercher les images des dieux et non les livres des poètes où avec des paroles ces mêmes dieux sont figurés; les animaux eux-mêmes s'y trompent en voyant une peinture, le chien en voyant le portrait de son maître lui fait toute sorte de fêtes: on a vu des chiens, aboyer et vouloir mordre les chiens d'un tableau; on a vu un singe faire mille folies à un singe en peinture, et l'hirondelle voler et se poser sur les fers peints qui semblaient fermer les fenêtres d'un édifice.

D'autres ont peint des sujets libidineux et si luxurieux qu'ils ont incité les contemplateurs à la même débauche, ce que la poésie ne pourrait faire. Si tu décrivais la figure de quelques dieux, ton écriture ne serait pas vénérée comme la divinité peinte? À cette peinture, on fera sans cesse des vœux.

52. — L'œil, par qui la beauté de l'univers est révélée à notre contemplation, est d'une telle excellence, que quiconque se résignerait à sa perte, se priverait de connaître toutes les œuvres de la nature, dont la vue fait demeurer l'âme contente dans la prison du corps, grâce aux yeux, qui lui représentent l'infinie variété de la création: qui les perd, abandonne cette âme dans une obscure prison, où se cesse toute espérance de revoir le soleil, lumière de l'univers.

Et ceux-là à qui les ténèbres de la nuit sont si lourdes, quoique encore elles soient courtes, que feraient-ils si l'ombre devenait la perpétuelle compagne de leur vie ?

Qui ne préférerait perdre l'ouïe et l'odorat que la vue? il perdrait avec l'ouïe les sciences qui se manifestent par les paroles, mais non la vue de la beauté du monde qui brille à la surface des corps, accidentels comme naturels, et se reflète dans l'œil humain.

60. — Le miroir, maître des peintres.
Aie un miroir qui réfléchisse en même temps ton œuvre et ton modèle et juge-toi de cette façon.

La peinture doit paraître une chose naturelle vue dans un grand miroir.

L'esprit du peintre doit être à la ressemblance du miroir qui se transforme en la couleur des objets et s'emplit d'autant de ressemblance qu'il y en a devant lui. Bon peintre, tu dois être maître de contrefaire avec ton art toutes les formes que produit la Nature, et tu ne sauras pas les faire, si tu ne les retiens par cœur.

114. — On ne peut appeler maître celui qui ne fait bien qu'une tête ou une figure. Certes, ce n'est pas une prouesse, qu'étudiant une seule chose toute sa vie, on parvienne à quelque perfection; mais nous, sachant que la peinture embrasse toute la création et les opérations accidentelles des hommes et tout ce que peuvent saisir les yeux, nous estimons un triste maître celui qui n'a qu'un genre.

Ne vois-tu pas la diversité infinie des choses et leurs formes? Tout cela doit être rendu par celui qu'on appelle un peintre.

Triste maître que celui dont l'œuvre dépasse le jugement: celui-ci atteindra la perfection de l'art, dont le jugement surpasse l'œuvre.

Qui ne doute pas, acquiert peu; quand la réalisation dépasse la conception de l'artiste, c'est mauvais signe; au contraire, quand la conception reste au-dessus du résultat, l'œuvre peut s'améliorer infiniment, à moins que l'avarice ne s'y oppose.

119. — Quand l'œuvre s'égale au jugement de l'artiste, triste signe qu'un tel jugement; quand elle le dépasse, c'est pire: cela arrive à ceux qui s’étonnent de leur mérite.



Appendice

Préface de Sâr Péladan, traducteur du Traité de la peinture
Que le lecteur se figure ce genre d'ouvrage, fait de pièces et de morceaux, appliqué au fameux traité du Maître et résumant à la fois l'enseignement de l'art et ses idées propres. Une certaine aridité vient de la matière même qui est didactique.
L'Académie que Léonard fonda à Milan n'a laissé d'autre trace qu'une gravure représentant une femme de profil avec ACHA: LE: V., et six dessins d'entrelacs, où le cordon franciscain se noue comme les frondaisons de la salle du palais Sforza avec l'exergue ACADEMIA LEONARDI VINCI.
Mais les cinq mille pages conservées des manuscrits sont là pour témoigner de ce que fut cet enseignement et de son caractère encyclopédique. Pour le maître du Cenacolo, il n'y a pas d'autre définition du peintre que celle de «homo universale» .
Ses notes accusent l'habitude de la démonstration orale; il s'adresse sans cesse à l'auditeur, puisqu'il ne fut jamais dans sa pensée d'avoir un lecteur. Ce que nous possédons de textes provient de la préparation de ses cours, de ses notes professorales recopiées.
Léonard légua tous ses papiers à Francesco Melzi qui les emporta à Vaprio. Là il fit la compilation qui s'appelle aujourd'hui le Codex Vaticanus et dont une copie fut payée par le fameux Cellini au prix de 15 écus d'or. Louis Carrache a déclaré que s'il avait connu ce texte, cela lui aurait économisé vingt ans d'efforts stériles et enfin j'ai démontré que le prodigieux clair obscur de Rembrandt est sorti du Traité de l'ombre et de la
lumière.
Au moment des Salons, où tout le inonde juge de la matière esthétique il a paru curieux et peut-être profitable de réunir en une juxtaposition de marqueterie les sentences et opinions du plus grand des artistes. Ici, au moins la compétence ne peut être mis en doute, et les peintres ne récuseront pas leur plus insigne ancêtre.

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