La crise financière de 2007-2008: réflexions

Jacques Dufresne

Quand on construit tout un édifice financier sur l'hypothèse que la valeur des maisons va toujours croître, quels que soient les profits que l'on tirera artificiellement de cette croissance, c'est que l'ultime lien avec le réel a été rompu...ce qui explique, en profondeur, pourquoi l'humanité est menacée de famine en ce moment. La crise financière et la crise alimentaire ont une  cause commune: l'oubli du réel.

La spécialisation combinée avec l'éclatement du savoir ne peut avoir que des conséquences catastrophiques. C'est l'une des leçons que l'on peut tirer de la crise financière de 2007-2008, dite crise des subprimes ou crise des papiers commerciaux. La spécialisation nous incite à ne prendre en considération que les aspects techniques d'une question, l'éclatement du savoir nous empêche d'établir des liens entre, par exemple, les aspects économiques et les aspects moraux, sociaux, psychologiques et philosophiques de la même question.

La crise des subprimes, dont le coût, en date du 8 avril 2008, s'élevait à près de mille milliards de dollars, selon le FMI, a été, pour plusieurs, l'occasion de découvrir que les prêts hypothécaires sont devenus une chose aussi difficile à comprendre pour le commun des mortels que la physique nucléaire ou les nanotechnologies. Chacun estime donc normal qu'on s'en remette aux spécialistes pour y voir clair, sans trop s'inquiéter du fait que les mêmes spécialistes, étant aussi les responsables de la catastrophe, on les institue ainsi juges dans leur propre procès. Les explications plus fondamentales se trouvent donc discréditées à l'avance. Puisque le problème est technique, puisqu'il est analogue à l'écrasement d'un avion, toute explication autre que celle des experts semble dénuée de pertinence. Et ces explications autres, il est de plus en plus difficile de les formuler, tout simplement parce que le savoir ambiant éclaté rend pratiquement impossibles les associations d'idées qui en seraient le fondement.


L' ABC de la crise des subprimes.

Traditionnellement, l'acte hypothécaire était simple, unifié, réel, réglementé, transparent. Simple: le futur propriétaire faisait appel à un prêteur, lequel de son côté s'assurait de la solvabilité de son client. Unifié: c'est la même institution qui accordait l'hypothèque et en assumait la responsabilité. Réel: c'est la richesse des parties en cause, l'institution financière et l'acheteur, qui déterminait leur aptitude à assumer leur responsabilité. Réglementé: le banquier local devait suivre les règles de la banque centrale, qui elle-même devait se conformer à celles de l'État. Transparent: l'hypothèque était enregistrée et aucun fonds spéculatif à l'identité incertaine ne pouvait en modifier la nature.

Aux États-Unis cet acte est aujourd'hui divisé, complexe, abstrait, opaque, déréglementé.

Divisé

Le premier intervenant est un vendeur d'hypothèques totalement indépendant de la banque qui va bientôt prendre le relais en débloquant les fonds nécessaires à l'achat de la maison. Une fois qu'il a refilé le contrat à la banque et encaissé sa commission, le vendeur est libéré de toute responsabilité à l'égard de la maison et de l'acheteur. Pour accroître ses ventes et assurer ainsi la croissance de l'ensemble du système, il ira même jusqu'à souffler à l'oreille de son client qu'il peut inscrire dans la case "revenus" du formulaire la somme qui lui permettra d'obtenir le prêt correspondant à la maison de ses rêves. Ce procédé est connu et admis sous le nom de liar's loan. Il s'agit bien d'un prêt sur mensonge.

"Au départ tout est simple, écrit Jacques Gravereau. Il s'agit d'élargir l'accès au marché immobilier américain à tous les ménages, même les plus fragiles. Les banques prêtent donc aux dits ménages en créant une prime exceptionnelle (subprime) pour le risque de défaut. Elles vont ainsi détenir dans leurs comptes une quantité de papier, contrepartie de ces prêts risqués, qui sont autant de revenus futurs au fur et à mesure des remboursements supposés. Rien que du potentiel positif donc.

Les banques vont alors construire une fusée à trois étages, de plus en plus gros et opaques. Ces trois étages s'appellent ABS (asset backed securities), CDO (collateralized debt obligations) et SIV (spécial investment vehicles). La clé pour comprendre le problème est le concept de « titrisation » : on amalgame tous les papiers financiers que l'on détient et on compose un gros paquet virtuel découpé par morceaux. Ces morceaux sont revendus à d'autres banques, dotés d'une valeur et d'un cours.

Mais comment la banque peut-elle s'accommoder d'une telle pratique? Le non initié est d'abord porté à croire que c'est aux dépens du propriétaire que le vaste réseau de profiteurs se met en place. Ce n'est pas tout à fait vrai. Pour peu qu'il connaisse les règles du jeu, le propriétaire peut en tirer profit lui aussi. Non seulement on n'exige pas de lui de versement initial, mais encore on lui offre, pour les deux premières années de son contrat, des taux d'intérêt dérisoires... Pendant ce temps, sa maison prend de la valeur, ce qui lui permet de négocier un second contrat avantageux après deux ans.

Sommes-nous encore sur terre? Quel est donc ce jeu merveilleux auquel tous les joueurs gagnent ? C'est le jeu du partage de la croissance annuelle de la valeur des maisons. Cette croissance, il faut le préciser, est tenue pour certaine, c'est seulement sur le taux d’intérêt qu'il subsiste une incertitude, laquelle devient l'objet de la spéculation. Et il est vrai que la valeur des maisons a généralement tendance à croître, mais une tendance, si forte soit-elle, n'est pas toutefois l'équivalent d'un phénomène naturel prévisible, comme le jour après la nuit. Le jeu peut devenir si captivant et si irréaliste que la tendance un jour s'inverse. C'est précisément ce qui s'est produit aux États-Unis.

Complexe

L'aperçu que nous venons de donner du système en montre bien la complexité. Il ne s'agit pourtant que du schéma le plus simple. Il faut aussi prendre en compte le rôle joué par les agences de notation ou d'évaluation du crédit des entreprises. Il se trouve que ces agences ont presque toujours attribué d'excellentes cotes aux banques d'investissement comme la Bear Stearns. Soit dit en passant, ces agences comptent parmi les entreprises les plus profitables au monde. Bien entendu, elles ont participé avec empressement au partage de l'appréciation des maisons, tout comme les compagnies d'assurance, auxquelles les banques d'investissement ont payé des primes élevées pour rendre encore plus rassurants leurs produits financiers offerts aux investisseurs. Sauf que ces assureurs n'avaient pas les moyens de leurs engagements. Qu'importe, les produits en cause ont paru si sûrs que les financiers les plus avertis d'Europe et du Japon, de même que les fonds de pension et les banques les plus solides ont mordu à l'appât.

Opaque

Imaginons maintenant des corsaires croisant autour du parc immobilier virtuel: le système financier présidant aux destinées du parc immobilier réel. Ces corsaires, les fonds spéculatifs, qui ont leur port d'attache aux îles Cayman ou dans d'autres paradis fiscaux, sont soumis à un minimum de règles dont une qui leur interdit de faire appel aux petits investisseurs. Leur capital leur venant de financiers à la fois bien informés et capables d'assumer de grands risques, ils peuvent pratiquement tout se permettre. Ils sont en plus favorisés sur le terrain par une gestion simple et un minimum de transparence. Le mot hedge signifie haie. D'où le nom français de fonds de couverture. À l'origine les hedge funds étaient destinés à protéger des transactions comportant une trop grande part d'incertitude. Par exemple, quand une centrale électrique veut s'assurer un an d'avance d'un approvisionnement de pétrole à un prix fixe, elle peut faire appel à un hedge fund, lequel lui vendra aujourd'hui à x dollars le baril, une quantité y de pétrole qui ne lui sera livré que dans un an. Le prix ainsi fixé est évidemment fonction d'un pari sur le prix du pétrole dans un an, ce qui aide à comprendre pourquoi les fonds de couverture sont rapidement devenus des fonds spéculatifs, nom sous lequel on les connaît surtout aujourd'hui. Ils peuvent intervenir souvent à très court terme sur un grand nombre de théâtres d'opération.

Déréglementé

C'est, on l'aura compris, la suppression ou l'assouplissement des règlements qui permet aux vendeurs d'hypothèques et aux banques de se décharger de leurs responsabilités comme elles l'ont fait. Et c'est le même climat laxiste qui a permis aux agences de notation de gonfler impunément les cotes, aux compagnies d'assurance d'offrir des protections fictives.

Abstrait

Le tout sous le signe de la plus haute abstraction, une abstraction telle qu'on a pu accuser les mathématiciens d'être les premiers responsables de la catastrophe.


Une crise philosophique


Au Moyen Age, une crise comme celle des subprimes aurait donné lieu à une bulle pontificale, à une multitude d'admonestations dans les sermons, à des excommunications exemplaires et sans doute à l'érection de quelques bûchers. Le péché d'usure était alors l'un des plus sévèrement punis et l'argent obtenu autrement que par le travail, par des intérêts sur un prêt, par exemple, était considéré comme mal acquis. Les affaires étaient subordonnées à la théologie et intégrées à un système philosophique à la fois théorique et pratique présentant un haut degré de cohérence.

Sans doute faut-il se féliciter de ce que les affaires se soient émancipées de cette tutelle. Les historiens de l'économie n'ont pas manqué en tout cas de nous rappeler que le capitalisme a dû son essor à cette libération, dont la réforme protestante a été l'un des moments décisifs. La crise des subprimes nous rappelle toutefois fort à propos que la libération prend la forme inquiétante de l'irresponsabilité ou pire encore de l'impuissance devant une machine emballée. Et alors que pour mener la lutte contre le réchauffement climatique, il faut présumer que l'économie peut être subordonnée à des valeurs, nous avons sous les yeux le spectacle d'une économie à laquelle toutes les valeurs sont subordonnées.

À commencer par celle qui est la voie d'accès à toutes les autres , l'enracinement: dans une ville, dans une maison. Il existe encore en Europe, et sans doute en bien d'autres endroits dans le monde, des maisons occupées par la même lignée depuis quatre cents ans et plus. À Rome, la maison était un lieu sacré où l'on pratiquait le culte des ancêtres. Elle demeure le premier de ces objets inanimés à qui le poète Lamartine s'adressait en ces termes: « avez-vous donc une âme qui s'attache à la nôtre et la force d'aimer ? ». « Le langage est la maison de l'être, » a dit le philosophe Heidegger, ce qui donne la mesure de l'importance de ce lieu dans la formation de chaque être humain. Faire d'un tel lieu un objet interchangeable de spéculation n'est-il pas un acte barbare ?

Le rapport au temps est tout aussi perverti que le rapport à l'espace dans ce contexte. Le but n'est pas d'allonger le plus possible la durée de l'occupation de la maison, mais au contraire, de réduire le temps mis à tirer le maximum de profit de l'opération. Cette compression du temps est devenue à ce point banale - parce qu'elle est au cœur de la technique et de l'économie - que personne ne songe à s'en inquiéter même quand elle dénature des processus vitaux dont chacun sait que leur durée est incompressible.

Dans ce non-lieu et ce non-temps de la spéculation, il est bien difficile d'identifier des responsables. L'opération semble en effet avoir été planifiée de telle sorte que personne ne puisse être tenu responsable des pertes: ni les vendeurs d'hypothèques, ni les banques, ni les agences d'évaluation, ni les compagnies d'assurance.

Les mathématiciens ont un rôle important à jouer dans des opérations aussi complexes. On a en effet recours à eux pour évaluer la réduction des risques résultant de l'opération qui consiste à rassembler un grand nombre d'hypothèques dans un même ensemble. C'est ainsi qu'on a pu accuser les mathématiciens d'être les premiers responsables de la catastrophe. Après avoir reconnu que ses collègues avaient leur part de responsabilité dans la crise, la mathématicienne française Nicole El Karaoui, propose une autre explication: la formation d'une bulle. « Le bons sens disparaît. La vraie question est donc de savoir pourquoi on laisse des bulles se former. Quand on est à l'intérieur, il n'est pas facile d'en sortir, car on gagne beaucoup d'argent. Si on en sort trop tôt, on est sanctionné. Les bénéfices des banques depuis deux ans auraient dû servir d'alerte. C'était le signe d'un emballement. On ne gagne pas beaucoup d'argent sans prendre de gros risques. On s'étonne maintenant de grandes pertes. Il aurait fallu être plus vigilant sur les gains. Tout le monde a laissé faire. La crise est due au manque de régulation. Les Etats-Unis ont laissé se former cette bulle qui soutenait leur économie. Je ne peux pas croire qu'on ne savait pas qu'outre-Atlantique il y avait beaucoup trop d'argent investi dans les subprimes. Ces produits permettaient aux institutions financières de booster leur activité, à une période où les taux étaient très bas. Les agences de notation sont aussi en cause. On ne sait pas comment elles font leur rating. »Le Monde, 28 mars 2008.

Et pendant que chaque acteur parvenait à se disculper dans cette stratosphère abstraite, formaliste, qu'enseignait-on dans les facultés américaines de philosophie ? Une philosophie analytique tout aussi formaliste, où l'on apprend à faire des raisonnements logiquement impeccables parce protégés contre ces sources d'erreur que sont tous les rapports directs et immédiats avec le réel.

Rassemblez tous les sous-systèmes formels ainsi à l’œuvre dans le monde et vous aurez bientôt sous les yeux le grand responsable de la crise des subprimes: le Système, irresponsable par définition; le Système technicien qui n’obéit qu'à une loi, celle de l'efficacité croissante, de l'accélération de la vitesse d'exécution. Parmi tous les désirs humains, un seul est parfaitement compatible avec ce Système: celui de gagner le plus d'argent possible, en produisant le moins possible de biens réels, et avec le moins d'égards possible pour les millions d'être réels qui sont les cobayes involontaires.

Le jugement de valeur ayant été discrédité au cours de la mise en place du Système, on en est réduit à prétendre pouvoir enrayer le mal en cherchant les erreurs techniques, alors que la grande erreur est de s'en remettre au Système plutôt que de lui opposer la cohérence d'une pensée enracinée dans le réel.

Autres articles associés à ce dossier

À lire également du même auteur

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la premi&egra

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, litt&eacu

Mourir, la rencontre d'une vie
Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle &

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques li&e

Noël ou le déconfinement de l'âme
Que Noël, fête de la naissance du Christ, Dieu incarné, Verbe fait chair, soit aus

De Desmarais en Sirois
Démocratie ou ploutocratie, gouvernement par le peuple ou par l'argent? La question se po

Le retour des classiques dans les classes du Québec
Le choix des classiques nous met devant deux grands défis : exclure l’idéal




Lettre de L'Agora - Hiver 2025