Le comique: du mécanique plaqué sur du vivant

Jacques Dufresne
Voici un résumé de la thèse de Bergson sur le rire et le comique.


Dans la vie courante, les hommes disposent depuis toujours d'un moyen efficace pour protéger la vie contre les assauts de la mécanique: le rire. Un passant dans la rue suit une jolie fille du regard. Il bute contre un obstacle et tombe. Rire! La vie est vigilance et souplesse; notre passant distrait a perdu l'une et l'autre. Il s'est comporté comme un robot.

C'est par des exemples de ce genre que le philosophe Henri Bergson démontre qu'au fond du comique il y a, parmi d'autres éléments, du mécanique plaquée sur du vivant. A propos du passant distrait, Bergson écrit: «ce qu'il y a de risible dans ce cas, c'est une certaine raideur de mécanique là où l'on voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilité d'une personne». D'une manière analogue, poursuit Bergson le comique pourra résulter du contraste entre une matière inerte, un vêtement par exemple et le corps vivant, ou à un autre niveau, entre le corps et l'âme, cette dernière représentant alors le pôle de la vie. D'où l'effet comique du déguisement dans un cas et du mensonge trahi par le corps dans l'autre.

Les analogies de ce genre peuvent être poussées très loin, mais au fond du comique «il y a toujours un arrangement d'actes et d'événements qui nous donnent, insérés l'un dans l'autre, l'illusion de la vie et la sensation nette d'un agencement mécanique».

«Tu voles trop pour un fonctionnaire de ton grade» dit un chef de service à l'un de ses subordonnés dans une pièce de Gogol». «La Russie est le seul pays où le passé est imprévisible», dit un moscovite résigné à ce que chaque nouveau secrétaire du parti communiste ordonne qu'on réécrive l'histoire du pays. Les mots d'esprit de Talleyrand sont célèbres. On sait que ce grand diplomate boitait. Telle dame de sa société était méchante et borgne. Un jour où Talleyrand venait de subir un échec, cette dame lui demanda, d'une voix fielleuse: comment allez-vous? Il lui répondit: comme vous voyez madame». Dans tous ces exemples on retrouve, subtilement déguisé, le contraste entre l'illusion de la vie et la sensation nette d'un agencement mécanique.

Dans le premier exemple, l'agencement mécanique c'est le caractère automatique du vol, l'illusion de la vie c'est l'apparente liberté de celui qui vole un peu plus qu'il ne devrait. Dans le second exemple, l'agencement mécanique c'est le caractère prévisible de la révision de l'histoire; l'illusion de la vie est introduite par le mot imprévisible. Quant au mot d'esprit de Talleyrand, il comporte plusieurs niveaux. L'agencement mécanique est d'abord suggéré par les deux infirmités et on le retrouve à un second niveau dans le caractère prévisible de la question méchante de la dame, de même que dans la réponse de Talleyrand, qui replace l'infirmité de la dame à l'avant-plan. L'illusion de la vie c'est l'apparente gratuité de la réponse et de la question.

Dans un monde où partout la mécanique est plaquée sur le vivant, tout n'est-il pas risible? Le succès des plus grands films de Charles Chaplin de même que celui des grands romans futuristes comme le Meilleur des mondes, ou 1984 ne s'explique-t-il pas ainsi? Sur cette pente on atteint toutefois vite le cynisme. La situation comique devient occasion de cynisme dans la mesure où la substitution de la mécanique au vivant devient la règle. Dans un monde totalement et irrémédiablement mécanisé, ce sont les petits sursauts craintifs de la vie qui provoqueraient le rire. On ne pourrait pas, sans provoquer l'hilarité autour de soi, évoquer «la spontanéité craintive des caresses» (Verlaine) dans un contexte où les rapports entre les sexes seraient réglés comme une chaîne de réflexes conditionnés.

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