Etats-Unis

La tragie-comédie américaine

Jacques Dufresne

Du rêve au cauchemar

Le récent psychodrame électoral américain aura-t-il été, à l’échelle mondiale, l’événement médiatique du millénaire ? Ce n’est pas exclu si l’on en croit le New York Times du 7 novembre 2020.

J’avoue que je me suis laissé prendre par les techniques de conditionnent des chaînes de télévision du great country, CNN d’abord. En colère contre moi-même pour m’être gavé pendant de longues minutes de messages publicitaires, je retournais à mes travaux sérieux, pour revenir bientôt au fatidique écran, attiré par la promesse de nouveaux chiffres plus conformes à mes espoirs.

Voici un aperçu des commentaires que je me suis faits à moi-même pendant ces trois jours

Être au-dessus de la mêlée par la pensée, prendre parti dans l’action.

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Dans la jungle du présent, éviter de prendre pour une clairière un rayon de soleil tombant sur une souche.

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Tout en inondant le monde de l’affligeant spectacle de leur implosion, les Américains réussissaient une opération profitable à tous égards. En se branchant sur leurs médias, leurs ennemis eux-mêmes, Iraniens en tête, les enrichissaient et s’imprégnaient de leur culture.

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Ce n’est pas le premier film américain dont le héros finit mal. Ce ne serait pas non plus la première tragédie qui commence par une comédie.

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Trop d’avocats, de juges, de procès, de victimes innocentes et de prisonniers aux États-Unis : pays de la loi et du désordre.

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Mots clés : nombre, décompte, recomptage, base de données, calculs, ordinateurs. Accent sur le bon fonctionnement de la machine, nouvelle étape dans la montée du formalisme. Opération réussie grâce à l’honnêteté des bénévoles et des petits salariés préposés au décompte des votes.

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« Insensibilté, mère des déraisons. » (C.M) Même déraison et même insensibilité à gauche et à droite?

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Les États désunis

Comment expliquer cet intérêt passionné pour les élections de 2020 partout dans le monde? Par le sens du spectacle des Américains, par leur contrôle de ces nouveaux médias qu’ils ont eux-mêmes inventés, par le fait que leur pays demeure la première puissance mondiale sans cesser d’être une terre promise? Je m’arrête à une hypothèse à la fois plus profonde et plus englobante : le pressentiment, universel parce que fondé sur le bon sens, que le rêve d’un bonheur assuré par une croissance illimitée et accélérée se transformera inévitablement en cauchemar, processus qui en est déjà à un stade avancé aux États-Unis. Il ne s’agit pas ici d’une analyse politique, ni d’une conclusion tirée d’une conception organique de l’histoire. On est dans l’ordre de la physique sociale. La vie humaine n’est possible dans une fusée que grâce à un habitacle qui protège les occupants contre la pression extérieure. Or dans une nation engagée dans la trajectoire d’une fusée, qui est aussi son symbole, un tel habitacle est impossible…et la pression s’accroît sur la population et le paysage au même rythme que la vitesse de la fusée. Entre autres conséquences : 1) migration massive des cerveaux et des capitaux du Centre et du Sud vers les côtes Est et Ouest et vers une économie et une science du savoir, 2) stagnation du Centre et du Sud dans une économie et une science de l’extraction (charbon et pétrole) et une agriculture dopée et polluée par les sous-produits de cette énergie fossile (fertilisants, herbicides, insecticides, machinerie lourde…). On reconnaît là la carte électorale du pays.

La même pression explique au moins partiellement bien d’autres fractures : entre les riches et les pauvres, entre les générations, entre les sexes, à l’intérieur des familles, des communautés et des deux grands partis politiques, coalitions chancelantes dont les extrêmes se ressemblent. À noter que l’enjeu fondamental, croissance ou halte à la croissance, clairement formulé il y a cinquante ans, est plus occulté que jamais. Les démocrates semblent plus lucides que les républicains sur ce point, mais il leur reste encore à démontrer que leurs infrastructures vertes, éoliennes et solaires, ne produiront pas, indirectement autant de gaz à effet de serre que les centrales alimentées par l’énergie fossile.

Tous les autres pays du monde engagés dans la même voie lisent leur avenir dans le présent des États-Unis, comme ils l’ont entrevu il y a trente ans dans l’implosion de l’URRS.

Commentaire d’un ami français, Pierre-Jean Dessertine :

« Votre interprétation de l'imbroglio des élections américaines et de la désunion de cet État m'a beaucoup intéressé. À la métaphore de la fusée j'ajouterais cette précision : "le rêve d’un bonheur assuré par une croissance illimitée et accélérée" présuppose l'absence d'habitacle national, autrement dit la mondialisation; C'est pourquoi cette physique sociale que vous décrivez  - polarisation entre les mégalopoles "gagnantes" et les territoires dévalués  - se reproduit peu ou prou partout, dans la mesure où toutes les régions du monde sont orientées sur cette trajectoire. Comme si on était embarqués dans la même fusée (non pressurisée) ! Il est clair que c'est le cas en France : on a eu les "gilets jaunes", ce qui est un avertissement, parce qu'on pourrait avoir, si on continue dans cette direction, un dirigeant aussi irresponsable qu'aux État-Unis ...Alors continuons à faire parler l'humanité !

Philadelphie ou l’amitié fraternelle

Tump lui-même l’avait prévu, ce sont les Noirs de Philadelphie qui ont assuré la victoire des démocrates, chose qui, à la lumière de l’histoire, prend un sens singulier. William Penn, le fondateur de la Pennsylvanie en 1682 et peu après de la ville de Philadelphie, était un ancien d’Oxford où il avait appris que le mot grec phil-adelphia signifie amitié fraternelle. Persécuté en Angleterre en tant que Quaker, il prit les querelles entre religions et l’arbitraire royal dans une horreur telle qu’il rêva de fonder en Amérique une colonie apparentée à l’Utopie de Thomas More, ce qu’il put faire grâce à la grande fortune de son père, dont il hérita au bon moment. En échange de l’effacement d’une dette à l’endroit de la Couronne britannique, le roi Charles II lui concéda un territoire appelé à devenir la Pennsylvanie actuelle. Cette fois, c’est la langue latine qui est la source. Sylva en latin signifie forêt. La Pennsylvanie, c’est la forêt de monsieur Penn. Bon capitaliste chrétien, il fit la paix avec les Autochtones du lieu en achetant leur territoire plutôt qu’en le leur arrachant par la guerre. Ce geste était dans l’esprit de sa cité idéale: un espace quadrillé, de grands lots pour chaque propriétaire, des rues de plusieurs kilomètres, entre deux autoroutes, les  rivières Delaware et Schuylkill; cela pour éloigner les risques de violence associés dans son esprit aux rues étroites et circulaires des vieilles cités organiques européennes. Penn accorda en outre une telle importance à l’air pur et aux arbres qu’aujourd’hui sa ville apparait à plusieurs à la fois comme le modèle des banlieues de l’avenir et celui des villes vertes. On peut aussi voir en lui un promoteur immobilier : il fit imprimer des cartes embellies de son projet pour allécher des acheteurs riches. Il fut à la fois un missionnaire et un vendeur : les deux faces du Janus américain. Faut-il préciser que son Utopie était réservée aux Blancs. Penn en effet n’a pas interdit aux philadelphiens d’acheter des esclaves importés d’Afrique…bons travailleurs dont les descendants en 2020 assureraient l’élection du parti de l’amitié fraternelle. Sa ville sera la capitale provisoire des États-Unis de 1790 à 1799 et la première place boursière du pays.

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De saint Benoît à Joe Biden, la longue histoire des élections

Un article intéressant sur le long scrutin : Le compas et le sextant d’Élisabeth Vallet, (Le Devoir du 7 nov.2020) : « La bonne nouvelle, c’est que le compas de la démocratie a continué de fonctionner. Tout d’abord, en raison de la pandémie, l’accès au vote a été élargi : la normalisation du vote par correspondance et l’extension du vote par anticipation dans un grand nombre d’États sont venues pallier certaines difficultés récurrentes d’accès au vote. C’est d’autant plus marquant que ces progrès demeureront acquis pour les prochains cycles électoraux.

Ce perfectionnement du mode de scrutin s’inscrit dans une histoire qui a commencé au  VIe siècle. Ma surprise fut grande quand, dans le magistral ouvrage de Jean Baechler, La démocratie (Calmann Lévy, Paris 1985), j'ai trouvé une réponse à ma question sur les origines du mode de scrutin :« Pour le choix de l'abbé, l'élection a été retenue par saint Benoît au VIe siècle, toutes les autres techniques étant impossibles ou inadéquates. Le monachisme occidental est ainsi devenu par la force des choses et non de propos délibéré, un véritable laboratoire des pratiques électorales pendant au moins cinq siècles. Elles ont servi de modèles aux communes italiennes, avant d'être reprises par les régimes parlementaires. Les démocraties modernes ne doivent rien, en matière de techniques électorales aux démocraties antiques, dont l'expérience avait été oubliée, elles doivent tout aux ordres monastiques. »

Il faut pour être élu abbé une majorité des deux tiers. Tous les moines sont éligibles et la cabale est interdite. Les partis politiques sont également interdits. Ils ne vont pas de soi dans la tradition démocratique. Le système des partis a toujours eu des adversaires, Rousseau et Simone Weil notamment.

Les monastères ont aussi été les conservatoires de l'État de droit. Une fois élu, l'abbé n'exerce pas son pouvoir arbitrairement; il est soumis à une admirable constitution: la règle de saint Benoît qui prévoit notamment que l'assemblée des moines est obligatoirement consultée pour toute décision importante. « La force de la règle de saint Benoit réside dans l'union de principes immuables avec la plus grande somme de libertés dans les détails, liberté laissée non aux individus mais à l'abbé. » (Dom Schmitz) (Source)

 

 

 

 

 

Extrait

Tous les autres pays du monde engagés dans la même voie lisent leur avenir dans le présent des États-Unis, comme ils l’ont entrevu il y a trente ans dans l’implosion de l’URRS.

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