De la justice entre les générations

Marc Chevrier
L'impôt sur les successions est l'une des façons de répartir équitablement la richesse entre les générations. Le politologue Philippe Resnick recommande une telle mesure pour le Canada. Marc Chevrier, s'inspirant de Hayek, met en relief les avantages et les inconvénients d'une telle mesure.
L'ex-Premier ministre Jacques Parizeau, dans sa déclaration d'adieu à l'Assemblée nationale du 15 décembre dernier, a fait écho au sentiment de désarroi que semble éprouver une partie de la jeunesse québécoise devant l'absence de perspectives d'avenir. Il a invité les membres de l'assemblée à considérer la possibilité de lever l'interdiction de la mise à la retraite obligatoire. En amendant la Loi sur les normes du travail, qui prohibe la retraite obligatoire, on pourrait rétablir un plus juste équilibre entre le désir des aînés de prendre une part active dans la société et celui des jeunes d'entrer dans le monde du travail.

Dans les années à venir, le sentiment d'exclusion et d'injustice éprouvé par cette jeunesse sceptique risque de s'exacerber. Les compressions budgétaires dans le secteur public et la rationalisation du travail dans les entreprises mettront encore plus de jeunes travailleurs sur le carreau et augmenteront en eux le sentiment que le contrat social, s'il en est un, joue en leur défaveur. De ces jeunes échaudés, on en entendra qui dénonceront la sécurité d'emploi des fonctionnaires, les syndicats et leur corporatisme, les licenciements aveugles dans les entreprises, le cumul éhonté des emplois et des bénéfices publics et les régimes d'emploi à deux vitesses, comme il en existerait dans les universités. Au concert de ces jeunes s'ajoutera l'indignation des aînés qui s'apercevront que l'État, sur lequel ils auront compté pour s'assurer une retraite décente, leur versera des rentes diminuées, voire point du tout. Tandis que plusieurs retraités d'aujourd'hui empochent de belles rentes, leurs successeurs devront se contenter de maigres prestations1.

Si nous pensons aujourd'hui la justice comme un rapport d'équilibre non seulement entre les personnes mais aussi entre les générations, c'est que nous avons pris l'habitude de vivre et d'espérer sous la protection de l'État-providence. Nous lui avons remis le soin de répartir la richesse entre les travailleurs et les chômeurs, entre les riches et les moins bien nantis, entre les personnes bien portantes et les malades. Cette répartition de la richesse prend aussi la forme d'un échange entre les générations. En investissant par leurs impôts dans l'éducation des jeunes, les adultes s'assurent d'une relève qui, quelques décennies plus tard, pourra cotiser au régime de retraite et payer leurs soins de santé à la vieillesse. Dans les sociétés traditionnelles, et encore aujourd'hui dans plusieurs régions de l'Afrique et de l'Asie, l'échange entre générations est l'affaire des familles. Les parents espèrent d'une progéniture nombreuse le moyen d'une assurance-vieillesse. Ils nourrissent et éduquent leurs enfants dans l'espoir qu'à leurs vieux jours, ils pourront compter sur leur aide. Persuadées que cette justice commutative des familles ne suffisait plus, les sociétés modernes ont fait de la justice entre générations une affaire d'État, régulée par l'assurance-sociale et la redistribution collective de la richesse.

Dans les temps de prospérité, comme nous en avons connus au lendemain de la Deuxième Grande guerre jusqu'au début des années soixante-dix, les mécanismes de cette assurance et de cette redistribution se sont implantés, sans que les ponctions faites par l'État ne pèsent d'un trop grand poids. La croissance soutenue de la richesse ouvrait les carrières publiques et privées aux talents et aux générations. Les protections syndicales semblaient établir plus de justice entre les travailleurs et les patrons. Sitôt arrivés le krach pétrolier de 1973, puis la conjugaison du chômage et de l'inflation, puis enfin la nouvelle économie d'aujourd'hui, qui crée de la richesse sans augmenter l'emploi et l'inflation, le système d'échange entre générations a commencé à accumuler des ratés, des inégalités de traitement, voire des aberrations. Ce qui tient ce système c'est un édifice fait de lois, de règlements publics et corporatifs, de contrats privés et de conventions collectives formant ce que l'on pourrait appeler «le complexe légal». Dans nos sociétés, nous employons beaucoup d'énergies et de personnes à maintenir ce complexe, qui régit dans le détail l'accès aux emplois et le partage des richesses, des privilèges et des pouvoirs de décision. Ce complexe a ses lourdeurs et se modifie moins vite que n'avance la société.

La justice entre générations est-elle réalisable? Idéalement, l'État devrait assurer un équilibre des charges et des bénéfices entre les générations. C'est là une vaste idée, que le Législateur devrait avoir comme point de mire, sans toutefois pouvoir prétendre la réaliser. Une foule incalculable de facteurs rendent ardue la réalisation de cette idée de justice. En fait, les conditions dans lesquelles l'État pratique l'échange entre les générations changent continuellement. Dans les années soixante, croissance et emploi allaient de pair, et les artisans de la Régie des rentes, de l'Éducation et de la Fonction publique québécoises étaient persuadés que toutes les générations auraient naturellement leur juste part. Ces artisans avaient en tête un horizon de justice particulier, à savoir qu'ils misaient sur certaines données sociales et économiques; par exemple, que la croissance économique serait sans fin, ou que l'État, en stimulant la demande de consommation par des emprunts, pourrait ensuite rentrer dans ses frais. Aujourd'hui, notre horizon de justice est tout autre, mais le «complexe légal», qui évolue moins vite, procède encore de l'horizon qu'avaient les modernisateurs des années soixante.

L'évolution du Régime des rentes du Québec montre la difficulté d'assurer entre les générations un équilibre des charges et des bénéfices. Ce régime, qui table sur la capitalisation des cotisations des travailleurs pour leur garantir des rentes de retraite, est censé établir une certaine correspondance entre les cotisations et les rentes. Or, le taux de cotisation, qui était à 3,6% en 1965, s'est accru progressivement jusqu'à 5,6% au premier janvier de cette année, et il devra progresser encore pour garantir des recettes suffisantes. Alors que le montant total des prestations versées aux rentiers ne cesse d'augmenter d'année en année, de même que le nombre des bénéficiaires, le nombre des cotisants au Régime baisse petit à petit depuis 1989. L'actif accumulé par le Régime, qui avait crû jusqu'en 1994, a alors commencé à décroître. Depuis 1983, les cotisations annuelles ne suffisent plus à payer les rentes versées dans l'année, et le Régime a dû compter de plus en plus sur ses revenus de placement, plutôt variables, pour combler ses besoins.

Ce rapide coup d''il jeté sur le Régime des rentes nous permet de voir que l'État, qui ne contrôle ni la démographie ni l'économie, navigue à vue dans un épais brouillard quand il s'emploie à transférer la richesse entre les générations.

Les moyens de la réaliser. La cohésion du complexe légal est aussi affaire de perception. Quand les jeunes sont persuadés que leurs aînés accaparent les emplois et les ressources de l'État, quand la classe moyenne s'aperçoit qu'elle fait les frais de l'ajustement des régimes de retraite, quand les chômeurs se convainquent que leur malheur vient de conventions collectives faisant passer l'ancienneté avant la compétence, la solidarité entre les générations et les personnes s'émousse. Pour redresser le complexe légal, certains préconiseront une réforme de l'organisation du travail, par le travail partagé dans les entreprises et au sein du gouvernement; d'autres viseront plutôt les rigidités et les monopoles et revendiqueront l'abolition de la sécurité d'emploi et la réduction du poids des syndicats et des conventions collectives dans la gestion du travail. Un consensus semble se dessiner au Québec sur la nécessité du changement. Mais ce consensus risque d'être vide, si l'on ne s'entend pas sur les méthodes de ce changement.

D'autres, comme le politologue Philippe Resnick, croient que la justice entre générations trouve sa solution dans la fiscalité, soit dans le rétablissement des droits de succession. Cet impôt particulier, prélevé sur les héritages, a déjà été perçu par le gouvernement fédéral de 1941 à 1972, et par le Québec, jusqu'en 1985. Dans un article publié dans Le Devoir du 29 décembre dernier, Ph. Resnick nous invite à lire le philosophe anglais John Stuart Mill et ses Principes de l'économie politique. Selon Mill, si l'Homme a un droit de propriété incontestable sur les produits de son labeur et de ses investissements et celui d'en disposer à sa guise, il n'a toutefois aucun droit absolu de recevoir la fortune d'autrui. Mill ne voit aucune objection de principe à ce que l'État fixe une limite à ce qu'une personne peut acquérir par la seule faveur d'autrui, sans avoir elle-même exercé ses propres capacités. C'est pourquoi les héritages et les legs devraient être assujettis, au-delà d'un certain montant, à l'impôt progressif, de telle manière que le bénéfice des fortunes revienne à la collectivité.

Suivant à la lettre les recommandations de Mill, Resnick imagine un impôt sur l'héritage, qui taxerait les héritages de plus de 250 000 dollars à un taux de 25%, et de 50% tout héritage dépassant le million. Pour lui, c'est surtout un argument de justice intergénérationnelle qui justifie la levée d'un tel impôt. La raison en est que les baby-boomers, qui ont profité de l'État-providence durant leur vie doivent aider, à leur décès, à éponger la dette léguée à leurs successeurs. Cet impôt, croit -il, sauverait l'État-providence de la faillite et tournerait à l'avantage de toutes les générations.

La tentation de rétablir l'impôt sur les successions peut être grande. Selon certains analystes financiers, au cours des dix à quinze prochaines années la génération dite des baby-boomers devrait, au Canada, recevoir en héritage une fortune de l'équivalent d'un trilliard de dollars2... En 1993, une commission ontarienne sur l'équité fiscale recommandait le rétablissement d'un impôt fédéral sur le transfert de la richesse, applicable aux transferts au décès3. La plupart des pays membres de l'OCDE imposent les héritages, sauf le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande. L'étude comparative de la taxation de la richesse montre toutefois que cette forme d'imposition rapporte relativement peu. De plus, ce genre d'impôt se prête à l'évitement fiscal et incite les fortunes à voler vers des cieux plus cléments.

S'il existe des arguments moraux pour l'imposition des héritages, il en existe aussi pour le maintien et la transmission des fortunes. Le philosophe et économiste autrichien F.A. Hayek a mis en lumière l'utilité sociale des grandes fortunes4. Pour lui, la plus grande utilité de la richesse ne réside pas dans les avantages matériels, mais dans la possibilité offerte à son détenteur d'explorer des valeurs non lucratives. La transmission des fortunes à travers les générations agirait comme une forme de loterie, qui réserverait à une minorité, libérée de tout souci matériel, la liberté de se consacrer à des activités non lucratives, ou de les soutenir. Beaucoup d'oeuvres d'art et de découvertes scientifiques n'auraient pas vu le jour sans l'aide d'un mécène ou d'un philanthrope capable, dans les domaines de la pensée, des goûts et des croyances, de mener une vie indépendante. De plus, les gens fortunés agissent comme des défricheurs qui, en achetant de nouveaux produits hors de prix à l'origine, contribuent à rentabiliser les investissements faits sur ces produits et à en abaisser ensuite le prix, au profit du plus grand nombre.

Il n'est donc pas évident que la justice intergénérationnelle justifie l'imposition de la richesse. Si l'on devait toutefois le faire, le taux de taxation devrait être raisonnable, de manière à ne pas annihiler les fortunes ou les faire fuir; dans ce cas, au contraire de ce que pense Resnick, l'impôt sur l'héritage serait loin de pouvoir renflouer l'État-providence.

La proposition de Resnick révèle par ailleurs le danger qu'il y a à utiliser l'argument de la justice entre générations pour justifier de nouvelles règles de partage de la richesse. Ce que nous appelons générations sont des abstractions mathématiques qui nous permettent de décrire des réalités démographiques d'ensemble. Ces abstractions sont utiles d'un point de vue statistique, et nous permettent de saisir des tendances. Cependant, utilisées pour catégoriser les personnes et leur attribuer des droits et des obligations, ces abstractions conduisent à de fausses généralisations. Personne ne se promène dans la rue avec un petit triangle sur le front indiquant: «génération baby-boomers», «génération x». Il y a des quadragénaires diplômés qui chôment et des jeunes qui s'en sortent très bien. Bref, on ne peut présumer que tous les citoyens nés entre 1945 et 1960 sont des profiteurs et ont contracté par le fait même une dette envers les générations subséquentes.

La proposition de Philippe Resnick comporte aussi un autre travers de pensée: celui qui consiste à croire que la justice entre générations est uniquement l'affaire de l'État. Certes, nous devrons adapter le «complexe légal» à l'horizon de justice d'aujourd'hui, en réformant l'organisation du travail, les lois et la fiscalité. Mais la justice entre générations devrait aussi être le souci des personnes, qui, par leurs initiatives, leurs connaissances et leur solidarité, peuvent partager leur richesse et leur expérience. Tant et aussi longtemps que nous nous cantonnerons dans nos rôles sociaux: travailleurs, syndiqués, employeurs, cadres, fonctionnaires, professeurs, étudiants, etc., l'État apparaîtra comme la seule autorité capable de faire bouger le «complexe légal». Et nous risquerons de définir nos droits et obligations en fonction de catégories formelles d'appartenance, dans une surenchère de plaintes et d'accusations, et dans la plus grande immobilité.


Notes
1. Voir A. Dubuc, «L'injustice au service de la justice», La Presse, samedi 9 mars 1996.
2. «Trillion Dollars Babies», Montreal Business Magazine, déc. 1995.
3. Rapport de la Commission de l'équité fiscale de l'Ontario, Une fiscalité équitable dans un monde en perpétuel changement, 1993.
4. Friedrich A. Hayek, la Constitution de la liberté, Paris, Litec, 1995.

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