Les Génies
Avant d'aller plus loin, fixons la valeur de cette expression, l'Art, qui revient souvent sous notre plume.
Nous disons l'Art comme nous disons la Nature; ce sont là deux termes d'une signification presque illimitée. Prononcer l'un ou l'autre de ces mots, Nature, Art, c'est faire une évocation, c'est extraire des profondeurs l'idéal, c'est tirer l'un des deux grands rideaux de la création divine. Dieu se manifeste à nous au premier degré à travers la vie de l'univers, et au deuxième degré à travers la pensée de l'homme. La deuxième manifestation n'est pas moins sacrée que la première. La première s'appelle la Nature, la deuxième s'appelle l'Art. De là cette réalité: le poête est prêtre.
Il y a ici-bas un pontife, c'est le génie.
Sacerdos magnus.
L'Art est la branche seconde de la Nature.
L'Art est aussi naturel que la Nature.
Par Dieu, — fixons encore le sens de ce mot, — nous entendons l'infini vivant.
Le moi latent de l'infini patent, voilà Dieu.
Dieu est l'invisible évident.
Le monde dense, c'est Dieu.
Dieu dilaté, c'est le monde.
Nous qui parlons ici, nous ne croyons à rien hors de Dieu.
Cela dit, continuons.
Dieu crée l'art par l'homme. Il a un outil, le cerveau humain. Cet outil, c'est l'ouvrier lui-même qui se l'est fait; il n'en a pas d'autre.
Forbes, dans le curieux fascicule feuilleté par Warburton et perdu par Garrick, affirme que Shakespeare se livrait à des pratiques de magie, que la magie était dans sa famille, et que le peu qu'il y a de bon dans ses pièces lui était dicté par «un Alleur», un Esprit.
Disons-le à ce propos, car il ne faut reculer devant aucune des questions qui s'offrent, ç'a été une bizarre erreur de tous les temps de vouloir donner au cerveau humain des auxiliaires extérieurs. Antrum adjuvat vatem. L'oeuvre semblant surhumaine, on a voulu y faire intervenir l'extra-humain; dans l'antiquité le trépied, de nos jours, la table. La table n'est autre chose que le trépied revenant.
Prendre au pied de la lettre le démon que Socrate se suppose; et le buisson de Moïse, et la nymphe de Numa, et le dive de Plotin, et la colombe de Mahomet, c'est être dupe d'une métaphore.
D'autre part, la table, tournante ou parlante, a été fort raillée. Parlons net, cette raillerie est sans portée. Remplacer l'examen par la moquerie, c'est commode, mais peu scientifique. Quant à nous, nous estimons que le devoir étroit de la science est de sonder tous les phénomènes; la science est ignorante et n'a pas le droit de rire; un savant qui rit du possible est bien près d'être un idiot. L'inattendu doit toujours être attendu par la science. Elle a pour fonction de l'arrêter au passage et de le fouiller, rejetant le chimérique, constatant le réel. La science n'a sur les faits qu'un droit de visa. Elle doit vérifier et distinguer. Toute la connaissance humaine n'est que triage. Le faux compliquant le vrai n'excuse point le rejet en bloc. Depuis quand l'ivraie est-elle prétexte à refuser le froment? Sarclez la mauvaise herbe, l'erreur, mais moissonnez le fait et liez-le aux autres. La science est la gerbe des faits.
Mission de la science: tout étudier et tout sonder. Tous, qui que nous soyons, nous sommes les créanciers de l'examen; nous sommes ses débiteurs aussi. On nous le doit et nous le devons. Éluder un phénomène, lui refuser le paiement d'attention auquel il a droit, l'éconduire, le mettre à la porte, lui tourner le dos en riant, c'est faire banqueroute à la vérité, c'est laisser protester la signature de la science. Le phénomène du trépied antique et de la table moderne a droit comme un autre à l'observation. La science psychique y gagnera, sans nul doute. Ajoutons ceci, qu'abandonner les phénomènes à la crédulité, c'est faire une trahison à la raison humaine.
Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls, et il explique le fait, chant XVIII de l'Iliade, en disant que Vulcain leur forgeait des roues invisibles. L'explication ne simplifie pas beaucoup le phénomène. Platon raconte que les statues de Dédale gesticulaient dans les ténèbres, étaient volontaires, et résistaient à leur maître, et qu'il fallait les attacher pour qu'elles ne s'en allassent pas. Voilà d'étranges chiens à la chaîne. Fléchier mentionne à la page 52 de son Histoire de Théodose, à propos de la grande conspiration des sorciers du quatrième siècle contre l'empereur, une table tournante dont nous parlerons peut-être ailleurs pour dire ce que Fléchier ne dit point et semble ignorer. Cette table était couverte d'une lame ronde faite de plusieurs métaux, ex diversis melallicis materiis fabrefacto, comme les plaques de cuivre et de zinc employées actuellement par la biologie. On le voit, le phénomène, toujours rejeté et toujours reparaissant, n'est pas d'hier.
Du reste, quoi que la crédulité en ait dit ou pensé, ce phénomène des trépieds et des tables est sans rapport aucun, c'est là que nous voulons en venir, avec l'inspiration des poètes, inspiration toute directe. La sibylle a un trépied, le poète non. Le poête est lui-même trépied. Il est le trépied de Dieu. Dieu n'a pas fait ce merveilleux alambic de l'idée, le cerveau de l'homme, pour ne point s'en servir. Le génie a tout ce qu'il lui faut dans son cerveau. Toute pensée passe par là. La pensée monte et se dégage du cerveau, comme le fruit de la racine. La pensée est la résultante de l'homme. La racine plonge dans la terre; le cerveau plonge en Dieu.
C'est-à-dire dans l'infini.
Ceux qui s'imaginent, — il y en a, témoin ce Forbes, — qu'un poème comme le Médecin de son honneur ou le Roi Lear peut être dicté par un trépied ou par une table, errent étrangement. Ces œuvres sont des œuvres de l'homme. Dieu n'a pas besoin de faire aider Shakespeare ou Calderon par un morceau de bois.
Donc écartons le trépied. La poésie est propre au poête. Soyons respectueux devant le possible, dont nul ne sait la limite, soyons attentifs et sérieux devant l'extra-humain, d'où nous sortons et qui nous attend; mais ne diminuons pas les grands travailleurs terrestres par des hypothèses de collaborations mystérieuses qui ne sont point nécessaires, laissons au cerveau ce qui est au cerveau, et constatons que l'oeuvre des génies est du surhumain sortant de l'homme.
L’art suprême est la région des Égaux.
Le chef-d'œuvre est adéquat au chef-d'œuvre.
Comme l'eau qui, chauffée à cent degrés, n'est plus capable d'augmentation calorique et ne peut s'élever plus haut, la pensée humaine atteint dans certains hommes sa complète intensité. Eschyle, Job, Phidias, Isaïe, saint Paul, Juvénal, Dante, Michel-Ange, Rabelais, Cervantès, Shakespeare, Rembrandt, Beethoven, quelques autres encore, marquent les cent degrés du génie.
L'esprit humain a une cime.
Cette cime est l'idéal.
Dieu y descend, l'homme y monte. Dans chaque siècle, trois ou quatre génies entreprennent cette ascension. D'en bas, on les suit des yeux. Ces hommes gravissent la montagne, entrent dans la nuée, disparaissent, reparaissent. On les épie, on les observe. Ils côtoient les précipices; un faux pas ne déplairait point à certains spectateurs. Les aventuriers poursuivent leur chemin. Les voilà haut, les voilà loin; ce ne sont plus que des points noirs. Comme ils sont petits! dit la foule. Ce sont des géants. Ils vont. La route est âpre. L'escarpement se défend. À chaque pas un mur, à chaque pas un piège. À mesure qu'on s'élève, le froid augmente. Il faut se faire son escalier, couper la glace et marcher dessus, se tailler des degrés dans la haine. Toutes les tempêtes font rage. Cependant ces insensés cheminent. L'air n'est plus respirable. Le gouffre se multiplie autour d'eux. Quelques-uns tombent. C'est bien fait. D'autres s'arrêtent et redescendent. Il y a de sombres lassitudes. Les intrépides continuent; les prédestinés persistent. La pente redoutable croule sous eux et tâche de les entraîner; la gloire est traître. Ils sont regardés par les aigles, ils sont tâtés par les éclairs; l'ouragan est furieux. N'importe, ils s'obstinent. Ils montent. Celui qui arrive au sommet est ton égal, Homère.
Ces noms que nous venons de dire, et ceux que nous aurions pu ajouter, redites-les. Choisir entre ces hommes, impossible. Nul moyen de faire pencher la balance entre Rembrandt et Michel-Ange. Et, pour nous enfermer seulement dans les écrivains et les poêtes, examinez-les l'un après l'autre. Lequel est le plus grand? Tous.