Fragments autobiographiques

Heinrich Heine
Lettre écrite à M. Philarète Chasles, et publiée dans Revue de Paris (mars 1835).
Paris, 15 janvier 1835

Je viens de recevoir la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire, et je me hâte de vous donner les renseignements que vous me demandez.

Je suis né l’an 1800, à Dusseldorf, ville sur le Rhin, occupée depuis 1806 jusqu’en 1814 par les Français, de sorte que, dans mon enfance, j’ai respiré l’air de la France. J’ai reçu ma première éducation dans le couvent des Franciscains à Dusseldorf. Plus tard, j’entrai dans le gymnase de cette ville, qui fut alors nommé lycée. J’y passai par toutes les classes où l’on enseignait les humaniora, et je me suis distingué dans la classe supérieure, où le recteur Schallmayer enseignait la philosophie, le professeur Kramer les poëtes classiques, le professeur Brewer les mathématiques, et l’abbé Daulnoie la rhétorique et la poétique françaises. Ces hommes vivent encore, à l’exception du premier, prêtre catholique, qui prit un soin particulier de moi, je crois à cause du frère de ma mère, le conseiller aulique de Geldern, fameux médecin qui lui avait sauvé la vie. – Mon père était négociant et assez riche : il est mort. Ma mère, femme distinguée, vit encore, retirée du grand monde. J’ai une sœur, madame Charlotte de Embden, et deux frères, dont l’un, Gustave de Geldern (il a pris le nom de ma mère), est officier de dragons au service de Sa Majesté l’empereur d’Autriche; l’autre, le docteur Maximilien Heine, est médecin dans l’armée russe, avec laquelle il a passé le Balkan. – Mes études, interrompues par des caprices romanesques, par des essais d’établissements, par l’amour et d’autres maladies, furent continuées, l’an 1819, à Bonn, à Goettingue, à Berlin. J’ai résidé pendant trois ans et demi à Berlin, où j’ai vécu dans l’intimité des hommes les plus distingués dans les sciences, et où j’ai souffert de toute sorte de maladies, entre autres, d’un coup d’épée dans les reins, qui me fut administré par un certain Scheller, de Dantzig, dont je n’oublierai jamais le nom, parce qu’il est le seul homme qui ait su me blesser de la manière la plus sensible. – J’ai étudié pendant sept ans dans les universités que je viens de nommer, et ce fut à Goettingue, où je retournai, que je reçus le grade de docteur en droit, après un examen privé et une thèse publique où le célèbre Hugo, alors doyen de la faculté de jurisprudence, ne me fit pas grâce de la moindre formalité scolastique. Quoique ce dernier fait vous paraisse assez futile, je vous prie d’en prendre note, parce que, dans un livre qu’on vient de publier contre moi, on a soutenu que j’ai seulement acheté mon diplôme académique. De tous les mensonges qu’on a imprimés sur ma vie privée, c’est le seul que je voudrais voir démenti. Voyez l’orgueil du savant! Qu’on dise de moi que je suis bâtard, fils de bourreau, voleur de grand chemin athée, mauvais poëte: j’en ris; mais ça me déchire le cœur, de voir contester ma dignité doctorale (entre nous, quoique docteur en droit, la jurisprudence est précisément celle de toutes les sciences que je sais le moins). Dès l’âge de seize ans, j’ai fait des vers. Mes premières poésies furent publiées à Berlin, l’an 1821. Deux ans plus tard parurent de nouvelles poésies avec deux tragédies. L’une de ces dernières fut jouée et sifflée à Brunswick, capitale du duché de Brunswick. L’an 1825, parut le premier volume des Reisebilder; les trois autres volumes furent publiés, quelques années après, chez MM. Hoffmann et Campe, qui sont toujours mes éditeurs. De 1826 à 1831, j’ai résidé tour à tour à Lunebourg, à Hambourg et à Munich, où j’ai publié les Annales politiques, avec mon ami Linder. Pendant les intervalles, j’ai fait des voyages dans des pays étrangers. Depuis douze ans, j’ai toujours passé les mois d’automne au bord de la mer, ordinairement dans une des petites îles de la mer du Nord. J’aime la mer comme une maîtresse, et j’ai chanté sa beauté et ses caprices. Ces poésies sont contenues dans l’édition allemande des Reisebilder. Je les ai retranchées dans l’édition française, où j’ai aussi retranché la partie polémique, qui se rapporte à la noblesse de naissance, aux teutomanes et à la propagande catholique. Quant à la noblesse, je l’ai encore discutée dans la préface des Lettres de Kahldorf, que je n’ai pas écrites moi-même, comme le croit le public allemand. Pour les teutomanes, ces vieilles Allemagnes, dont le patriotisme ne consistait que dans une haine aveugle contre la France, je les ai poursuivis avec acharnement dans tous mes livres. C’est une animosité qui date encore de la Burschenschaft, dont je faisais partie. J’ai combattu en même temps contre la propagande catholique, les jésuites de l’Allemagne, tant pour châtier des calomniateurs qui m’ont attaqué les premiers, que pour satisfaire à des penchants protestants. Ces penchants, il est vrai, ont pu quelquefois m’entraîner trop loin; car le protestantisme n’était pas pour moi seulement une religion libérale, c’était aussi le point de départ de la révolution allemande, et j’appartenais à la confession luthérienne, non-seulement par acte de baptême, mais aussi par un enthousiasme batailleur qui me fit prendre part aux luttes de cette Église militante. Tout en défendant les intérêts sociaux du protestantisme, je n’ai jamais caché mes sympathies pathéistiques. Cela m’a fait accuser d’athéisme. Des compatriotes mal instruits ou malveillants ont depuis longtemps répandu la nouvelle que j’ai endossé la casaque saint-simonienne; d’autres me gratifient de judaïsme. Je regrette de n’être pas toujours en état de récompenser de tels services. Je n’ai jamais fumé; je n’aime pas non plus la bière, et ce n’est qu’en France que j’ai mangé la première choucroute. En littérature, j’ai tenté de tout : j’ai fait des poëmes lyriques, épiques et dramatiques; j’ai écrit sur les arts, sur la philosophie, sur la théologie, sur la politique… Que Dieu me le pardonne! Depuis douze ans ,je suis discuté en Allemagne; on me loue et on me blâme, mais toujours avec passion et sans cesse. Là, on m’aime, on me déteste, on m’apothéose, on m’injurie. Depuis presque quatre ans, je n’ai pas entendu un rossignol allemand.

C’est assez. Je deviens triste. Si vous demandez encore d’autres renseignements, je vous les donnerai très-volontiers. Je préfère toujours que vous les demandiez à moi-même. Parlez bien de moi, parlez bien de votre prochain, comme le recommande l’Évangile, et recevez l’assurance de l’estime et de la considération distinguée avec laquelle je suis, etc.

HENRI HEINE

(*) Lettre écrite à M. Philarète Chasles, et publiée dans Revue de Paris (mars 1835).

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