L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin - 2e partie
L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin
« Ce qui est révélé, ce qui pour le chrétien est un donné, une certitude, objet de foi autant que d'espérance, c'est le progrès spirituel de l'humanité. Ce qui d'âge en âge, grandit, mûrit, s'approche insensiblement de son achèvement c'est l'Église, la Jérusalem céleste. Si saint Augustin nous invite à nous représenter l'ensemble de la destinée du genre humain comme analogue à celle d'un seul homme qui s'instruirait, s'éduquerait de degré en degré au cours des siècles, c'est, la précision est capitale, en le considérant sous l'angle du peuple de Dieu : sicut autem unius hominis, quod ad Dei populum pertinet, recta eruditio per quosdam articulos temporum tamquam oetatum profecit accessibus (Cité de Dieu, X, 14).
L'intelligibilité de l'histoire dépend en effet du choix correct du point de vue selon lequel on l'ordonnera : sur la scène du monde se déroule un drame aux acteurs innombrables et aux péripéties multiples ; leurs actes, leurs gestes, leurs paroles ne donneront qu'une impression confuse, celle du grouillement confus d'une multitude désordonnée, tant qu'on ne se placera pas, pour contempler cette scène, au point de vue en fonction duquel elle a été conçue, – le point de vue de Dieu.
D'où l'erreur fatale des philosophies modernes qui ont cru pouvoir interpréter l'histoire du point de vue temporel, terrestre, – au niveau de la terre. Point de vue déformant, celui d'un figurant qui n'a de la scène que la vue oblique qu'on peut avoir appuyé à un montant du décor ... Il ne faut pas confondre la vraie notion de progrès avec les contre-sens successifs qu'on a fait sur elle, et cela à partir du Moyen Âge (on a pu se demander si l'idée médiévale de chrétienté n'impliquait pas je ne sais quelle infiltration de la vieille conception judaïque d'un messianisme temporel) ; en particulier, il faut repousser avec force l'assimilation injustifiée que la pensée, je devrais dire la sensibilité moderne, opère entre ce progrès spirituel et le progrès technique que des connaissances, des institutions et des industries humaines.
Ce progrès-là n'a pas été ignoré par la pensée chrétienne la plus traditionnelle : le Moyen Âge en a reçu la notion de l'antiquité : saint Thomas par exemple (In III Sent., dist. 25, qu. 2, a. 2, qua. I) la trouvait chez Aristote (Elench., 33, 183b17), mais c'était là un bien commun : l'Épicurisme lui-même ne l'a pas ignoré (4) bien que ce soit de toutes les philosophies antiques la moins désireuse d'accorder une valeur positive à l'histoire. Saint Augustin tout naturellement enregistre dans sa vision du passé humain ce qu'il peut connaître ou imaginer en fait de progrès technique (Cité de Dieu, XVIII, 3; 6; 8; 12; 13; 22; 24, etc.), mais le fait est remarquable, jamais il n'associe cette notion à celle du progrès proprement dit, celui de la Cité de Dieu. Cela est d'un autre ordre.
Dans la perspective où nous place saint Augustin, l'histoire de l'humanité n'est directement intelligible qu'en tant qu'histoire sainte : c'est le Corps mystique du Christ qui en constitue le sujet; son histoire est la véritable histoire : l'humanité se définit comme l'organisme destiné à enfanter la société des saints et non comme une machine à fabriquer des empires, des civilisations, des cités terrestres. Il faut appliquer à l'ensemble de l'histoire la comparaison longuement développée et appliquée par saint Augustin à l'histoire terrestre du Christ : Architectus oedificat per machinas transituras domum mansuram ... (Serm. CCCLXII, 7). "L'architecte utilise des échafaudages provisoires pour construire une demeure destinée à durer"; de même, toutes les oeuvres des hommes sur la terre apparaissent comme des instruments temporaires, machinamenta temporalia (tous les royaumes de cette terre, toutes nos civilisations sont des choses mortelles : saint Augustin aime à le répéter, ainsi Serm. CV, 11), – au moyen desquels s'édifie illud quod manet in œternum ...
Naturellement cette vérité centrale, cette vérité première, n'ôte pas toute réalité, toute causalité propre à ces instruments, à ces machinamenta, qui, considérés dans leur nature propre et dans leur rôle de fins subordonnées, ont leur valeur à eux. Saint Augustin s'est exprimé avec netteté là-dessus : en même temps qu'il affime à nouveau que la "cité terrestre" n'est pas éternelle, ne saurait prétendre à posséder le souverain bien, il précise que pourtant, "dès ici-bas, elle possède son bien à elle", terrena porro civitas, quœ sempiterna non erit ... hic habet bonum suum. Il serait faux de soutenir que les biens qu'elle désire ne sont pas des biens, non autem recte dicuntur ea bona non esse quœ concupiscit haec civitas (Cité de Dieu, XV, 4).
Bien entendu il doit exister un rapport entre ces biens relatifs et le Bien incomparablement plus élevé de la Cité de Dieu; il n'est pas interdit de penser que le progrès temporel, y compris le progrès technique, puisse être ordonné comme le moyen à sa fin, et par là participer à son niveau d'être au progrès spirituel; déterminer ce rapport, cette participation est une des tâches que doit se tracer la pensée chrétienne sur l'histoire. Mais les solutions qui pourront être proposées ne seront que des hypothèses, leur certitude ne pourra qu'être relative et ne saurait être du même ordre que la certitude révélée que la théologie de l'histoire possède sur l'essentiel du problème du temps. »
L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin
1re partie: Le sens révélé de l'histoire
3e partie: Les deux significations du temps
4e partie: Le temps du péché et le temps de la grâce
5e partie: Le mystère de l'histoire
Note
4. Cf. à ce sujet l'étude classique de L. ROBIN, « Sur la conception épicurienne du Progrès » dans La pensée hellénique, Paris, 1942, pp. 525-552 (réimpression de la Revue de métaphysique et de morale, XXIII (1916), pp. 697 sq.).