Les projets pharaoniques d'Amazon.com

Bernard Lebleu
Le géant du commerce en ligne américain Amazon.com devrait s'imposer dans le domaine du livre électronique avec l'ouverture de «Search Inside the Book», un engin de recherche qui permettra de sonder le contenu même de centaines de milliers récents et anciens. Jeff Bezos et le technique du projet, Uri Mander, un des pionniers du développement d'outils de recherche pour le système UNIX, croient que la puissance de leur outil de recherche pourrait rivaliser en importance avec le moteur Google.
Les projets pharaoniques d’Amazon.com
Un des plus grands rêves de l’ère de l’information est de parvenir à constituer une bibliothèque contenant tout le savoir accumulé depuis que l’être humain a inventé des moyens de préserver et de transmettre ses connaissances. Cette version moderne de la bibliothèque d’Alexandrie, virtuelle cette fois, serait en voie d’être réalisée. Si l’on en croit le magazine Wired, les Américains seraient une fois de plus en tête du peloton. Le PDG d’Amazon.com, Jeff Bezos, a lancé son entreprise dans le plus ambitieux projet de numérisation de livres à ce jour. Dans son numéro de décembre 2003, le magazine Wired compare les grands projets de bibliothèques en ligne pour montrer à quel point les prétentions du leader du commerce de livre en ligne sont sérieuses et fondées, de devenir non seulement la plus grande bibliothèque virtuelle, mais un sérieux compétiteur de Google. Alors que les projets les plus célèbres n’affichent en général que quelques milliers d’ouvrages — 10 000 pour le projet Gutenberg, 100 000 pour Internet Archive, son plus proche concurrent —, Amazon compte mettre en ligne en 2004 un moteur de recherche qui recensera le contenu, mot à mot, de plusieurs millions de livres. Des conteneurs entiers de livres sont expédiés en Inde ou aux Philippines pour être numérisés par une main-d’œuvre bon marché. Imaginez la puissance d’un outil qui permettra de lancer une requête et de sonder en quelques secondes les entrailles de millions d’ouvrages de toutes les époques. Ubi Mander, une des concepteurs du système UNIX, et celui qui est à l’origine de ce projet, croit que la base de données «Search Inside the Book» d’Amazon pourra bientôt rivaliser avec les milliards de pages indexées par Google.

Les grands chantiers de numérisation ne manquent pas sur Internet. Parmi ceux-ci, la Bibliothèque nationale du Québec fait figure honorable en présentant sur son site plusieurs centaines d’ouvrages canadiens-français et québécois. Le projet Gallica de la Bibliothèque nationale de France est un des moins connus, mais à l’heure actuelle, sans doute le plus riche et le mieux conçu. La BNF offre sur le site Gallica plus de 80 000 titres anciens dont on a pris soin de numériser la table des matières ou l’index alphabétique, constituant par le fait même un index de recherche des plus précieux. Le projet Gallica ne cherche pas à concurrencer les éditeurs français et son travail se limite à mettre en ligne des ouvrages du domaine public, dont la date de publication remonte pour la grande majorité avant le XXe siècle. Les ouvrages ont été choisis de «manière à dessiner une bibliothèque patrimoniale et encyclopédique». Une bibliothèque «encyclopédique» malheureusement amputée d’une dimension essentielle: le savoir contemporain. Et c’est là qu’Amazon risque de s’imposer avec force. Le projet «Search Inside the Book» vise avant tout autant la diffusion électronique des ouvrages récents que des vieux livres. Le géant de l’édition Barnes & Nobles, qui avait lancé un vaste projet de eBook, a décidé de faire marche arrière devant les inextricables problèmes de droits d’auteurs que pose la diffusion du livre électronique. Jeff Bezos s’est attaqué résolument à cette question et est parvenu, après leur avoir fait signer des milliers de contrats, à convaincre les éditeurs américains des avantages de mettre en ligne le contenu intégral de leurs ouvrages. Les visiteurs pourront consulter l’image d’un certain nombre de pages – jusqu’à 20% de l’ouvrage – des ouvrages contenant l’expression faisant l’objet de leur recherche. Au-delà de ce nombre, l’internaute intéressé devra acheter et télécharger le livre en question. Les associations d’auteurs redoutent, avec raison sans doute, le projet du géant du commerce en ligne. Mais Bezos fait le pari qu’ils profiteront de la visibilité accrue que leur apportera son moteur de recherche.

Le journaliste de Wired ne manque d’établir l’inévitable comparaison avec la grande bibliothèque d’Alexandrie. Ce qu’on appelle la grande bibliothèque d’Alexandrie correspondait davantage à une académie des sciences et des arts qu’à une bibliothèque moderne. Le mot bibliothéke signifiait à l’origine le rayonnage sur lequel on déposait les papyrus. Fondée vers 295 av. J.-C. par Ptolémée 1er, la bibliothèque formait une partie d’un Musée, ou sanctuaire des Muses, à travers lequel les rois égyptiens espéraient réaliser le grand projet de cataloguage du savoir et du monde vivant entrepris par Aristote. Ptolémée II, nous dit l’historien Épiphane, «demandait aux rois et aux grands de ce monde de lui envoyer des œuvres de quelque nature qu’elles fussent.» En plus des centaines de milliers de rouleaux de papyrus en grec (Ammien, un commentateur romain, avance le chiffre de 700 000), les savants venus de toutes les contrées sur lesquelles avait soufflé le vent de la culture hellénistique, pouvaient y trouver un embryon de zoo, des échantillons de plantes. On s’y adonnait autant à la dissection qu’à l’astronomie. Selon les auteurs, on attribue tantôt aux chrétiensm tantôt aux Arabes, la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie. La légende, tenace mais sans fondement, soutient que les Barbares, au IIIe ou au VIIe siècle selon les auteurs, auraient alimenté avec les rouleaux de la bibliothèque le feu des fournaises des bains publics, jusqu’à la disparition complète de tout ce savoir hérité de plusieurs siècles.

Seuls les nombres permettent donc d’établir un rapprochement entre des grands projets comme celui d’Amazon, et celui de la légendaire bibliothèque d’Alexandrie. Il y a fort à parier que le site «Search Inside the Book» — Jeff Bezos rappelle qu’il s’agit avant tout d’un projet de nature commerciale — ressemblera davantage à une foire commerciale du livre qu’à une bibliothèque. La force de Google, au-delà de la puissance technique, réside dans la finesse des algorithmes qui déterminent le classement des résultats que nous renvoie son moteur de recherche. S’il avait fallu que la qualité de ces résultats soit entachée d’intérêts commerciaux, il est peu probable que l’outil aurait atteint le degré de popularité qu’il connaît aujourd’hui. Peut-on concevoir dès lors qu’Amazon, dont les intérêts sont liés à la vente des ouvrages qu’elle permet de consulter, puisse faire preuve du minimum d’objectivité requis pour faire de son site un lieu de recherche fiable? On peut au moins espérer que l’audace du géant du commerce de livres en ligne saura inspirer les gestionnaires des grandes bibliothèques à travers le monde.
Source: Wired, décembre 2003

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