L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin - 4e partie

Henri-Irénée Marrou

L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin

4e partie: Le temps du péché et le temps de la grâce


« Essayons de pousser plus avant son élaboration. Progrès et dégradation, ces deux notes positives et négatives, apparaissent comme indissolublement liées au temps : indissolublement, mais non, semble-t-il, au même titre et de la même manière. Lorsque nous avons essayé un peu plus haut d'esquisser le thème du regret, transcrit en termes d'histoire spirituelle, nous nous sommes arrêtés aux alentours de la Pentecôte ; mais comme saint Thomas vient opportunément de nous le rappeler, la même analyse doit se poursuivre, remontant de proche en proche du péché de Judas à celui d'Hérode et ainsi de suite à travers toute l'histoire de l'humanité antérieure à l'Incarnation du Sauveur ; l'ambivalence du temps s'y manifeste à chaque étape : l'homme y apparaît à la fois soulevé de désir et accablé de regret, et cela depuis l'événement déterminant, aux conséquences si lourdes pour l'histoire tout entière qu'a été le premier péché : c'est depuis la Faute que les enfants d'Adam éprouvent dans leur coeur ce sentiment, si remarquablement analysé par Péguy, d'une pureté perdue, d'une aspiration nostalgique vers l'intégrité initiale (la pensée chrétienne reprend à son compte, ici, tout ce que la tradition classique associe au regret de l'âge d'or).

C'est l'existence du péché, originel et actuel, qui donne au temps de l'homme son caractère sinistre, sa puissance de dégradation, son orientation vers la mort. En un sens le péché est le moteur de l'histoire : pour citer à nouveau saint Augustin, c'est "ainsi que du mauvais usage de la liberté humaine est sortie cette suite de calamités où le genre humain, dépravé dans son origine et comme corrompu en sa racine s'engage dans un enchaînement de malheurs" (Cité de Dieu, XIII, 14). Le lien apparaît donc extrêmement étroit entre le péché et tout l'aspect négatif, négateur du temps historique : c'est ce que saint Augustin lui-même a fort bien analysé dans les chapitres si fouillés qu'il consacre à la question difficile du péché des Anges (Cité de Dieu, XI, 11-XII, 9).

N'en concluons pas trop hâtivement que le temps lui-même, in se, est nécessairement lié au péché (une certaine direction de pensée, qui pourrait prendre sa racine dans l'enseignement de saint Grégoire de Nysse, conduirait par exemple à considérer le temps comme pré-ordonné par la prescience divine au futur péché) : nous parlons ici simplement du temps historique, le temps d'après la Chute et ce n'est là, bien entendu, qu'un aspect de la temporalité.

Je n'oserai poser ici le problème dans toute sa complexité : certains d'entre les Pères grecs, s'abandonnant à l'intrépidité souvent hasardeuse de leur puissant génie spéculatif, sont allés jusqu'à insérer en Dieu même quelque chose de la durée, concevant l'Éternité, la vie éternelle, selon un mode dynamique et non statique. Tenons-nous-en prudemment au seul domaine de l'être créé : là même, la réflexion trouve plusieurs applications de la notion de temps. Il semble bien qu'il faille concevoir ce qu'on pourrait appeler un temps cosmique, le temps dans lequel se déploie l’oeuvre de la Création divine : c'est celui que postulent les hypothèses du savant moderne, qu'il soit géologue ou biologiste, lorsqu'il cherche à reconstituer l'enchaînement chronologique des étapes de la réalisation du plan divin selon lequel les êtres ont été appelés à l'existence; c'est bien l'existence d'un tel temps que nous suggère l'interprétation la plus fidèlement réaliste du mode d'expression que l'inspiration divine a choisi pour les premiers chapitres de la Genèse.

Or qui oserait affecter d'une valeur pessimiste le temps dans lequel s'accomplit cette oeuvre de Dieu, dont il est écrit qu'à l'occasion de chaque étape le Tout-Puissant s'est réjoui parce que ce qu'il avait fait était bon? Ce serait renouveler, dans ce qu'elle avait de plus pervers, l'erreur du Gnosticisme qui refusait de reconnaître dans la création l'oeuvre d'un Dieu bon.

Je laisse aussi de côté, quoiqu'ici la théologie latine la plus classique ne se soit pas interdit ce genre de spéculations, la question de savoir ce qu'aurait pu être, dans l'état de nature intègre, la participation de l'homme à ce temps cosmique, si n'était pas intervenu le péché et sa peine, la mort (on imaginera l'homme se retrouvant toujours jeune, toujours intact et déployant son activité dans une durée accueillante, un peu comme le paganisme grec se représentait la vie de ses "dieux immortels"): c'est un fait que le temps de l'histoire est celui du péché. Je transposerais volontiers à la réflexion chrétienne sur l'histoire ce que Jacques Maritain a si justement exprimé à propos de ce qu'il appelle "la philosophie morale adéquatement prise" (11): il s'agit, ici et là d'une pensée "par excellence existentielle : ce n'est pas sur la nature humaine (ou la nature du temps) abstraitement considérée" qu'il s'agit de porter le regard : c'est à la "nature blessée pour elle-même" que cette pensée s'intéresse. Or il n'y a pas de doute qu'à partir du moment où la blessure du péché a radicalement transformé les conditions de la vie humaine, le temps dans lequel se déploie l'activité historique de l'homme n'ait contracté un lien tout à fait intime avec le péché, la dégradation et la mort.

C'est là un point que saint Augustin fut amené, au cours de la controverse anti-pélagienne, à mettre particulièrement en lumière. Relisons de nouveau ce texte justement à partir du moment où Adam, ayant péché, eut perdu la grâce, "une affreuse et soudaine corruption s'abattit comme une maladie sur les hommes : ils perdirent cette stabilité dans la durée avec laquelle ils avaient été créés et s'engagèrent dans les vicissitudes de l'âge en direction de la mort", morbo quodam ex repentina et pestif era corruptione concepto factum in illis est ut illa in qua creati sunt stabilitate amissa, per mutabilitates oetatum irent in mortem (De peccat. meritis, I, 16, 21). Et la suite du texte exprime à nouveau la doctrine, que nous connaissons bien, du temps qui s'écoule vers la destruction : "quel que soit le nombre d'années qu'aient vécu nos premiers parents, ils ont commencé à mourir le jour où ils furent soumis à cette loi de mort par laquelle ils se trouvaient condamnés au vieillissement", quamvis ergo annos multos postea vixerint, illo tamen die mori coeperunt, quo mortis legem, qua in senium veterascent, acceperunt.

Pour nous, enfants d'Adam, le seul temps qu'il nous soit donné de connaître, celui dans lequel se déploie notre action, notre histoire, est ce temps profondément marqué par la corruption du péché et c'est pourquoi saint Augustin ne se lasse pas de rappeler à son peuple l'avertissement solennel de l'Apôtre : « Rachetez le temps car les jours sont mauvais », redimentes tempus quoniam dies mali sunt, (Serm. XVI, 2,2; LVIII, 9,11; LXXXIV, 2; et surtout Serm. CLXVII, tout entier consacré à ce texte d'Eph. V, 15-16). On commence à mesurer toute la profondeur du fossé qui sépare cette vision chrétienne de l'histoire des philosophies naturalistes par lesquelles s'est exprimé l'optimisme moderne : d'une part ces philosophies tendent à évacuer la spécificité du fait humain, à confondre histoire et évolution (n'y parle-t-on pas couramment, sans ressentir le scandale du terme, d'une "évolution de l'humanité"?), et par suite à assimiler temps cosmique et temps historique ; d'autre part, et surtout, elles attribuent au temps des fils d'Adam, au temps du péché, les privilèges du temps racheté, confondant cette fois nature déchue et grâce rédemptrice.

Car il faut le proclamer avec force (et là les avertissements solennels du vieil évêque d'Hippone, du champion de la grâce, déchaîné contre le naturalisme avoué de l'hérésie pélagienne, reprennent tout leur sens), par nature, encore une fois, dans l'état présent de la nature blessée, le temps est mauvais, dies mali, malignum saeculum : l'histoire est cet enchaînement de calamités par lequel se prépare un dénouement plus effroyable encore, où l'oeil angoissé du prophète voit l'humanité pécheresse se ruer d'un élan insensé vers la damnation (Cité de Dieu, toujours XIII, 14). Si l'histoire acquiert une valeur positive, si le temps vécu est l'instrument d'un progrès, ces caractères relèvent non de l'ordre de la nature, mais de celui de la grâce. Par lui-même, le temps ne peut plus rien produire de bon : seule l'action divine, l'intervention de l'économie du salut peut le racheter, guérir sa blessure et, par un redressement paradoxal, faire de ce temps de vieillesse et de mort une préparation et une introduction à la vie éternelle.

L'ambivalence du temps n'implique donc pas une structure symétrique : les deux valeurs ne sont pas du même ordre. Il n'est plus nécessaire de justifier saint Augustin du reproche perfide de manichéisme : s'il nous invite à reconnaître dans l'expérience de l'histoire une certaine dualité, sa pensée exclut le dualisme ; nous remontons de Mani à saint Paul : "tandis qu'en nous l'homme extérieur se corrompt, de jour en jour l'homme intérieur se renouvelle" (II Cor., IV, 16). Écoutons saint Augustin commenter ce verset : la révélation de la grâce du Christ nous explique ce redressement paradoxal et le caractère, ambigu et merveilleux, que revêt le temps, non plus du pécheur, mais de l'homme chrétien. "Voyez, dit-il, Adam vieillit en nous, mais le Christ y rajeunit", videte veterascentem Adam et innovari Christum in nobis: la vie chrétienne consiste à se détourner de tout ce qui, venu d'Adam, est de la sorte marqué du signe du vieillissement pour se retourner, pour se précipiter vers cette nouveauté, cette jeunesse incorruptible que nous assure le Christ. Eh oui, par le péché, "nos jours ont été placés dans le vieillissement": nous pouvons les laisser vieillir : par la foi et l'espérance, nous possédons déjà l'assurance des jours nouveaux, qui, eux, ne vieilliront pas. (Enarr. in Ps. XXXVIII, 9).

Veterascunt enim hi, ego novos volo, novos nunquam veterascentes : saint Augustin retrouve, pour exprimer l'espérance chrétienne, des accents lyriques analogues à ceux de ses maîtres païens, les philosophes du néo-platonisme. Pour ceux-là (qu'on se souvienne par exemple des termes pathétiques dont usait Porphyre écrivant à sa femme Marcella), l'insertion de l'âme humaine dans le devenir était le mal fondamental dont ils aspiraient à s'affranchir, et à bon droit, car, enfermés dans le cercle de la nature déchue, ils ne pouvaient connaître ni concevoir d'autre temps que le temps du péché, du vieillissement et de la mort.

Une fois de plus, la sagesse chrétienne assimile tout l'élément de vérité que pouvait détenir la pensée païenne : en un sens, nous aussi aspirons à sortir du temps, et sinon de la durée en tant que telle, du moins à ce temps d'épreuves et de malheur qu'est le temps de l'histoire : nous aspirons au repos dans cette Jérusalem céleste, où il n'y aura plus ni mort, ni déficience, ni jours qui s'écoulent, mais une stabilité qui ne sera plus déchirée entre hier et demain (Ibid., 7) : "dans cette demeure le temps ne passera plus parce que ses habitants ne connaîtront plus la mutabilité du péché", in illa quippe habitatione tempus non volvitur, quia habitator ibi non labitur (Enarr. in Ps. CXLVII, 5). Oui, le temps de l'Église est celui qui nous fait assister, et participer à la construction de la Cité de Dieu, devenue possible depuis que le sacrifice du Fils de Dieu nous a rachetés du péché : c'est là, la grande loi de l'histoire, le sens profond des temps chrétiens, que saint Augustin aime à voir résumer dans le verset prophétique qu'il lisait au titre du Ps. XCV, Quando domus aedificabatur post captivitatem, (Cité de Dieu, VIII, 24, 2; Serm. XXVII, 1; CLXIII, 3; CCCXXXVI, 1).

Mais cet effort même aspire comme à son terme vers l'instant qui verra achever le couronnement de l'édifice et où nous entonnerons dans l'allégresse le cantique "nouveau" de la dédicace : c'est le sentiment qu'il a exprimé avec une profonde émotion, dans un sermon prêché à l'occasion de la dédicace d'une église : cette construction faite de pierre et de bois lui paraît comme naturellement évoquer le symbole de la construction mystique de l'Église éternelle ; elle aussi connaîtra sa dédicace : "quand à la fin de l'histoire, in fine saeculi, au retour du Seigneur, elle sera dédiée, alors tout ce qui est corruptible en nous revêtira l'incorruptibilité et ce qu'il y a chez nous de mortel revêtira l'immortalité ..." Et l'évocation se développe opposant aux misères du temps du péché où s'édifie l'Église la splendeur de ce que sera cette demeure éternelle, parfaite, stable, revêtue d'immortalité ... (Serm. CCCVII, 3). »

L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin
1re partie: Le sens révélé de l'histoire
2e partie: Le progrès et le Corps mystique
3e partie: Les deux significations du temps
5e partie: Le mystère de l'histoire


Note

15. J. MARITAIN, Science et Sagesse, Paris, 1935, p. 306.

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