Du cimetière marin de Sète à celui de Deschambault
Le cimetière de Deschambault: un autre lieu en attente d'un poète et d'un peintre.
Le cimetière marin de Sète, dominant la Méditerranée près de Montpellier, était au sommet de ma liste des lieux à visiter lors de mon premier séjour en France en 1963 : j’y retrouverais Paul Valéry et le lieu qui lui a inspiré Le Cimetière marin, le poème de toutes les lumières et de tous les mystères. Ce poème, je l’ai appris par coeur à dix-huit ans, oublié puis réappris et oublié de nouveau mais quelques strophes ne m’ont jamais quitté et me nourrissent toujours : elles ont en commun de me rappeler la correspondance entre les lieux sacrés, l’âme et la pensée.
Voici la première :
Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux
Ici le calme des dieux, le sacré succède à la pensée, ailleurs il la précède et la prépare, raison de croire qu’ils sont indissociables l’un de l’autre, comme l’intérieur d’une église et la «grandeur interne» de l’homme :
Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre, et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur !
Auparavant ce vers :
Ô mon silence !… Édifice dans l’âme
Et plus loin :
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… Ô puissance salée !
Courons à l’onde en rejaillir vivant !
À la fin, la vie et la pensée ne font qu’un :
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs !
Envolez-vous, pages tout éblouies !
Rompez, vagues ! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs !
Combien de voyageurs ce poème a-t-il conduits au paysage qui l’a inspiré ? Mais combien de lieux aussi inspirants sont-ils demeurés inconnus parce qu’ils n’ont pas été transfigurés par l’art , tel le cimetière marin de Deschambault, sur un plateau dominant le Saint-Laurent, près de Québec ? Sans doute a-t-il été célébré, mais s’il le fut, l’écho de cet hommage ne s’est pas rendu jusqu’à moi; si bien que c’est par hasard que je l’ai découvert et que je regrette depuis ce jour de n’être ni le grand poète ni le grand peintre qui aurait pu dire la joie qu’il m’a donnée et l’offrir en partage aux autres humains.
Avec, à ses pieds, un fleuve qui est déjà une mer, le cimetière se suffit à lui-même. Les voiliers y deviennent des colombes comme dans le port de Sète et s’il n’est pas sous le soleil du Midi, il a le sang et l’or des couleurs de l’automne et, l’hiver, la blancheur et la musique des glaces brisées par l’eau noire. Le printemps et l’été, les fleurs sauvages y trouvent refuge :
Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.
(Valéry)
Incrusté dans la nature, le cimetière de Deschambault est aussi au cœur d’un ensemble architectural rappelant les plus belles heures du régime français en Amérique : à l’entrée l’église Saint-Joseph, tout près à gauche, l’ancien presbytère, à droite le vieux Couvent, en face, une rue bordée de maisons canadiennes traditionnelles.
De tels lieux sont des présences vivantes en attente de célébrations, ils ont comme les humains besoin d’être reconnus. C’est une injustice à leur endroit que d’en être réduits à les découvrir par hasard ou grâce à un guide qui les présente comme un attrait quelconque parmi d’autres.