Le destin dans le mythe grec et l'éthique du partage
Toute la société grecque, son éthique et ses rapports sociaux s'expriment à partir de cette intuition fondamentale du destin conçu comme partition (8). Cela est vrai du mythe, le destin étant la loi qui régit les rapports qui lient les hommes aux dieux et les hommes entre eux. Il n'est pas exagéré de dire que l'Iliade et l'Odyssée peuvent s'interpréter à la lumière du couple transgression du partage/rétribution destinale, c'est-à -dire du couple hybris/némésis. Quel est le thème de l'Iliade sinon la colère d'Achille, colère redoublant celle de Ménélas? Pâris s'est emparé de la belle Hélène, femme de Ménélas, comme Agamemnon s'est emparé de Briséis, captive d'Achille. Le premier rapt scelle la guerre des Grecs et des Troyens et le second la querelle des Grecs. Comme l'hybris a pour sanction la némésis, la spoliation de la part d'autrui a pour sanction fatale le conflit, la discorde et la division. Contraint de restituer sa «part» de butin, la captive Briséis, à Apollon et à son prêtre, Agamemnon réclame en compensation la «part» d'Achille: «je consens à la rendre, car je veux le salut de l'armée, non sa perte. Mais procurez-moi vite une autre part d'honneur: que je ne sois pas seul, parmi tous les Argiens, dépouillé de mon lot. Cela ne saurait être. Car vous le voyez tous, ma part au loin s'en va» (9). Achille a beau lui rétorquer: «Comment les Achéens au grand coeur pourront-ils te donner une part? Nous n'avons en réserve aucun trésor commun, puisqu'il fut partagé tout entier, le butin tiré des villes prises», Agamemnon abuse de son autorité: «Non, non, n'essaye pas de ruser avec moi, malgré tout ton courage, Achille égal aux dieux! Tu ne pourras ni m'abuser, ni me convaincre. Désires-tu, quand toi, tu garderas ta part, que je demeure ainsi dépouillé de la mienne? Sinon, me dirais-tu de rendre cette fille? Ah! si je recevais des Argiens au grand coeur une part qui me plût, égale en valeur, soit! Si l'on me la refuse, il me faudra moi-même aller prendre ta part, ou bien celle d'Ajax, ou bien celle d'Ulysse, et l'on verra comment il se courroucera, celui chez qui j'irai!» Achille dénonce l'injustice d'Agamemnon: «tu viens me confisquer le lot que m'ont attribué les fils de l'Achaïe pour prix de tant d'efforts. Pourtant ma part n'est jamais égale à la tienne (...)». Rien n'y fait. Gouvernées par l'hybris, les motivations d'Agamemnon sont tyranniques: «Si Phoebos Apollon m'enlève Chryséis (...), moi-même alors j'irai jusqu'à ton campement, pour te prendre ta part, la belle Briséis. Ainsi tu comprendrs combien je te domine, et les autres craindront de me traiter dans leurs propos comme un égal et de me tenir tête». Le problème n'est donc pas celui de l'égalité des parts - Achille ne conteste pas que le roi ait un part supérieure à la sienne - mais de la négation du principe du partage. Coupable d'hybris, Agamemnon reproduit le destin d'Ouranos et de Cronos en transformant sa royauté en tyrannie: «cet homme prétend surpasser tous les autres, il prétend l'emporter sur touts, régner sur tous, donner à tous des ordres». Achille est prêt à le tuer lorsque Athéna retient son bras vengeur en l'assurant qu'il recevra un jour, au titre de dédommagement, trois fois la valeur de ce qu'il a perdu. Par opposition à la démesure d'Agamemnon, Homère fait valoir la vertu d'Achille qui ne tient pas seulement à sa valeur héroïque mais, plus fondamentalement, à sa soumission à l'ordre divin, et donc au respect du partage. Le châtiment d'Agamemnon et des Grecs consentant à son usurpation est le retrait d'Achille sans lequel ils ne sauraient l'emporter au combat. Achille s'étant plaint à sa mère, la divine Thétis de cette injustice, celle-ci intercède auprès de Zeus: «Agamemnon vient de lui faire outrage: il a ravi sa part d'honneur et la détient, l'en ayant dépouillé». Garant de la justice du partage, Zeus abonde dans le sens de Thétis et d'Achille: il donnera désormais l'avantage aux Troyens tant que le tort commis ne sera pas réparé. Il faudra attendre maints déboires pour qu'au XIXe livre de l'Iliade, Agamemnon consente à dédommager Achille. Il fait cependant preuve de mauvaise foi en imputant au destin la responsabilité de son usurpation, ce qui est pour le moins surprenant, le destin étant principe de partage: «Le coupable, pourtant, ce n'est pas moi: c'est Zeus, et c'est la Parque, et l'Erinye aussi, qui marche dans la brume; ces dieux, à l'assemblée, ont jeté dans mon âme une fatale erreur, le jour où j'ai voulu moi-même dépouiller Achille de sa part» (10). Rien, dans le texte de Homère, n'autorise à attribuer à Zeus ou au destin la responsabilité de l'égarement d'Agamemnon. Dans la déclaration programmatique du début de l'Odyssée, Zeus l'affirmera clairement: «Ah! misère... Écoutez les mortels mettre en cause les dieux! C'est de nous, disent-ils, que leur viennent les maux, quand eux, en vérité, par leur propre sottise aggravent les malheurs assignés par le sort» (11). «Prises dans leur ensemble, toutes ces scènes montrent à quel point le destin-part qui caractérise l'épopée homérique est pensé en fonction des normes d'une société aristocratique. Les parts des hommes ont été fixées lors d'un partage qu'on ne peur remettre en question sans compromettre un équilibre de pouvoirs. Cette rupture serait inévitablement cause de désordre et de discorde entre ces aristoi que sont les dieux (exactement comme le coup de force d'Agamemnon pour modifier en sa faveur le premier partage du butin entraîne une querelle qui cause les plus grands dommages aux Achéens), à moins qu'ils ne soient tous d'accord pour modifier le partage, ou que l'un d'eux soit assez fort pour imposer un ordre nouveau en matant d'éventuelles révoltes. Zeus pourrait sans doute le faire. Mais l'important dans l'Iliade, c'est qu'il ne le fait pas et choisit comme un bon roi de respecter les règles traditionnelles» (12).
Ces remarques sur la conception du destin comme partition nous aident à comprendre le sens de la morale grecque, qui se tient aux antipodes de nos propres représentations. Par un penchant naturel à l'homme, le bonheur et la prospérité engendrent la suffisance (koros), qui engendre à son tour la démesure (hybris) qui est arrogance et volonté de déposséder autrui. Tel est notamment le thème fondamental de l'Agamemnon d'Eschyle: «La ruine se montre fille de l'inosable, des aspirations à plus qu'il n'est juste et des maisons débordant de superflu. La mesure est le mieux. Que nous soit bienfaisant ce qui suffit à qui a du bon sens. Point de rempart pour l'homme qui, repu de richesses, abolit d'un coup de pied le maître autel de la Justice» (13). L'hybris est le prôton kakon ou le mal fondamental, racine de toutes les injustices: «Démesure, il faut l'éteindre plus encore qu'incendie», écrivait Héraclite (14). Comme le mythe grec projetait la loi du partage entre les humains dans les relations entre les dieux, Héraclite considère que le partage est la loi qui régit l'univers: «Le Soleil n'outrepassera pas ses limites sinon les Erinyes (divinités destinales), servantes de Dikè (la justice), le dénicheront» (15). La célèbre parole d'Anaximandre exprime la même idée (16). Peut-être avons-nous une leçon à tirer des Grecs, dont nous sommes les héritiers infidèles. À notre morale de l'égoïsme et de la démesure qu'incarne le«toujours plus» s'oppose leur éthique du partage et de la mesure: «jamais trop».
Notes
(1) A noter cependant que les dieux de Homère ne sont immortels que par la vertu du nectar et de l'ambroisie. B.C. DIETRICH, Death, Fate and the Gods, Londres, 1965 recense les occurrences de moïra et d'aïsa dans l'épopée homérique. Cf. également S. SAID, Part, contrainte ou hasard. Les mots du destin chez Homère in Nouvelle Revue de Psychanalyse, 30, 1983, p. 39-54: «Dans l'Iliade comme dans l'Odyssée, le destin de l'homme, c'est d'abord sa part de vie ou, ce qui revient au même, la mort. Car la mort et le destin font couple, et l'on parle souvent d'un destin de mort. Le jour fixé par le destin est toujours celui de la mort et l'on unit étroitement la rencontre du destin et l'heure de la mort. Les deux notions sont même si proches que les noms du destin peuvent servir de complément d'objet interne à des verbes qui signifient mourir ou être détruit. Donner à quelqu'un son daimon ou lancer sur lui un destin qu'on assimile à une arme, c'est bien évidemment lui infliger la mort» (S. Said, p. 41).
(2) HERODOTE, VII, 10.
(3) HOMERE, Iliade, XV, 185 sqq.
(4) Poséidon affirme cependant qu'il a eu une part égale (isomoron) à celle de Zeus.
(5) HESIODE, Théogonie, 217
(6) Ibid, 901-906.
(7) ESCHYLE, Les Euménides, 960 sqq.. Cf. F. VIAN, Le conflit de Zeus et des destinées dans Eschyle, Revue des Etudes Grecques, 55, 1942, p. 190 sqq.
(8) «La représentation du destin est l'horizon permanent de la conscience antique. Elle préside aux graves décisions de la cité, quand les prêtes interrogent les devins et quand les chefs de guerre prennent les auspices; elle est toujours présente, lorsque les Anciens veulent imaginer les relations qui lient les hommes aux dieux et les hommes entre eux; les poètes tragiques y cherchent l'atmosphère de leurs fables, les philosophes en font le sujet de leurs méditations. La civilisation antique n'est compréhensible qu'à partir de cette intuition du monde qui s'exprime dans l'idée de destin, et qui sert de toile de fond permanente à la vie de l'antiquité classique»: L. GUILLERMIT et J. VUILLEMIN, Le sens du destin, p. 35.
(9) Toutes les citations suivantes sont tirées du Ier livre de l'Iliade.
(10) HOMERE, Iliade, XIX, 86, sqq. Cf. E.R. DODDS, Les Grecs et l'irrationnel, p. 13 sqq.
(11) HOMERE, Odyssée, I, 32 sqq.
(12) S. SAID, op. cit., p. 45.
(13) ESCHYLE, Agamemnon, 373 sqq. (trad. J. Grosjan).
(14) HERACLITE, B XLVI in Les Présocratiques, trad. J.P. Dumont, p. 146.
(15) HERACLITE, B XCIV, ibid, p. 167.
(16) ANAXIMANDRE, A IX, ibid, p. 27. Cf. M. HEIDEGGER, La parole d'Anaximandre in Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard, 1986, p. 387-449.
Bibliographie
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