Pour une écologie globale

Claude Villeneuve

La remise en question

Il n'y a pas si longtemps que la terre est ronde... Cette réalité, qui a mis plus de cinq cents ans à faire son chemin dans la tête des gens, est difficile à percevoir à l'aide de nos sens. Il aura fallu découvrir l'Amérique, faire le tour du monde, bâtir un empire sur lequel le soleil ne se couche jamais, inventer des guerres mondiales, rêver de la victoire du socialisme, créer des économies multinationales capables de renverser des pouvoirs démocratiques, photographier la planète à partir de l'espace et, finalement, découvrir les problèmes environnementaux globaux avant de prendre conscience de l'interdépendance incontournable de l'humanité et de son environnement.

Pendant ce temps, le progrès des sciences et de la technologie, ainsi que l'habitation graduelle de toute la surface continentale a permis l'explosion démographique fulgurante que nous connaissons aujourd'hui. Cette explosion démographique n'est pas anodine, puisqu'elle représente un danger réel pour l'environnement planétaire, chacun des presque six milliards d'humains consommant de plus en plus de ressources et produisant de plus en plus de déchets.

Nous sommes devenus esclaves de notre conception du progrès. La mesure quantitative de la consommation s'étant imposée comme indice du développement, nous avons troqué la recherche du bien-être pour la civilisation du mal-avoir. (Jacquard, 1991)

Malheureusement, la pensée humaine a bien peu évolué depuis des siècles. La soif de possession matérielle, qui pouvait se justifier quand les biens de consommation étaient rares, devient une tare quand elle mène à la détérioration de la planète que nos enfants continueront pourtant d'habiter.

Depuis une vingtaine d'années, on nous présente les problèmes de la biosphère comme une épée de Damoclès qui menace de détruire l'humanité, à moins que les hommes ne fassent amende honorable en s'engageant sur la voie du développement durable.

Le livre Terre-Patrie, d'Edgar Morin, nous propose une réforme de la pensée qui pourrait nous permettre d'effectuer un virage salutaire. Cette «pensée complexe» nous invite à replacer tout événement dans le contexte planétaire et à reconnaître le caractère sacré de la vie, afin de redonner un sens à la présence humaine sur la terre. Selon l'auteur, la réalisation de ce programme ambitieux nous fera entrer dans une cinquième phase de l'hominisation et nous permettra de surmonter les crises appréhendées.


Edgar Morin: la nécessaire poursuite de l'haminisation

Edgar Morin est un auteur hermétique. Il soutient généralement ses thèses dans une langue complexe, truffée de néologismes destinés à traduire la nature globalisante des ses idées. Sociologue, il a réalisé des incursions remarquables dans le domaine des sciences de la nature, tant par son analyse de la méthode empirique que par ses réflexions sur la nature des connaissances et des pratiques de la communauté scientifique.

Dans son dernier livre, Terre-Patrie, Edgar Morin nous propose une synthèse intéressante et audacieuse de l'histoire de l'humanité au sein de l'univers, à partir des origines physiques de l'homme jusqu'à sa prise de conscience de sa propre nature.

Terre-Patrie est le plus clair des livres d'Edgar Morin. On y retrouve les différentes représentations que l'homme s'est fait de la nature, à travers les siècles. En expliquant les défis posés par ces changements de représentations, l'auteur souligne le difficile passage d'un rapport de domination à une relation de dépendance de l'homme à l'égard de la planète.

En décrivant l'évolution de l'histoire et de la pensée occidentale, Edgar Morin esquisse les «chutes, les rapides et les changements de cap du torrent historique» qui a conduit l'humanité, à travers hasards et nécessités, d'une «diaspora» de sociétés archaïques s'ignorant les unes les autres «à un monde où, pour le meilleur et pour le pire, chacun d'entre nous possède en lui, sans le savoir, la planète entière».

L'humanité qui émerge à partir de l'espèce humaine est comparée à l'insecte qui se métamorphose de l'état larvaire au stade adulte. Edgar Morin attribue cette transformation à huit facteurs, qui constituent autant de conditions favorables à l'éveil de la conscience planétaire:

1) La persistance d'une menace nucléaire globale;
2) La formation d'une conscience écologique planétaire;
3) La reconnaissance du Tiers-Monde;
4) Le développement de la mondialisation civilisationnelle;
5) Le développement d'une mondialisation culturelle;
6) La formation d'un folklore planétaire;
7) La télé-participation planétaire;
8) La terre vue de la terre.

Ces huit phénomènes, encore inconcevables il y a moins d'un siècle, ont produit l'humanité. Malheureusement, cette réalité ne progresse pas à la même vitesse dans les esprits et dans les faits. Edgar Morin constate que, malgré l'ensemble des conditions qui devraient rapprocher les humains, les forces de rejet qui tendent à morceler l'humanité et à l'atomiser demeurent très importantes. La mondialisation s'accroît mais la mondialité s'éveille à peine...

Selon Morin, la poursuite de l'hominisation conduirait à une cinquième naissance de l'homme. Sa première naissance, celle des débuts de l'hominisation, s'est caractérisée par l'acquisition de la station verticale et de l'utilisation des outils, il y a quelques millions d'années. La seconde naissance s'est produite avec l'émergence du langage et de la culture, probablement à l'époque de l'Homo erectus. La troisième naissance fut celle de l'Homo sapiens et des sociétés archaïques. La quatrième naissance coïncide avec l'avènement de l'histoire, de l'agriculture, de l'élevage, de la ville et de l'État. Mais pour sortir de ce que l'auteur qualifie d'Âge de fer de la planète, il faudrait une cinquième naissance de l'humanité, celle de la communauté planétaire.

Une nouvelle définition du progrès est une condition majeure de l'avènement de cette société planétaire. Edgar Morin insiste sur les dimensions éthiques du progrès et souligne la nécessité de réconcilier l'humanité avec son environnement. Le progrès ne doit plus être évalué selon des critères purement économiques, mais selon le niveau de développement du potentiel intellectuel, spirituel et culturel de notre société. Il doit sortir de sa gangue économique et devenir multidimensionnel. Très critique sur les réalisations de la techno-science, Edgar Morin en reconnaît néanmoins la nécessité pour assurer la qualité de vie des humains.

Tout en déplorant les échecs de la futurologie, l'auteur insiste sur la nécessité de préparer l'avenir en procédant à une réforme des institutions et en dépassant l'État-nation. Par ailleurs, il fait le procès des religions et propose une nouvelle spiritualité non institutionnalisée.

Maniant le paradoxe avec vigueur, le sociologue tire sa conclusion: nous appartenons à la Terre qui nous appartient.
Rien de nouveau sous le soleil!

Le célèbre architecte Buckminster Fuller dirait qu'il nous appartient de diriger notre «vaisseau spatial»... À cet effet, il a publié un manuel de pilotage de la planète terre, qui aura bientôt 30 ans. Depuis ce temps, de nombreux penseurs ont repris ce thème et Edgar Morin s'inscrit dans cette lignée. Il le fait dans son style particulier, en s'appuyant sur sa théorie de la pensée complexe et sur les concepts de la biologie moderne.

À celui qui a suivi l'évolution de la pensée écologique et de la pensée complexe pendant les dernières années, Terre-Patrie n'apprend rien de nouveau. Par ailleurs, pour quiconque souhaite s'initier à ce domaine de la réflexion, le livre d'Edgar Morin est un point de départ intéressant.

Terre-Patrie constitue malheureusement une très belle illustration de l'adage «Qui embrasse trop, mal étreint»...

Ainsi, quand Edgar Morin décrit l'enfer vécu par les amérindiens du territoire de la Baie de James (pp. 92 et 93), il reprend sans aucune dimension critique les arguments des lobbyistes engagés par les Cris pour défendre leur point de vue. Il commet aussi l'erreur scientifique de confondre la libération du mercure, et sa bio-accumulation dans les réseaux alimentaires des réservoirs hydroélectriques, avec la libération du phosphore. Enfin, dans une chaîne de causalités douteuses, indigne des nuances que devrait apporter la pensée complexe, il attribue l'obésité des femmes (mais pas des hommes), l'alcoolisme, le désespoir et la disparition de la culture des amérindiens du Moyen-Nord à la sédentarisation et au développement des ressources hydro-électriques. Pour un auteur de cette réputation, c'est un peu léger... Comment ne pas douter de la qualité des autres exemples après avoir lu celui-là?

Il aura fallu des siècles et une littérature pléthorique pour que nous comprenions que la terre est un petit vaisseau perdu dans l'espace. Il faudra encore beaucoup de livres comme celui d'Edgar Morin pour que nous assumions notre interdépendance avec la biosphère. Souhaitons que grâce à l'infosphère, nous puissions rapidement prendre conscience de notre statut d'espèce et apprendre à mettre en place les mécanismes nécessaires d'auto-régulation, non seulement de notre croissance démographique, mais aussi de notre délire de consommation, responsable de la destruction des écosystèmes qui nous ont permis d'exister.
Jean d'Ormesson, dans «L'histoire du Juif errant» (Gallimard, 1990) résume en un paragraphe le pouvoir d'anticipation de l'esprit humain:

«Rien ne m'est plus étranger que l'esprit de système. Je crois que les imbéciles s'occupent beaucoup d'avenir parce qu'ils peuvent en dire n'importe quoi. Ils ont même une chance de tomber juste. Mais elle ne relève que du hasard. Il y a plus de rigueur dans le passé, plus d'exigence dans le présent. [...] On ne sait le sens de l'histoire que quand elle est finie.»

Selon Hubert Reeves (L'heure de s'enivrer, Seuil, 1986), il appartient à l'être humain de donner un sens à la réalité et d'aider la nature à accoucher d'elle-même.

Nouvelle alliance d'un homme nouveau et de sa planète? Transformation d'un ensemble d'égoïsmes et d'opportunismes en un bouquet d'altruisme?

Chose certaine, notre espèce est aujourd'hui mieux équipée que jamais pour prouver son humanité, c'est-à-dire sa différence avec les autres espèces qui ne sont régulées que par leur environnement.

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