L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin - 3e partie

Henri-Irénée Marrou

L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin

3e partie: Les deux significations du temps



« Ainsi, au prix du redressement que nous venons de définir, la vision chrétienne de l'Histoire réintègre sans effort cette notion fondamentale de Progrès où s'incarne l'optimisme des modernes : il est bien vrai que le temps de l'Histoire est vecteur d'espérance ; orienté vers une consommation heureuse, c'est le moyen de la réalisation d'un mieux. Mais s'en tenir là comme l'ont fait la plupart des philosophies profanes de l'histoire antérieures à Nietzsche serait aussi superficiel que naïf.

Comment pourrions-nous fermer les yeux sur ce qu'on pourrait appeler l'aspect sinistre de l'histoire? Elle n'est pas qu'une série d'heureuses réussites, de pas en avant sur la voie du triomphe : qui peut oublier de quel prix sont payées ses conquêtes? Tant de sang versé, de souffrances et d'horreurs. Il fallait aux philosophies issues de l'Aufklärung une belle dose d'aveuglement pour oublier tout ce passif.

La pensée de saint Augustin s'épargne une pareille illusion : son optimisme surnaturel s'accompagne d'une vision réaliste de l'histoire; il retrouve, en l'insérant dans une perspective nouvelle, toute l'amère expérience de la sagesse antique : appréciée suivant sa composante proprement terrestre, l'histoire humaine lui apparaît comme une longue suite de malheurs, series hujus calamitatis, catalogue monotone d'empires caducs, oeuvres de la "volonté de puissance", libido dominandi, où l'homme, en proie à l'erreur et au péché, s'égare à la poursuite de biens qui ne sont pas le Souverain Bien : d'où la guerre, l'esclavage et la mort (Cite de Dieu, XIII, 14; XV, 4; XVIII, 49).

On rappelle volontiers, en face de ce tableau si sombre, que saint Augustin écrivait la Cité de Dieu entre 410 et 430, – entre la prise de Rome par les Goths et le siège d'Hippone par les Vandales; mais nous, qui vivons en un temps qui n'est pas moins prodigue en catastrophes, ne pouvons guère l'accuser d'un pessimisme excessif. Aussi bien faut-il mesurer qu'il s'agit là d'un jugement valable pour tous les temps : l'invasion barbare et la guerre extérieure ne sont pas les sources exclusives de l'oppression et du malheur ; des périodes "calmes", comme le Haut-Empire romain ou l'Europe libérale du XIXe siècle, ont connu elles aussi, des misères et des injustices pour le moins aussi atroces.

D'autre part, il n'y a pas deux histoires : l'histoire spirituelle de l'humanité, celle de la croissance progressive de la Cité de Dieu se déroule dans la même durée, douloureuse et déchirée, que celle de l'histoire profane; l'Église se fraie péniblement son chemin à travers "les aiguillons de la crainte, les tourments de la douleur, les peines du labeur et les périls de la tentation" : pour elle, comme pour tous les hommes, le temps de l'histoire est en vérité "le siècle pervers et les jours mauvais" (Cité de Dieu, XVIII, 49) ; son histoire propre est, elle aussi, rythmée par des épisodes sanglants ou amers, par les persécutions et les hérésies (Ibid., XVIII, 50-51).

Cette seconde catégorie d'épreuves n'est pas moins terrible que la première et sa gravité réside précisément dans le fait que l'hérésie n'est pas comme la persécution le fait des ennemis du dehors : c'est du sein même de l'Église qu'elle surgit, manifestant ainsi combien sont intimement, indissolublement associés les deux aspects, lumineux et sinistre, de l'histoire et du temps.
On ne peut se contenter de traiter l'un comme une simple condition d'apparition de l'autre, un moyen exigé par la fin : une conclusion optimiste sur la vue d'ensemble de l'histoire n'anéantit pas, hélas ! la dure réalité des éléments douloureux dont se nourrit le pessimisme; qu'au sens ultime tout soit grâce, tout conspirant au bien des élus, etiam peccata, même le péché, même le mal, ne doit pas nous amener à nier la terrible réalité du mal et du péché, présents à toutes les étapes et dans toutes les manifestations de l'histoire du genre humain. Un bilan réaliste est bien obligé d'enregistrer cette omniprésence du mal: que de fois l'historien doit-il constater la victoire des pervers, l'agression victorieuse, l'usurpation confirmée, le bon droit humilié, l'échec des entreprises les plus généreuses; l'histoire est comme un cimetière de civilisations fauchées en plein essor, de promesses non tenues. La gloire, la réelle splendeur des réalisations positives de la même histoire ne doivent pas projeter dans l'oubli la contrepartie négative qu'elles impliquent : l'oeuvre féconde d'une grande révolution justifie trop facilement dans la mémoire des hommes la période de destruction et de terreur par laquelle elle s'est ouverte; les reconstructions ne doivent pas faire oublier l'horreur des ruines ; il y a quelque chose d'irrévocable dans le mal consommé : les renaissances les plus brillantes ne peuvent pas faire qu'avant elles quelque chose de réel et de grand ne soit descendu pour jamais au tombeau...

Oui, en vérité, l'histoire se présente à la réflexion du philosophe ou du théologien qui cherche à en rendre raison comme le Janus de la mythologie romaine avec un double visage, l'un sinistre, l'autre riant, tourné l'un vers le Bien et l'épanouissement de l'être, l'autre vers le Mal, la dissolution, la destruction, le non-être: historia anceps, bifrons. C'est pourquoi saint Augustin s'est plu à la décrire comme un drame grandiose, où s'affrontent, du premier au dernier jour, les deux personnages collectifs que sont d'une part la Cité de Dieu et de l'autre l'ensemble des forces adverses, cité du mal, cité du diable.

Je ne veux pas m'engager ici dans la difficile analyse de cette féconde antithèse, qui demeure, on le sait, l'une des tâches les plus redoutables de l'interprétation de la pensée augustinienne : le grand docteur pose en quelque sorte dans l'abstrait, de façon idéale la notion de ces deux cités, quas etiam " mystice " appellamus civitates duas ... (Cité de Dieu, XV, 1) ; l'usage qu'il en fait dans ses applications empiriques utilise toutes les ressources, mais aussi les dangers d'équivoque, de la logique de la participation : si l'identification de la Cité de Dieu avec l'Église ne fait pas difficulté à qui possède une théologie correcte de l'Église visible (5), l'interprétation de ce que saint Augustin appelle couramment la cité terrestre, civitas terrena, demande beaucoup plus de précautions : tantôt il l'identifie sans plus à la cité du mal, tantôt il la présente comme le champ clos où s'affrontent les deux héros de son histoire, comme deux lutteurs aux membres inextricablement mêlés.

Mais peu importent ici ces difficultés : je ne veux retenir que le fait de base : l'explication de l'histoire, suppose pour saint Augustin la reconnaissance de cette dualité essentielle dans l'ordre des valeurs. C'est là un point fondamental, qui s'impose avec évidence à tout lecteur; chose curieuse, les commentateurs et interprètes modernes paraissent souvent gênés pour constater, comme si le fait d'admettre deux principes d'explication était pour une pensée un caractère d'imperfection, d'inachèvement : certains, renouvelant les calomnies d'un Julien d'Eclane, voient dans cette prise de position je ne sais quelle influence secrète d'un manichéisme rémanent : comme si toute dualité empiriquement constatée impliquait, métaphysiquement et théologiquement, le Dualisme : à ce compte, saint Paul lui-même serait déjà manichéen !

Loin d'essayer d'édulcorer cette doctrine, il faut la prendre en son sens le plus plein, le plus profond : saint Augustin nous enseigne à reconnaître, non seulement dans les événements de l'histoire, mais dans l'essence même du temps vécu, cette ambivalence fondamentale. Quelle est en effet la signification du temps? A l'époque qui n'est pas si loin de nous, où l'orgueil des modernes ne pouvait concevoir de plus bel éloge pour la pensée d'un Ancien que d'en faire le précurseur de quelque théorie contemporaine, il s'était trouvé un admirateur de saint Augustin pour louer celui-ci d'avoir pressenti quelque chose de la durée bergsonienne (6), cette notion d'un temps comme soulevé par un élan créateur, où tout serait invention, jaillissement, épanouissement des virtualités de l'être.

Sans doute, il est bien certain que par tout un aspect de sa réalité, l'histoire (en tant qu'"histoire sainte") apparaît aux yeux de saint Augustin comme tendue vers un futur plein de promesses : elle est cette histoire tissée d'espérance que vivent des "hommes de désirs", car l'Église d'après l'Ascension n'est pas moins portée par l'attente que ne l'étaient les Prophètes d'Israël (Enarr. in Ps. CXVIII, XX, 1). Mais l'analogie, pour être réelle, demeure limitée et, à trop insister sur elle, on mutilait et déformait gravement l'enseignement de saint Augustin.

On ne pourrait sans paradoxe faire de lui un philosophe du devenir : l'historien doit résister à la tentation de l'anachronisme pittoresque. Souvenons-nous que saint Augustin est un homme de l'antiquité, et très précisément un penseur nourri de la tradition platonicienne : sa philosophie est une philosophie de l'être, disons-mieux de l'essence (7) : l'être pour lui, l'être véritablement être, qui summe est, ne peut être que l'Éternel. Permanence, immutabilité, voilà son attribut caractéristique, suprême. Aux yeux d'une telle philosophie, le temps ne pouvait apparaître comme le porteur nécessaire de valeurs uniquement positives; il est aussi, et peut-être faut-il dire surtout, le contraire.

Dans une philosophie de l'essence, le temps apparaît toujours un peu comme un scandale. Le temps, c'est cette chose fluide, insaisissable, où l'être n'intervient que dans l'instant insaisissable, ce présent mystérieux qui est comme écrasé entre un passé irrévocablement englouti et un futur sur lequel nous ne pouvons pas encore tabler. Pour Être, de ce qui s'appelle véritablement, pleinement Être, vere, summe esse, il faut être affranchi du temps, – ou du moins de la durée telle que l'éprouve la nature présente de l'homme pécheur : tout ce qui est inséré dans le temps historique n'est pas, au sens plénier du mot : "tout cela est comme emporté par l'instant qui s'envole, les choses s'écoulent comme le flot d'un torrent, momentis transvolantibus cuncta rapiun-tur, torrens rerum fluit; non, nos jours ne sont pas : les voici qui s'éloignent presque avant même que d'être venus" (Enarr. in Ps. XXXVIII, 7).

Pensé dans un tel climat ontologique, le temps nous apparaît beaucoup moins chargé des promesses que lui confie volontiers l'optimisme moderne qu'affecté de coefficients négatifs : l'impermanence se relie tout naturellement, dans la pensée de saint Augustin, à la souffrance, à la dégradation et à la dissolution de l'être, à l'échec, au péché, au vieillissement et à la mort (Ibid., 9).

Comme tout cela nous mène loin et de la durée d'un Bergson et de l'idée plus naïve que la sensibilité moderne, extrapolant avec confiance l'expérience de l'évolution technique se fait du temps comme "facteur de progrès" ! Il faut réagir contre la surprise et le scandale que nous cause une telle manière de voir : je suis étonné de constater combien cet aspect de la pensée augustinienne, si vigoureusement et si fréquemment affirmé, a été soit négligé, soit curieusement minimisé par ses commentateurs récents (8).

C'est ici qu'apparaît la fécondité de la recherche historique qui, nous arrachant au cercle fermé de nos concepts familiers et de nos imaginations routinières, nous force à nous interroger, à confesser nos lacunes. Ici, la notion précieuse à retrouver est celle de vieillissement : saint Augustin ne s'étonne pas de lire en son Psautier (sa vieille traduction latine reflétait fidèlement un contresens jadis commis par les Septante) : Ecce veteres posuisti dies meos. "Voici que tu as placé mes jours dans le vieillissement" (Enarr. in Ps. XXXVIII, 9, ad 6), car à ses yeux l'insertion dans le temps nous condamne à cet effritement de l'être, à ce lent glissement vers la destruction, vers la mort. Nous avons peine, nous modernes, à nous représenter avec exactitude ce que pouvait signifier pour un Grec ou un Latin le terme de "vieux, ancien", palaios, vetus (9) : c'était pour eux ce qui, ayant été réel, actif, était maintenant et à jamais dépassé, aboli, rejeté au néant par l'inflexible déroulement de la chaîne des âges.

Si du moins je ne succombe pas à la déformation professionnelle de l'historien, il me semble que nous avons perdu le sens de ce dépassement irrévocable et cela, paradoxalement, à cause de l'intérêt même que nous portons à l'histoire, de la place que nous lui faisons dans la culture et de la confiance que nous témoignons à ses résultats. Technicien de l'histoire "ancienne", je réussis à connaître Cicéron, – ou saint Augustin, comme un ami connaît des amis ; ils cessent pour moi d'être abolis dans le passé et grâce à l'effort de résurrection de leurs historiens, vivent à nouveau sous les yeux de ma pensée, et leur qualité d'"Anciens" n'est qu'une variété subtile de leur existence actualisée à nouveau.

Il entre beaucoup d'illusion dans ce commerce avec des fantômes. Il faut réagir et retrouver, dans son amère évidence, le sens concret du temps et de ses ravages. Eh oui, "voici que nos jours sont établis dans le vieillissement" : le temps qu'il nous faut vivre est comme une blessure cachée d'où l'être s'écoulerait, nous usant insensiblement et nous épuisant jusqu'à la mort. C'est là une vérité fondamentale que saint Augustin ne s'est jamais lassé de commenter, et cela aussi bien dans la prédication familière qu'il adressait à son peuple que dans les traités les plus savants écrits en vue du public le plus lettré de son temps.

Reprenons encore une fois l'admirable Enarratio du Psaume XXXVIII, écoutons-le interpeller son auditeur, selon la technique chère à la diatribe antique: "Vois, aujourd'hui même : entre le moment ou j'ai commencé à parler et maintenant, est-ce que tu te rends compte que nous avons vieilli tous les deux? Tu ne t'aperçois pas que tes cheveux poussent et pourtant tandis que tu es là debout, en train de faire quelque chose, de parler, tes cheveux poussent; ils ne poussent pas tout d'un coup au moment d'aller chez le coiffeur ! le temps nous entraîne et s'envole: tu passes, toi, et ton fils passera comme toi" (Ibid., 12).

Ailleurs il nous fait méditer une fois de plus sur le caractère instable, et donc ontologiquement imparfait, des biens de cette terre : on doit dire en vérité qu'"ils sont et ne sont pas : il n'y a rien de stable en eux; ils glissent, ils s'écoulent. Vois tes petits enfants : tu les caresses, ils te caressent, mais vont-ils demeurer tels? Tu es le premier à souhaiter qu'ils grandissent, qu'ils arrivent en âge. Mais rends-toi compte : quand on atteint à un âge, on meurt au précédent : oui, arrivé à l'adolescence, c'est l'enfance qui meurt, et de même la jeunesse, puis l'âge mûr; puis c'est à la mort que l'on parvient, et avec elle tout âge meurt". Et plus loin : "Et ces enfants, crois-tu qu'ils sont nés pour vivre avec toi sur la terre, ou bien plutôt pour t'en chasser et t'y succéder? ... Il semble que les enfants à peine nés disent à leurs parents : "Oust, il faut penser à céder la place; c'est à nous maintenant de jouer notre drame : car toute la vie humaine est comme une pièce de théâtre", mimus est enim generis humani tota vita tentationis ... (Enarr. in Ps. CXXVII, 15). Il y a là comme un écho anticipé des amères paroles de Macbeth: Life is an empty tale ... Dans un autre sermon, saint Augustin revient encore sur ce bilan négatif de notre passage à travers le temps : à mesure qu'elle s'écoule, notre vie paraît s'allonger, mais non, elle décroît : "j'ai quarante-six ans", quelle illusion ! la seule chose assurée est que j'ai quarante-six ans de moins à vivre de l'espace de temps que m'a accordé le Créateur" (Serm. XXXVIII, 3, 5).

C'est le même thème qu'expose avec ampleur et insistance un chapitre justement célèbre de la Cité de Dieu (XIII, 10) : "A partir de l'instant où l'on a commencé d'être en ce corps mortel, rien ne se passe en lui qui ne travaille à conduire à la mort. Car pendant toute la durée de cette vie (si toutefois elle mérite d'être appelée vie), l'instabilité de notre être ne fait rien d'autre que de nous conduire à la mort. Personne qui n'en soit plus proche au bout d'un an que l'année précédente, et demain qu'aujourd'hui, et aujourd'hui qu'hier, et l'instant qui va suivre plus que l'instant présent et l'instant présent plus que celui qui l'a précédé. Tout le temps que l'on vit est retranché du temps que l'on a à vivre et chaque jour ce qui en reste diminue davantage et en définitive, le temps de cette vie n'est qu'une course vers la mort, où il n'est accordé à personne de s'arrêter, ni de reprendre haleine un instant... "

En face d'un tel déploiement d'éloquence, on est tenté de s'écrier : "Paradoxe, littérature". En fait il y a beaucoup de rhétorique dans tout ce passage: il n'est pas de lecteur humaniste qui n'y reconnaisse un "lieu" classique, illustré notamment par Sénèque, dans la XXIVe à Lucilius. Faut-il ne voir là que mauvais goût de rhéteur africain, préciosité décadente, pointes, wit, agudeza, un simple prétexte, trop habilement exploité, à variations brillantes, analogues à celles que dans Bella Jean Giraudoux s'est permis sur le thème des jeunes gens, ses camarades, morts sans postérité, fauchés par la guerre : "Que de futures morts n'épargnent pas la mort d'un collégien"?

Mais nous avons appris, et précisément à propos de Giraudoux lui-même (10), à ne plus condamner sans examen la préciosité littéraire : sans doute, elle est quelquefois ridicule et dénote une "maladie du goût", mais elle peut aussi devenir, et cela sous la plume des penseurs les plus sérieux, un instrument d'expression privilégié qui permet au langage humain de rivaliser de subtilité avec la réalité même de l'être et du monde, ce réel si subtil en effet qu'il s'agit de traduire avec tout ce qu'il renferme de mystère, d'ambiguïté, de paradoxe.

C'est le cas ici : il y a bien du cliquetis verbal dans toute cette analyse, d'une vie qui est déjà la mort et de la mort déjà donnée avec la vie, mais n'est-ce pas dans le réel, dans l'être même du temps vécu que gît cette antithèse redoutable : media vita in morte sumus ? La rhétorique qui l'exploite triomphalement, et je l'accorde bien volontiers non sans quelque complaisance, n'empêche pas qu'il y ait là une vérité authentique, profonde, douloureuse. Aussi bien toute âme chrétienne, pour peu qu'elle réfléchisse un peu sérieusement sur la vie, ne peut manquer de la redécouvrir pour son compte.

De nos jours, c'est certainement Péguy qui l'a ressentie et exprimée avec le plus de bonheur (11) : nul autant que lui n'a su mieux rendre l'expérience du vieillissement, cet amer secret des hommes de quarante ans : vivre, c'est vieillir, par une continuelle déperdition de l'être, qui nous éloigne toujours plus de la perfection, de la pureté première. Il y a là beaucoup plus que l'angoisse de l'âme païenne désolée par la fuite du temps et qui voudrait en vain s'arrêter à jouir de l'instant; c'est un sentiment beaucoup plus tragique de la nocivité intrinsèque du temps qui altère la qualité même de l'instant; tous nos "présents" ne sont pas équivalents : quel est l'homme mûr qui n'aspire avec un regret nostalgique vers "ce qu'il pouvait être au temps de sa jeunesse"? Il y a quelque chose en nous qui se dégrade et s'use sans recours. C'est vrai de la vie tout court, qui se résout en une série d'échecs et où nos réussites mêmes, caricatures de notre attente et de nos premiers rêves, ont quelque chose de douloureusement ironique.

Mais combien plus encore est-ce vrai de notre vie spirituelle : qui d'entre nous osera la décrire comme une marche régulièrement ascendante vers une perfection sans cesse plus assurée? N'est-elle pas jalonnée avant tout par nos péchés, résolutions mal tenues, regret lancinant d'une conversion sans lendemain, grâces gaspillées, retombée dans l'ornière, le découragement, l'atonie. Je ne parlerai pas ici des médiocres chrétiens, des tièdes que nous sommes : j'en appelle au témoignage des plus grands, des plus purs parmi nos frères, au témoignage de nos saints. Sans que leur sérénité et leur confiance surnaturelles en fussent ébranlées, ils ont ressenti, eux aussi, la même amertume, la même impression d'échec, et cela non seulement en ce qui concerne leurs entreprises temporelles, mais aussi leur propre progrès intérieur : citerai-je le mot de saint François, tout à fait vers la fin de sa vie, disant à tel de ses compagnons : "Il conviendrait de faire quelque effort pour nous améliorer, car nous n'avons pas grandement avancé depuis le jour de notre conversion !" Ce n'est pas là une illusion due à un excès d'humilité, mais l'expression directe d'une expérience déchirante.

C'est vrai de l'histoire spirituelle collective comme de la vie intérieure de chacun, celle de l'Église tout entière : celle des grands ordres n'est-elle pas jalonnée par toute une série de "réformes" disciplinaires et morales, qui toutes échouent et sont toujours à reprendre à nouveau ; à combien de religieux, entendons-nous dire en soupirant : "La ferveur a bien diminué parmi nous depuis notre saint fondateur"; déjà les Pères du Désert, en plein IVe siècle, considéraient comme inimitables les héros de l'ascèse qui, une ou deux générations plus tôt leur avaient ouvert la voie. Qui, reprenant le thème cher à Pascal d'une "Comparaison des Chrétiens des premiers temps avec ceux d'aujourd'hui", ne sait que jamais plus l'Église ne connaîtra la perfection de sainteté qu'elle possédait au jour béni de la Pentecôte, quand l'Église c'était la Vierge Marie et le collège des Apôtres (12) et qu'elle recevait les prémices de l'Esprit, – l'Église des Actes, celle d'avant le premier scandale, celui d'Ananie et Saphire?

Ainsi, de quelque point de vue qu'on se place, histoire profane, histoire sacrée, personnelle ou collective, toujours le temps vécu par l'homme apparaît affecté d'une redoutable ambivalence : il est vecteur et facteur à la fois d'espérance et de désespoir, le moyen par lequel s'accomplit le mieux-être et en même temps cette blessure inguérissable ouverte au flanc de l'homme, par où son être s'écoule et se détruit.

Il importe de souligner que cette analyse, si importante pour une exacte interprétation de la signification de l'histoire, n'est point une opinion isolée, mais qu'elle fait partie du trésor le plus authentique de la Révélation et de la doctrine commune de l'Église. Il suffit de passer en revue les notions les plus fondamentales de notre "histoire sainte", de la vision surnaturelle de l'histoire de l'humanité. Ainsi, le retour du Christ glorieux à la fin des temps ; c'est là pour nous, comme pour la première génération chrétienne l'objet majeur de notre espérance, qu'appellent tous nos voeux : adveniat regnum tuum, MARANA THA, « Amen, Seigneur Jésus, venez ! » Mais cette Parousie si désirée est aussi le Jugement dernier, le Jour de Yahvé, jour grand et redoutable, que les prophètes d'Israël nous annoncent avec crainte et tremblement, Dies irae, dies illa ...

Considérons encore la notion de Plénitude des temps, si chère à saint Paul pour définir le moment de l'histoire choisi par Dieu pour l'Incarnation du Fils ; à la lumière de l'Épître aux Galates, toute une ligne de la tradition chrétienne, à partir de saint Irénée et d'Origène, a aimé à l'interpréter de façon optimiste des heureux effets de la pédagogie divine : il fallait que l'humanité, et dans l'humanité le peuple élu, fût progressivement illuminée par la révélation toujours plus claire qui va des patriarches à Moïse et de Moïse aux prophètes et à Jean, pour qu'elle devînt mûre pour le message évangélique; il fallait que la lignée issue d'Abraham et de David, enrichie de toute la sainteté des saints d'Israël, en vînt à s'épanouir dans cette fleur unique qu'est la Vierge Immaculée... Mais nous avons aussi une tradition inverse, issue, celle-ci de la méditation des sévères chapitres qui ouvrent l'Épître aux Romains et dont le premier chaînon est représenté à la fin du IIe siècle par l'écrit mystérieux qu'on intitule la Lettre à Diognète: pour celle-ci, c'est au contraire "lorsque la perversité des hommes fut parvenue à son comble, et qu'il fut devenu bien évident qu'il n'était pas en notre pouvoir d'entrer dans le royaume de Dieu, que réduits à notre seule nature nous ne pouvions atteindre la vie et le salut", c'est alors que la patiente miséricorde divine, qui avait supporté jusque-là le débordement de notre ignominie, nous envoya son Fils Unique qui s'offrit en rançon pour nous (A Diogn., IX, 1-6). Les deux points de vue, loin de s'exclure, sont complémentaires et vrais, au même titre, en même temps.

Rien ne montre mieux à quel point cette doctrine, dont nous venons de reprendre conscience à la lumière de saint Augustin, est profondément enracinée dans la pensée chrétienne que la manière dont à son tour saint Thomas d'Aquin s'est trouvé amené à l'intégrer dans sa grande synthèse théologique, en l'élaborant en quelque sorte à frais nouveaux et sous sa propre responsabilité. Dans la IIIe Partie de la Somme de Théologie (qu. 61, art. III, ad 2um), saint Thomas est amené à s'appuyer sur un texte de saint Grégoire le Grand qu'il lui était arrivé déjà plusieurs fois d'invoquer (13) : il s'agit du passage des Homélies sur Ezéchiel (II, 4) où le grand pape, fidèle interprète du thème traditionnel de la pédagogie divine affirme qu'à travers l'histoire sainte du peuple d'Israël "la connaissance de Dieu s'est accrue avec le progrès du temps", per incrementa temporum crevit divinœ cognitionis augmentum. Il est très remarquable de voir comment saint Thomas a senti le besoin de compléter cette autorité qu'il allait utiliser à nouveau : il lui juxtapose, symétriquement, ce que nous pouvons appeler la tradition pessimiste : nam per incrementa temporum et peccatum coepit in homine magis dominari... "car avec le progrès du temps, le péché lui aussi se mit à exercer sur l'homme un empire croissant et obscurcit à tel point sa raison que les préceptes de la loi naturelle ne suffisaient plus pour lui permettre de vivre droitement : il fallut fixer des préceptes dans une Loi écrite, et en même temps des sacrements de la foi. Il fallait encore qu'avec le progrès du temps la connaissance de la foi s'explicitât davantage, comme le dit saint Grégoire, etc." On ne peut souhaiter affirmation plus explicite et plus autorisée de ce que nous proposons d'appeler l'ambivalence du temps de l'histoire (14). »


L'ambivalence du temps de l'histoire chez saint Augustin
1re partie: Le sens révélé de l'histoire
2e partie: Le progrès et le Corps mystique
4e partie: Le temps du péché et le temps de la grâce
5e partie: Le mystère de l'histoire


Notes

5. On se référera en particulier aux précisions importantes fournies par Mgr Ch. JOURNET sur l'appartenance visible et l'appartenance invisible à l'Église, ainsi dans la Revue Thomiste, XLIX (1949), p. 170, n. 2.

6. Je fais allusion à la communication de R. BOURGAREL à la Société d'études philosophiques du Sud-Est de la France, le 16 mars 1931, critiquée par le P. J. MARÉCHAL dans sa Lettre sur le problème du temps chez saint Augustin, dans Mélanges Joseph Maréchal, t. I, Oeuvres, Bruxelles-Paris, 1950, pp. 261-264 (réimpression de Les Études philosophiques, t. V, 1931, pp. 12 sq.).

7. Cf. les analyses d'E. GILSON dans L'Être et l'essence, Paris, Vrin, 1948, ou dans Being and some philosophers, Toronto, Pontifical Institute of Medieval Studies, 1949.

8. Voir par exemple J. GUITTON, Le temps et l'éternité chez Plotin et saint Augustin, Paris, 1933, pp. 326-331. J'excepte de cette critique le P. M. PONTET qui, le premier à ma connaissance, a su attirer l'attention sur l'aspect que nous analysons ici de la doctrine augustinienne du temps dans sa belle thèse : L'exégèse de S. Augustin prédicateur, (coll. Théologie, VII), Paris, 1945 ; je tiens à reconnaître l'étendue de ma dette à son égard.

9. Sur le sens de palaios chez Origène, cf. H. DE LUBAC, Histoire et Esprit, l'intelligence de l'Écriture chez Origène (coll. Théologie, XVI), Paris, 1949, p. 126.

10. Cf. C. E. MAGNY, Précieux Giraudoux, (coll. Pierres Vives), Paris, 1945 et mes observations à propos de Sidoine Apollinaire, dans la Revue du Moyen Âge latin, I (1945), pp. 203-204, ou dans la même Revue, IV (1948), pp. 283-284, celles de R. RICARD, sous le titre Wit et Agudeza.

1l. Ce point a été bien mis en lumière par A. BEGUIN, La prière de Péguy, (Coll. Cahiers du Rhône), Neuchâtel, 1942, pp. 14-34; « La pureté et le vieillissement ».

12. Cf. Ch. JOURNET, Israël, p. 112.

13. Ainsi : Ia, qu. 57, a. V, ad 3 ; IIa IIae, qu. 1, a. VII sed c.; qu. 174, a. VI, arg. 1 ; et déjà : In III. Sent., dist. 25, qu. 2 a. II, qua. I ; In IV Sent., dist. 1, qu.1, a II, qua 4,2.

14. Cf. dans le même sens : J. MARITAIN, Le docteur angélique, Paris, 1929, pp. 81-82; de façon générale, je tiens à souligner la remarquable convergence entre la doctrine analysée ici à la lumière de saint Augustin et celle que, dans l'ensemble de son oeuvre, J. Maritain a exposée sur la théologie et la philosophie chrétienne de l'histoire : voir les textes rassemblés et bien mis en lumière par Ch. JOURNET, dans Jacques Maritain, son oeuvre philosophique, (= Revue Thomiste, XLVIII, 1948), pp. 33-61.

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