La piété filiale selon Thomas d’Aquin: de la déférence envers les aînés à l’amitié politique
Dans une société où la piété filiale se fait rare, seule la générosité naturelle des uns et la souffrance partagée des autres peut faire prendre conscience de la dette d’honneur et d’amour que les jeunes et les vieux ont les uns envers les autres.
La piété filiale consiste à faire preuve de déférence envers les parents qui nous ont donné la vie et l’éducation. Or l’enfant ne peut rien redonner qui s’approche tant soit peu de l’existence biologique et sociale qu’il a reçue de ses parents. La déférence consiste donc à offrir des honneurs qui témoignent de la grandeur du don reçu et le repayent par des sentiments sincères et un renforcement du statut social des donateurs. La piété est « conservatrice » : elle rend hommage aux anciens qui ont permis aux jeunes d’avoir un avenir.
La piété filiale présuppose un ordre social, une justice et un gouvernement exercé par des autorités compétentes et bienveillantes. La piété entretient l’affection entre les citoyens et envers les dirigeants. Elle consiste en devoirs moraux informels, subjectifs, qui viennent parfaire les devoirs légaux. On remplira ceux-ci non seulement par la conformité extérieure des actions, mais par une réelle sincérité.
L’État et l’économie qui pourvoient à de nombreux besoins et créent une infinité de désirs viennent brouiller et déplacer les relations de dépendance. L’individualisme et le culte de la jeunesse rendent difficile la pratique de la piété filiale. La disparition des formes de politesse les plus élémentaires la relègue aux oubliettes. Le règne de l’enfant roi va jusqu’à inverser la déférence : c’est maintenant l’enfant qui est honoré.
Pour Thomas, les vertus ne sont pas des conventions sociales, mais des aptitudes naturelles qui doivent être éduquées et perfectionnées par la raison. La déférence qui rend honneur aux parents est en fait une crainte devant la grandeur des parents dont l’enfant sent bien qu’il dépend entièrement. Il s’agit de la crainte filiale, la peur de perdre l’amour des parents.
L’épidémie d’angoisse que vit actuellement la jeunesse n’est-elle pas l’effet d’une accumulation de crainte filiale? L’angoisse de l’échec scolaire, plus répandu que jamais, est en bonne partie une crainte de décevoir les parents. N’est-ce pas le prix à payer par les jeunes pour ne pas savoir rendre ce qu’ils doivent à leurs parents? Les Tanguy qui restent chez leurs parents jusqu’à un âge de plus en plus avancé ne paient-ils pas le prix d’une dépendance qu’on refuse de reconnaître?
L’un des enseignements de Thomas sur la déférence est que l’inégalité du don, dans la dépendance familiale, suppose que le parent accepte la déférence qui lui est rendue comme étant suffisante à honorer la dette de l’enfant. Celui-ci accède graduellement au stade de l’indépendance en honorant ses dettes envers ses parents. Cela est impossible en termes d’actions et de dons matériels : l’enfant ne pourra jamais redonner autant qu’il a reçu. La dette ne peut être honorée que lorsque le parent considère la volonté sincère de redonner comme équivalente au don initial. Ce qui compte, c’est bien sûr l’intention.
Lorsque le parent considère l’intention exprimée dans l’honneur qui lui est rendu par son enfant, il accède à une relation d’intériorité dans laquelle la bonne volonté de chacun peut égaler celle de l’autre. Les parents sont devenus des amis. Pour Thomas, la déférence est compatible avec l’égalité de l’amitié. Des amis peuvent se la témoigner à tour de rôle. Un enfant parvenu à cette relation d’égal à égal avec ses parents est devenu un adulte, un citoyen.
Le temps qui passe va toutefois réintroduire une inégalité : le parent va vieillir et passer graduellement de l’indépendance à la dépendance. L’enfant devenu grand peut devenir le donateur et le pourvoyeur, et le parent peut lui rendre honneur pour ce qu’il ne peut plus lui rendre matériellement. Ceux qu’on appelle les aidants naturels vivent aujourd’hui la piété filiale de cette façon lorsqu’ils s’occupent de leurs parents devenus vieux.
Cependant, les autres, les enfants rois qui n’ont pas appris à honorer leurs parents, sont incapables d’accéder à une relation d’égal à égal avec leurs parents et probablement avec qui que ce soit. Ils ont été en outre placés dans une relation de dépendance envers un État et une économie avec lesquels aucune relation personnelle n’est possible. Ils ne sont pas vraiment adultes. Lorsque la vigueur des parents décline dans une société d’adultes-enfants, la dépendance se généralise.
La piété est une vertu qui honore un ordre social qui préexiste aux nouvelles générations. Ses dysfonctionnements sont le fait d’un ordre social déliquescent. L’angoisse des jeunes provient peut-être non seulement de l’incapacité à être à la hauteur des dons reçus de leurs parents, mais aussi d’une incapacité à être la hauteur des dons reçus par leur entourage au sens large. Ces dons devraient entretenir l’amitié civique. L’humain n’est indépendant qu’en groupe. Être privé d’amitié civique revient à être seul face à des institutions privées et publiques toutes-puissantes. La perte du sens de la déférence plonge les jeunes aussi bien que les vieux dans l’angoisse de la solitude.
Il ne faut pas sous-estimer la persistance de la piété filiale chez de nombreuses personnes à qui des relations humaines saines et bienveillantes ont naturellement appris à honorer les autres, malgré le déclin de la civilité. Il est possible que bien des enfants-rois accèdent à la vie adulte et politique par un choc avec les duretés de la vie qui les fera tomber de leur trône. L’appel à l’aide de ceux que l’âge a forcés à faire preuve d’humilité peut aussi provoquer un sursaut de générosité.
Dans une société où la piété filiale se fait rare, seule la générosité naturelle des uns et la souffrance partagée des autres peut faire prendre conscience de la dette d’honneur et d’amour que les jeunes et les vieux ont les uns envers les autres. Le déclin de la déférence n’est toutefois que l’indice d’un problème plus grave: celui d’un ordre social et d’une justice qui ne tiennent pas compte des relations naturelles entre les générations.