Don Quixote

Heinrich Heine
"Ce morceau fut écrit par Heine en 1837, pour servir d’introduction à une édition illustrée de Don Quichotte, publiée à Stuttgart."
«La vie et les actions de l’ingénieux hidalgo don Quixote de la Manche, écrites par Miguel de Cervantes Saavedra.» C’est là le premier livre que j’ai lu, après avoir appris à prononcer assez couramment les lettres. Je me ressouviens encore parfaitement de ce temps où je m’échappais de bon matin de la maison paternelle et où j’allais me réfugier au jardin de la Cour, pour lire, sans être troublé, le Don Quixote. C’était par une belle matinée de mai; le printemps, qui commençait, brillait déjà dans une paisible aurore, et il se faisait louer par le rossignol, son doux flatteur, et celui-ci chantait ses louanges d’une voix si molle et si caressante, que les roses les plus pudiques ouvraient leurs boutons et que les gazons amoureux et les rayons du soleil se donnaient de tendres et vifs baisers, et que les arbres et les fleurs frémissaient de ravissement. Moi, je m’assis sur un vieux banc de pierre bordé de mousse, dans l’allée qu’on nommait l’allée des Soupirs, non loin du jet d’eau, et mon jeune cœur se réjouit des grandes aventures du hardi chevalier. Dans ma probité enfantine, je prenais tout au plus sérieux. De quelque manière que le pauvre héros fut balloté par le sort, je me disais qu’il devait en être ainsi, que c’était le lot des héros d’être honnis aussi bien que d’être battus, et cela m’affligeait fort. J’étais un enfant, et je ne connaissais pas l’ironie que Dieu a créée dans son univers, et que le grand poëte a imitée dans le sien; et je pouvais répandre les larmes les plus amères quand le noble chevalier ne recueillait que de l’ingratitude et des horions pour sa grandeur d’âme; et, comme, peu exercé dans la lecture, je prononçais chaque mot à haute voix, les oiseaux et les arbres pouvaient m’entendre; comme moi, ces innocents êtres de la nature n’entendaient rien à l’ironie; eux aussi prenaient tout au sérieux, et ils pleuraient des douleurs du pauvre chevalier. Je crus du moins voir gémir un vieux chêne, et le grave jet d’eau secouer plus violemment sa barbe ondoyante pour gémir sur la dureté des hommes. Nous trouvâmes que l’héroïsme du chevalier ne méritait pas moins d’admiration quand le lion, peu en train de combattre, lui tourna le dos, et que ses actions étaient d’autant plus glorieuses et méritoires, que son corps était chétif et desséché, que l’armure qui le protégeait était vermoulue, et que la rosse qui le portait était décharnée. Nous méprisâmes la basse populace qui attaquait lâchement le héros à coups de bâton, mais plus encore la haute populace, qui, parée d’habits de soie, de belles phrases distinguées et d’un titre ducal, se moquait d’un homme qui la surpassait tant en noblesse et en esprit. Le chevalier de Dulcinée s’élevait de plus en plus dans mon estime, et il gagnait de plus en plus mon affection à mesure que je lisais dans ce livre merveilleux, ce qui arriva tous les jours dans ce jardin jusqu’à la fin de l’automne, où j’atteignis la fin de l’histoire; mais jamais je n’oublierai le jour où je lus le récit de ce malheureux combat où le chevalier fut si tristement vaincu.

C’était un triste jour: de laids nuages gris couvraient un ciel gris; les feuilles jaunies se détachaient douloureusement des arbres; de lourdes larmes de pluie étaient suspendues aux dernières fleurs, qui inclinaient mélancoliquement leur tête mourante. Les rossignols avaient depuis longtemps cessé de chanter; l’image de la décadence de toutes choses m’environnait de toutes parts, et mon cœur faillit se briser lorsque je lus comment le noble chevalier se trouva étendu tout poudreux et tout meurtri sur le sol, et comme, sans lever sa visière, élevant vers son vainqueur une voix creuse et affaiblie qui semblait sortir du fond d’une tombe, il lui dit : « Dulcinée est la plus belle dame de l’univers, et moi le plus malheureux des chevaliers du monde entier; mais il ne convient pas que ma faiblesse me fasse nier cette vérité… Percez-moi de votre lance, chevalier! »

Hélas! cet éclatant paladin du croissant d’argent, qui vainquit le plus vaillant et le plus noble des chevaliers, c’était un barbier déguisé.

Voilà huit ans déjà que j’écrivais ces lignes (1), où je racontais l’impression que la lecture du Don Quixote avait faite sur mon esprit bien plus longtemps auparavant. Juste ciel! avec quelle rapidité passent les années. Il me semble que c’était hier que je finissais le livre dans l’allée des Soupirs du jardin de la Cour à Dusseldorf, et que mon cœur est encore ému d’admiration pour les hauts faits et les souffrances du grand chevalier. Mon cœur serait-il donc resté immobile pendant tout ce temps, ou bien, par un merveilleux retour, serait-il revenu aux sentiments de l’enfance? Ceci pourrait bien être, car je me souviens qu’à chaque lustre de ma vie, j’ai relu le Don Quixote avec des impressions alternativement différentes. Lorsque je m’épanouissais dans l’âge de la jeunesse, portant avidement des mains inexpérimentées sur les buissons de roses de la vie, et gravissant les plus hauts rochers pour être plus près du soleil, et que, la nuit, je ne songeais que d’aigles et de vierges pures, alors le Don Quixote était pour moi un livre fort peu récréatif, et, quand je l’apercevais, je le mettais brusquement de côté. Plus tard, devenu homme, je me réconciliai quelque peu avec l’infortuné champion de Dulcinée, et je commençai à en rire. « Le gaillard est fou », me disais-je. Pourtant, chose singulière, sur tous les chemins de ma vie me poursuivaient les fantômes du maigre chevalier et de son gros écuyer, surtout quand je me trouvais hésitant devant deux routes différentes. Ainsi je me rappelle, quand je vins en France, que, me réveillant un matin dans la voiture, d’un demi-sommeil fiévreux, j’aperçus dans la brume deux figures bien connues chevauchant à mes côtés, et l’une, à ma droite, était don Quixote de la Manche sur son abstraite Rossinante, l’autre à ma gauche, Sancho Pansa sur son positif grison. Nous arrivions précisément à la frontière française. Le noble chevalier inclina respectueusement la tête devant la bannière tricolore flottant devant nous sur le haut poteau qui marquait la frontière, tandis que le bon Sancho saluait plus froidement d’un simple signe de tête les premiers gendarmes français qu’il aperçut; mais bientôt les deux amis m’eurent dépassé, je les perdis de vue, et n’entendis plus que de loin les hennissements enthousiastes de Rossinante, et le jah! jah! de l’âne.

Je pensais alors que le ridicule du don-quichottisme venait de ce que le noble chevalier voulait rappeler à la vie un passé depuis longtemps évanoui et de ce que ses pauvres membres, et son dos surtout, tombaient dans de douloureuses collisions avec les réalités présentes. Hélas! j’ai appris depuis que c’est une tout aussi ingrate folie de vouloir introduire trop tôt l’avenir dans le présent, lorsque, dans un semblable combat contre les rudes intérêts du jour, on ne possède qu’un maigre bidet, une frêle armure et un corps non moins fragile. À propos de ce don-quichottisme comme de l’autre, le sage hoche la tête… Mais Dulcinée du Toboso est pourtant la plus belle dame de l’univers; bien que je gise misérablement à terre, je ne retirerai jamais cette parole… Percez-moi de vos lances, chevaliers de la lune d’argent, et barbiers déguisés!

Quelle fut la pensée esssentielle du grand Cervantes quand il écrivit son chef-d’œuvre? Voulait-il seulement donner le coup de mort à ces romans de chevalerie dont la lecture, de son temps, était pour l’Espagne un fléau contre lequel les ordonnances ecclésiastiques et civiles étaient impuissantes? Ou bien prétendait-il tourner en ridicule toutes les manifestations de l’enthousiasme, et tout d’abord l’héroïsme des traîneurs d’épée? Évidemment il n’avait en vue qu’une satire contre les susdits romans, qu’il voulait livrer à la risée universelle, en mettant en pleine lumière leurs absurdités. Et il y réussit de la façon la plus brillante; car ce que n’avaient pu faire ni les exhortations de la chaire, ni les menaces du bras séculier, un pauvre écrivain le fit avec sa plume : il démolit si bien les romans de chevalerie, que, peu après la publication du Don Quixote, le goût de ces livres disparut en Espagne, et l’on n’en imprima plus. Mais la plume du génie est toujours plus grande que le génie lui-même. Elle atteint bien au delà de ses visées actuelles, et, sans qu’il s’en rendit clairement compte, Cervantes écrivit la plus grande des satires contre l’enthousiasme humain. Jamais il ne le pressentit, lui, le héros, qui avait passé la plus grande partie de sa vie dans des combats chevaleresques, et, dans sa vieillesse, se félicitait encore d’avoir combattu à Lépante, bien qu’il eût payé sa gloire de la perte de la main gauche.

Le biographe n’a que peu de chose à dire sur la personne et la vie du poëte qui a écrit Don Quixote. Nous ne perdons guère à ce manque de détails biographiques, recueillis d’ordinaire chez les commères du voisinage. Celles-ci n’aperçoivent que l’envelop(p)e; mais nous voyons l’homme même, sa véritable et fidèle figure.

Ce fut un homme beau et vigoureux, don Miguel Cervantes de Saavedra. Son front était haut, et son cœur était grand. Merveilleuse était la force magique de son regard. Comme il y a des gens qui voient à travers la terre, et y discernent les trésors ou les cadavres enfouis, l’œil du grand poëte pénétrait jusqu’au cœur des hommes, et voyait distinctement ce qui s’y cachait. Pour les gens de bien, son regard était comme un rayon de soleil qui éclairait joyeusement leur âme; pour les méchants, c’était un glaive qui dépeçait sans merci leurs sentiments secrets. Son œil investigateur entrait jusqu’à l’âme d’un homme et parlait avec elle, et, quand elle ne voulait pas répondre, il la mettait à la question, et l’âme était là saignante sur le banc de torture, au moment où peut-être son enveloppe corporelle affectait un air de condescendance digne. Quoi d’étonnant qu’il se soit aliéné ainsi beaucoup de gens, et que, dans sa carrière terrestre, il n’ait trouvé que médiocrement d’appui! Il ne parvint jamais au rang et à l’aisance, et, de tous ses laborieux pèlerinages, il ne rapporta au logis que des coquilles vides. On prétend qu’il ne sut pas estimer l’argent à son prix; mais je puis vous assurer qu’il savait fort bien l’apprécier du moment qu’il n’en avait plus. Toutefois, jamais il ne l’estima à l’égal de son honneur. Il avait des dettes, et, dans une charte dressée par lui et qu’Apollon octroie aux poëtes, le premier paragraphe statue que, quand un poëte affirme qu’il n’a point d’argent, il faut le croire sur parole, et ne pas lui intimer le serment. Il aimait la musique, les fleurs et les femmes. Mais parfois son amour pour ces dernières tourna cordialement mal pour lui, surtout lorsqu’il était encore jeune. Le sentiment de sa future grandeur était-il capable de le consoler dans sa jeunesse, quand des roses dédaigneuses le blessaient de leurs épines? – Un jour, il se promenait, jeune adolescent, le long du Tage, par une claire soirée d’été, avec une belle de seize ans qui ne cessait de se railler de sa tendresse. Le soleil n’était pas couché, et brillait encore dans sa splendeur; mais dans le ciel on voyait déjà la lune, mince et pâle comme un petit nuage blanc. « Vois-tu, dit le jeune poëte à sa bien-aimée, vois-tu là-haut ce petit disque blanchâtre? Le fleuve, devant nous, où il se réfléchit semble ne porter que par pitié sa pauvre petite image sur ses flots orgueilleux, qui parfois la rejettent ironiquement au rivage. Mais laisse le jour disparaître! Avec l’obscurité crois(s)ante, ce disque pâle resplendira d’un éclat toujours plus beau, le fleuve tout entier rayonnera de sa lumière, et les vagues, tout à l’heure si dédaigneuses et si fières, frissonneront à l’aspect de l’astre éclatant, et se gonfleront voluptueusement vers lui. »

C’est dans les œuvres des poëtes qu’il faut chercher leur histoire; c’est là qu’on trouve leurs confessions les plus secrètes. Partout, plus encore dans ses drames que dans Don Quixote, nous voyons, comme je l’ai dit déjà, que Cervantes avait été longtemps soldat. Dans le fait, la parole romaine « Vivre c’est faire la guerre » s’applique doublement à lui. Simple soldat, il combattit dans la plupart de ces terribles jeux guerriers que le roi Philippe II fit représenter en tous pays, à la gloire de Dieu et de ses propres caprices. Cette circonstance que Cervantes a dévoué toute sa jeunesse au grand champion du catholicisme, et qu’il a combattu personnellement pour les intérêts catholiques, fait présumer que ces intérêts lui tenaient chèrement au cœur, et suffit pour réfuter cette opinion fort répandue, que c’est la crainte de l’Inquisition qui l’a seule empêché d’aborder dans le Don Quixote les idées protestantes de son temps. Non, Cervantes était un fils soumis de l’Église romaine, et ce n’est pas seulement son corps qui saigna dans ces combats chevaleresques pour sa bannière bénie, mais il souffrit pour elle avec toute son âme le plus cruel martyre pendant sa longue captivité parmi les infidèle.

Nous devons au hasard plus de détails sur la vie de Cervantes à Alger, et nous reconnaissons ici que le héros en lui était aussi grand que le poëte. L’histoire de sa captivité est la plus éclatante réfutation du mélodieux mensonge de ce beau parleur mondain qui a fait accroire à l’empereur Auguste, et à tous les pédants allemands, qu’il était un poëte et que les poëtes sont lâches. Non, le vrai poëte est aussi un véritable héros, et dans son cœur habite la patience, qui, comme le disent les Espagnols, est un second courage. Il n’y a pas de plus grand spectacle que la vue de ce noble Castillan, esclave du dey d’Alger, constamment occupé de la délivrance, préparant infatigablement ses plans courageux, regardant en face tous les dangers, et, quand son entreprise échoue, se soumettant plutôt à la mort et à la torture que de trahir par une seule syllabe ses complices. Le maître sanguinaire de son corps est désarmé par tant de grandeur et de vertu; le tigre épargne le lion enchaîné, et tremble devant le terrible manchot, qu’il pourrait envoyer pourtant d’un mot à la mort. Sous ce nom de « manchot », Cervantes est connu dans tout Alger, et le dey avoue qu’il peut dormir tranquille, assuré du repos de sa ville, de son armée et de ses esclaves, pourvu que le manchot soit en lieu de sûreté.

J’ai rappelé que Cervantes avait toujours été simple soldat; mais comme il sut, dans cette humble situation, se distinguer, et surtout se faire remarquer de son grand général, don Juan d’Autriche, quand il voulut retourner d’Italie en Espagne, il reçut pour le roi, auprès duquel son avancement fut vivement sollicité, les plus honorables recommandations. Aussi, quand les corsaires algériens le capturèrent sur la Méditerranée, ils le prirent pour un personnage de la plus haute importance, et exigèrent pour lui une rançon si élevée, que sa famille, malgré tous les sacrifices, ne put le racheter, et que le pauvre poëte fut retenu ainsi d’autant plus longtemps et plus durement en captivité. Son mérite ne fut donc pour lui qu’une cause nouvelle d’infortune, et c’est ainsi que, jusqu’à la fin de ses jours, se railla de lui la Fortune, la cruelle déesse, qui ne pardonne jamais au génie de n’avoir pas eu besoin de son patronage pour parvenir à la gloire et à l’honneur.

Mais le malheur du génie est-il toujours l’œuvre d’un hasard aveugle, ou bien résulte-t-il nécessairement de sa nature intime, et de celle de son entourage? Est-ce son âme qui se met aux prises avec la réalité, ou bien la dure réalité commence-t-elle avec sa grande âme un combat inégal?

La société est une république. Quand l’individu veut s’élever, la communauté le refoule par le ridicule et la diffamation. Nul ne saurait être plus vertueux et plus spirituel que les autres. Mais celui qui, par l’inflexible puissance du génie, dépasse de la tête la foule banale, celui-là est frappé d’ostracisme par la société; elle le poursuit de railleries et de calomnies si cruelles, qu’à la fin force lui est bien de se retirer dans la solitude de ses pensées.

Oui, la société dans son essence est républicaine. Toute souveraineté lui est odieuse, qu’elle soit d’ordre spirituel ou matériel. Cette dernière repose plus souvent sur l’autre, qu’on ne le croit d’ordinaire. Nous l’avons bien vu après la révolution de Juillet, lorsque l’esprit du républicanisme se manifesta dans tous les rapports sociaux. Le laurier d’un grand poëte était tout aussi haïssable à nos républicains que la pourpre d’un grand roi. Ils voulaient supprimer aussi les différences intellectuelles entre les hommes, et, comme ils considéraient toutes les pensées écloses sur le terrain de l’État comme un bien commun, il ne leur restait autre chose à faire que de décréter aussi l’égalité du style. Et, en effet, un bon style fut décrié comme quelque chose d’aristocratique, et nous avons entendu souvent affirmer que « le vrai démocrate écrit comme le peuple, cordialement, simplement et mal ». Il était facile à la plupart des hommes du mouvement d’obéir à ce décret; mais il n’est pas donné à chacun de mal écrire, surtout quand on a déjà pris l’habitude d’un bon style, et alors on ne manquait pas de dire : « C’est un aristocrate, un amant de la forme, un ami de l’art, un ennemi du peuple. » Ils y allaient certainement de bonne foi, comme saint Jérôme, qui tenait à péché son bon style, et s’en punissait en se flagellant d’importance.

Pas plus que l’anticatholicisme, il n’y a dans le Don Quixote rien qui sente l’antiabsolutisme. Les critiques qui y ont flairé quelque chose de semblable sont évidemment dans l’erreur. Cervantes était le fils d’une école qui avait même idéalisé poétiquement l’obéissance absolue au souverain. Et ce souverain était roi d’Espagne dans un temps où sa majesté rayonnait sur le monde entier. Le dernier soldat se sentait dans le rayonnement de cette majesté, et sacrifiait volontiers sa liberté individuelle à une semblable satisfaction de l’orgueil castillan.

La grandeur politique de l’Espagne ne devait pas alors relever et agrandir médiocrement l’âme des ses écrivains. Comme dans l’empire de Charles-Quint, le soleil ne se couchait pas non plus dans l’esprit d’un poëte espagnol. Les luttes féroces contre les Moresques étaient terminées, et, de même qu’après un orage les fleurs exhalent un parfum plus intense, c’est toujours après une guerre civile que la poësie a sa plus magnifique floraison. Nous voyons la même chose en Angleterre au temps d’Élisabeth; une école de poëtes, contemporains des poëtes espagnols, apparaît et provoque des rapprochements remarquables : ici Shak(e)speare, là Cervantes sont la fleur de cette école.

De même que les poëtes espagnols sous les trois Philippe, les poëtes anglais sous Élisabeth ont un certain air de famille, et ni Shak(e)speare ni Cervantes ne peuvent, à notre sens, prétendre à l’originalité. Ils ne se distinguèrent nullement de leurs contemporains par une façon particulière de sentir, de penser ou de décrire, mais seulement par une profondeur, une intimité, une tendresse, une force, plus considérables; leurs compositions sont pénétrées et enveloppées à un plus haut degré de l’éther de la poésie.

Mais ils ne sont pas seulement l’un et l’autre la fleur de leur temps, ils étaient aussi les racines de l’avenir.

(…)

Le goût de décrire le genre de vie du plus bas peuple, de la canaille la plus abjecte, n’est point particulier à Cervantes, mais à toute la littérature du temps; et, comme chez les poëtes, il se retrouve chez les peintres espagnols; Murillo, qui déroba au ciel les couleurs les plus saintes dont il peignit ses belles madones, reproduisit avec le même amour les objets les plus repoussants d’ici-bas. C’était peut-être l’enthousiasme pour l’art lui-même qui faisait trouver parfois à ces nobles Espagnols dans la reproduction fidèle d’un jeune mendiant, faisant la chasse aux poux, le même plaisir que dans celle de la Vierge bénie entre toutes les femmes. Ou bien c’était l’attrait du contraste qui poussait les gentilshommes les plus huppés, par exemple, un courtisan comme Quevedo, toujours tiré à quatre épingles, ou un puissant ministre comme Mendoza, à écrire des romans d’escrocs ou de mendiants dépenaillés; ils voulaient peut-être se transporter par la fantaisie, du milieu de leur monotone entourage, dans une sphère tout à fait différente, à peu près comme beaucoup d’écrivains allemands, qui ne remplissent leurs romans que de peintures du monde fashionable, et font de tous leurs héros des comtes ou des barons. Nous ne trouvons pas encore chez Cervantes cette tendance exclusive à ne peindre que l’ignoble; il mêle l’idéal avec le vulgaire, l’un sert à l’autre de repoussoir ou de lumière, et le monde de qualité y tient autant de place que le populaire. Mais cet élément gentilhommier, chevaleresque, aristocratique, disparaît complètement dans le roman des Anglais, qui, les premiers ont imité Cervantes, et sont demeurés jusqu’aujourd’hui nos modèles. Ce sont des natures prosaïques que ces romanciers anglais, depuis l’avènement de Richardson; le prude esprit de leur temps répugne à toute peinture énergique de la vie populaire, et c’est de l’autre côté du détroit que sont nés ces romans anglais où se réfléchit la petite existence d’une bourgeoisie honnête et modérée. Cette pitoyable littérature a submergé le public anglais, jusqu’au moment où parut le grand Écossais qui a accompli dans le roman une révolution, ou pour mieux dire une restauration. De même, en effet, que Cervantes a introduit dans le roman l’élément démocratique, alors que l’élément chevaleresque y régnait seul, Walter Scott y a ramené l’élément aristocratique qui en avait disparu, laissant l’espace libre au prosaïsme bourgeois. Par un procédé tout différent, Walter Scott a rendu au roman ce bel équilibre que nous admirons dans le Don Quixote de Cervantes.

À ce point de vue, je crois que le mérite du second grand poëte anglais n’a pas encore été justement apprécié. Ses inclinations tories, sa préférence pour le passé ont été bienfaisantes pour la littérature, pour ces chefs-d’œuvre de son génie, qui ont trouvé partout un écho et des imitateurs, et ont relégué dans les recoins les plus obscurs des cabinets de lecture les types incolores du roman bourgeois. C’est une erreur de ne pas vouloir reconnaître Walter Scott comme l’inventeur du roman historique, et de faire dériver celui-ci d’inspirations allemandes. On oublie que ce qui caractérise les romans historiques, c’est précisément l’harmonie de l’élément aristocratique et démocratique; que Walter Scott, en rendant sa place au premier, a rétabli admirablement l’harmonie troublée pendant le règne exclusif du second, tandis que nos romantiques allemands ont complètement renié celui-ci dans leurs ouvrages, pour rentrer dans la fausse ornière du roman chevaleresque, qui fleurissait avant Cervantes. Notre La Motte-Fouqué n’est qu’un traînard de ces poëtes, qui ont donné au monde l’Amadis de Gaule et autres semblables aventures, et je n’admire pas seulement le talent, mais encore le courage qu’il a fallu au noble baron pour écrire ses récits chevaleresques deux siècles après Don Quixote. Ce fut une étrange période en Allemagne que celle où ces livres parurent, et où le public y prit goût. Que signifiait dans la littérature cette prédilection pour la chevalerie et les images des vieux temps féodaux? Je crois que le peuple allemand voulait prendre congé pour toujours du moyen âge; mais, facilement émus comme nous le sommes, nous prîmes congés par un baiser. Pour la dernière fois, nous pressâmes nos lèvres sur les vieilles pierres sépulcrales. Plus d’un parmi nous, il est vrai, se comporta alors de la façon la plus folle. Louis Tieck, l’enfant terrible de l’école, exhuma de la tombe les aïeux défunts, balança leur cercueil comme un berceau, et, avec un balbutiement niais et enfantin, il chantait : Dors, petit grand’père, dors!

J’ai nommé Walter Scott le second grand poëte d’Angleterre, et ses romans des chefs-d’œuvre. Mais c’est seulement à son génie que je voulais rendre ce grand hommage. Je ne puis aucunement égaler ses ouvrages au roman de Cervantes. Celui-ci le dépasse en esprit épique. Cervantes, je l’ai dit, était un poëte catholique, et c’est à cette circonstance qu’il doit peut-être la grande sérénité épique qui, comme un ciel de cristal, couvre le monde bariolé de ses créations. Nulle part le doute ne l’avait entamé. À cela s’ajoute le calme du caractère national espagnol. Mais Walter Scott appartient à une Église qui soumet à une discussion rigoureuse les choses divines mêmes; Écossais et avocat, il est accoutumé à l’action et à la discussion et, comme dans sa vie et son esprit, c’est aussi le drame qui prédomine dans ses romans. C’est pourquoi ses œuvres ne pourront jamais être considérées comme un modèle pur de cette espèce de composition que nous appelons roman. Aux Espagnols appartient la gloire d’avoir produit le meilleur roman, comme celle de s’être élevés le plus haut dans le drame appartient aux Anglais.

Et les Allemands, quelle palme leur reste-t-il? N’est-ce pas celle des meilleurs lyriques de cette terre? Aucun peuple ne possède d’aussi beaux chants que celui-là. Les peuples ont maintenant par trop d’affaires politiques sur les bras; mais, quand ces affaires seront enfin réglées, tous, Allemands, Bretons, Espagnols, Français, Italiens, nous nous donnerons rendez-vous dans la verte forêt, nous chanterons, et le rossignol sera le souverain juge. Je suis convaincu que, dans ce tournoi lyrique, le Lied de Wolfgang Goethe remportera le prix.

Cervantes, Shak(e)speare et Goethe forment le triumvirat poétique qui, dans les trois formes de la poésie épique, dramatique et lyrique, s’est élevé le plus haut. Peut-être celui qui écrit ces pages est-il particulièrement pour louer notre grand concitoyen comme le plus accompli des poëtes lyriques. Goethe se tient à égale distance, entre les deux écoles qui caractérisent la double dégénérescence de la poésie, cette école que l’on désigne malheureusement sous mon nom, et celle qui porte le nom d’école souabe. Toutes deux, il est vrai, ont leur mérite; elles ont contribué indirectement à la fortune de la poésie allemande. La première opéra une réaction salutaire contre l’idéalisme exclusif de notre poésie, elle ramena l’esprit à la vigoureuse réalité, et déracina ce pétrarchisme sentimental qui nous est toujours apparu comme une donquichotterie lyrique. Quant à l’école souabe, elle a contribué indirectement aussi au salut de la poésie allemande. Si, dans le nord de l’Allemagne, des œuvres saines et vigoureuses purent se produire, on le doit peut-être à l’école souabe, qui attira à elle toutes les humeurs maladives, chlorotiques et pieusement sentimentales de la Muse allemande. Stuttgart a été comme le dérivatif de la Muse allemande.

Tout en attribuant au triumvirat susnommé la plus haute place dans le drame, le roman et la poésie lyrique, je suis bien éloigné de diminuer la valeur d’autres grands poëtes. Rien n’est plus extravagant que cette question : « Quel poëte est plus grand que l’autre? » La flamme est la flamme, et son poids ne se calcule point à l’once et à la livre. La platitude de l’esprit épicier pourrait seule vouloir peser le génie dans sa sordide balance à fromage. Non seulement les anciens, mais aussi bien des modernes, ont écrit des poëmes où la flamme de la poésie flamboie avec autant de magnificence que dans les chefs-d’œuvre de Shak(e)speare, de Cervantes et de Goethe. Toutefois, ces noms demeurent unis comme par un lien mystérieux. De leurs créations rayonne un esprit qui est de même race; on y respire une douceur éternelle, comme le souffle de Dieu; comme dans la nature, une réserve discrète y fleurit. De même qu’il rappelle Shak(e)speare, Goethe rappelle constamment Cervantes, et il lui ressemble jusque dans les particularités du style, dans cette prose aisée, colorée de l’ironie la plus douce et la plus innocente. Cervantes et Goethe se ressemblent même dans leurs défauts, dans la prolixité des discours, dans ces longues périodes que nous rencontrons parfois chez eux, comparables à un cortège d’équipages royaux. Il ne se trouve souvent qu’une seule pensée assise dans une semblable période démesurément étendue, qui chemine gravement comme un grand carrosse de cour doré, et traîné par si chevaux panachés. Mais cette unique pensée est toujours quelque chose de considérable - si ce n’est même le souverain.

Je n’ai pu parler que par quelques indications de l’esprit de Cervantes, et de l’influence de son livre. Je puis moins encore m’étendre sur la valeur de son roman au point de vue de l’art, car il en faudrait venir à des discussions qui nous conduiraient trop loin dans le domaine de l’esthétique. Je ne puis ici qu’appeler l’attention en général sur la forme de son roman, et sur les deux figures qui en sont le centre. Cette forme est celle d’une description de voyage, forme qui a toujours été le cadre le plus naturel de cette sorte de composition : je ne rappelle ici que l’Ane d’or d’Apulée, le premier roman de l’antiquité. Plus tard, les poëtes ont voulu remédier à l’uniformité de ce genre, par ce que nous appelons aujourd’hui la fable du roman. Mais, par suite de leur pauvreté d’invention, la plupart des romanciers se sont emprunté leurs fables les uns aux autres; tout au moins ils ont toujours utilisé avec peu de modifications les fables les uns des autres, si bien que le retour des mêmes caractères, des mêmes situations et des mêmes complications, a fini par gâter quelque peu pour le public la lecture des romans. Pour échapper à l’ennui de fables romanesques ressassées, on revint pour quelque temps à la forme antique et originelle de la description de voyage. Mais celle-ci est de nouveau abandonnée, du moment qu’apparaît un poëte original avec des fables nouvelles et vivantes. C’est ainsi que dans la littérature, comme dans la politique, tout se meut selon la loi de l’action et de la réaction.

Quant aux deux figures qui s’appellent don Quixotte et Sancho Pansa, qui se parodient sans cesse et pourtant se complètent si merveilleusement qu’elles forment à vrai dire le héros du roman, elles témoignent autant de l’art que de la profondeur d’esprit du poëte. Tandis que, dans d’autres romans où le héros court seul à travers le monde, les écrivains ont dû recourir à des monologues, à des lettres, à un journal, pour donner à connaître les pensées et les impressions du héros, Cervantes peut introduire partout un dialogue naturel; et, comme l’une des figures parodie toujours les discours de l’autre, l’intention du poëte apparaît d’autant mieux. Depuis lors, on a imité de bien des manières cette double figure qui donne au livre de Cervantes un naturel si ingénieux, et d’où sort, comme d’un germe unique, le roman tout entier avec son feuillage luxuriant, ses fleurs odorantes, ses fruits éclatants, les singes et les oiseaux merveilleux qui se balancent sur ses branches, semblable à quelque arbre gigantesque de l’Inde.

Mais il serait injuste de mettre ici tout sur le compte d’une imitation servile; elle était si naturelle, l’introduction de deux figures comme celles de don Quixote et de Sancho, dont l’une, la figure poétique, court après les aventures, et l’autre, moitié par attachement, moitié par égoïsme, trottine derrière, sous la pluie et le soleil – telles que nous les avons nous-mêmes si souvent rencontrées dans la vie! Pour les reconnaître partout, dans l’art comme dans le monde, sous les déguisements les plus divers, il faut, il est vrai, avoir l’œil sur l’essentiel, sur leur signalement interne, et non pas sur les accidents de leur apparence extérieure. Je pourrais citer d’innombrables exemples. Ne retrouvons-nous pas don Quixote et Sancho aussi bien dans les figures de don Juan et de Leporello, que dans la personne de lord Byron et de son domestique Fletcher? Ne reconnaissons-nous pas ces mêmes types et leurs relations réciproques aussi bien dans la figure du chevalier de Waldsee et de son Gaspard Larifari, que dans celle de tel écrivain et de son libraire, ce dernier s’apercevant bien des folies de son auteur, et l’accompagnant toutefois fidèlement dans toutes ses campagnes vagabondes et idéales, pour en tirer un avantage solide. Et M. l’éditeur Sancho, bien que parfois il ne lui revienne que des horions reste pourtant toujours gras, tandis que le noble chevalier maigrit de plus en plus chaque jour.

Et ce n’est pas seulement chez les hommes, c’est aussi parmi les femmes, que j’ai souvent retrouvé les types de don Quixote et de son écuyer. Je me souviens surtout d’une belle Anglaise, une blondine enthousiaste, qui s’était échappée avec son amie d’une pension de jeunes filles, à Londres, et voulait parcourir le monde entier pour chercher un aussi noble cœur d’homme qu’elle l’avait rêvé dans les douces nuits de clair de lune. Son amie, une petite brune un peu forte, espérait, à cette occasion, sinon conquérir quelque chose de particulièrement idéal, tout au moins un mari de bonne mine. Je la vois encore sur la grève de Brighton, cette figure élancée, avec ses yeux bleus en quête d’amour, jetant des regards languissants sur la mer agitée, du côté des rives de France… Son amie, cependant, cassait des avelines, en trouvait l’amande excellente, et jetait les coques à la mer.

Toutefois, ni dans les chefs-d’œuvres d’autres artistes, ni dans la nature même, nous ne trouvons ces deux types aussi exactement présentés dans leurs relations réciproques que chez Cervantes. Chaque trait du caractère et de la personne de l’un correspond chez l’autre à un trait opposé et cependant similaire. Ici, chaque particularité a sa valeur, parce que c’est en même temps une parodie. Il y a même, entre Rossinante et le grison de Sancho, le même parallélisme ironique qu’entre l’écuyer et son chevalier, et les deux animaux sont en quelque sorte les porteurs symboliques des mêmes idées. Comme dans leur façon de penser, maître et serviteur offrent dans leur langage les plus remarquables contrastes, et je ne puis m’empêcher ici de signaler les difficultés que le traducteur a dû vaincre pour transporter en allemand la diction familière, raboteuse, paysanesque du bon Sancho. Avec sa manière hachée et souvent grossière de parler en proverbes, Sancho fait songer au fou du roi Salomon, Markulf, qui exprime comme lui, dans de courtes sentences, la sagesse expérimentale du commun peuple, en face d’un idéalisme pathétique. Don Quixote, au contraire, parle la langue des classes supérieures et cultivées, et, jusque dans la grandezza des ses périodes bien arrondies il représente le noble hidalgo. Parfois, cette construction des périodes est démesurément étendue, et la langue du chevalier ressemble à une altière dame de cour, en robe de soie bouffante, avec une longue queue traînant bruyamment. Mais les grâces, déguisées en pages, portent en souriant un bout de cette queue; les longues périodes se terminent par les tournures les plus gracieuses.

Nous résumons ainsi le caractère de la langue de don Quixote et de Sancho Pansa : le premier, quand il parle, semble toujours sur son grand cheval, l’autre parle comme s’il était assis sur son humble grison.

Il me reste à dire un mot des illustrations qui ornent la traduction nouvelle du Don Quixote dont j’écris la préface. Cette édition est le premier ouvrage littéraire qui paraisse en Allemagne, ainsi illustré. En Angleterre, et surtout en France, des illustrations de ce genre sont à l’ordre du jour, et obtiennent un succès presque enthousiaste. En Allemagne, où l’on va toujours consciencieusement au fond des choses, on se demandera sans doute si ces publications sont vraiment favorables à l’art? Je ne le crois pas. Elles montrent, il est vrai, comment la main spirituelle et facile d’un peintre peut saisir et rendre les créations du poëte; elles reposent aussi agréablement de la fatigue de la lecture; mais elles sont surtout un signe de la dégénération de l’art, qui, arraché au piédestal de son indépendance, est descendu à être le serviteur du luxe. Et puis il y a ici pour l’artiste non pas seulement une occasion et une tentation, mais une obligation même de ne toucher son sujet que d’une main rapide, et pour tout au monde de ne pas l’épuiser. Les gravures sur bois dans les anciens livres avaient un autre but, et ne peuvent être comparées à ces illustrations.

Celle de la présente édition ont été faites, d’après des dessins de Tony Johannot, par les premiers graveurs sur bois d’Angleterre et de France. Elles sont conçues et dessinées avec autant d’élégance et de caractère qu’on est en droit de l’attendre de Tony Johannot; malgré la rapidité du travail, on s’aperçoit que l’artiste a pénétré dans l’esprit du poëte. Les initiales et culs-de-lampe sont imaginés avec beaucoup d’esprit et de fantaisie, et l’artiste, dans une intention vraiment poétique, a choisi presque exclusivement, pour ces enjolivures, des dessins moresques. Ne voyons-nous pas, en effet, resplendir partout dans le Don Quixote le souvenir de l’heureux temps des Mores, comme un bel arrière-plan dans le lointain? Tony Johannot, un des plus excellents artistes de Paris, est Allemand de naissance.

Il est étonnant qu’un livre aussi riche en matière pittoresque que le Don Quixote n’ait pas encore rencontré un peintre qui en ait tiré les sujets d’une série d’œuvres indépendantes. Peut-être l’esprit du livre est-il trop facile et trop fantastique pour que, sous la main de l’artiste, la poussière diaprée de ses couleurs ne s’évanouisse pas? Je ne puis le penser. Car le Don Quixote, quelque léger et fantastique qu’il soit, pose pourtant sur le terrain solide de la réalité, comme il le fallait en effet pour qu’il devînt un livre populaire. Peut-être est-ce que, derrière les figures que le poëte fait passer devant nous, il y a des idées plus profondes que l’artiste plastique ne peut rendre, de telle sorte qu’il ne saurait saisir et reproduire que l’apparence extérieure, quelque saillante qu’elle puisse être, mais non pas son sens le plus profond? Ceci est vraisemblable. – D’ailleurs, bien des artistes se sont engagés à des dessins sur Don Quixote. Ce que j’ai vu, en fait de dessins anglais, espagnols, et français, antérieurs, était affreux. Quant aux artistes allemands, il faut que je rappelle ici notre grand Daniel Chodowiecki. Il a dessiné pour le Don Quixote une série de planches qui, gravées à l’eau-forte par Berger dans l’esprit de Chodowiecki, accompagnaient la traduction de Bertuch. La fausse idée conventionnelle et théâtrale que se faisait l’artiste, ainsi que ses contemporains, du costume espagnol, lui a beaucoup nui. Mais partout on voit que Chodowiecki a parfaitement compris le Don Quixote. J’en ai été réjoui, autant pour l’artiste que pour Cervantes lui-même; car il m’est toujours agréable de voir deux de mes amis s’aimer, comme je suis toujours charmé quand deux de mes ennemis tombent l’un sur l’autre. Le temps de Chodowiecki, période d’une littérature qui ne faisait que se former, qui avait encore besoin d’enthousiasme et devait repousser la satire, n’était pas précisément favorable à l’intelligence du Don Quixote, et cela témoigne en faveur de Cervantes, que ses personnages ont pourtant alors été compris et appréciés, comme cela témoigne en faveur de Chodowiecki, qu’il ait compris des figures comme don Quixote et Sancho Pansa, lui qui, plus peut-être que tout autre artiste, était l’enfant de son temps, et fut compris et apprécié par lui.

Parmi les plus récentes œuvres empruntées au Don Quixote, je mentionne ici avec plaisir quelques esquisses de Decamps, le plus original des peintres français vivants. – Mais un Allemand seul peut comprendre complètement le Don Quixote, et je l’ai senti ces derniers jours, avec la satisfaction la plus vive, en apercevant aux vitres d’une boutique d’estampes du boulevard Montmartre, une planche qui représente le noble Manchais dans sa chambre d’étude, et qui est dessinée d’après Adophe Schröter – un grand maître.


Écrit à Paris, pendant le carnaval de 1837.


(1) Ce passage se trouve dans le livre De l’Allemagne, tome I, page 288 et suiv. (Paris, M. Lévy, 1863).

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