Steiner Rudolf
Sur le plan théorique, en revanche, ses écrits n'ont suscité, de la part des milieux scientifiques et philosophiques, que peu d'intérêt et encore moins remporté l'adhésion. Cela étant, sa pensée soulève des controverses passionnées parmi ceux qui la connaissent. Alors que ses partisans y adhèrent sans réserve, les chercheurs universitaires en font un sujet de polémique et la critiquent en bloc. Il n'y a pas de juste milieu dans l'appréciation des idées de Steiner.
Cela tient tout d'abord à la diversité et à l'hétérogénéité et à l'importance de son œuvre littéraire et rhétorique (2), ainsi qu'à l'impossibilité de l'appréhender dans son intégralité; son style, souvent étrange et ésotérique, constitue un obstacle quasi insurmontable pour l'analyse scientifique et philosophique. En outre, il n'existe à ce jour aucune biographie critique de Steiner, celles que l'on trouve s'apparentant plus ou moins à l'hagiographie (3): pour ne pas nuire à son prestige, elles passent sous silence les nombreuses influences intellectuelles qui l'ont marqué et ses faiblesses de caractère, et s'arrangent pour présenter comme un tout harmonieux une vie personnelle et professionnelle caractérisée par d'évidentes discontinuités. Nous nous bornerons, dans cet article, à exposer brièvement les principaux faits indiscutables de sa vie et ses grands principe les plus accessibles qui fondent son approche de l'éducation.
Fils d'un employé des chemins de fer autrichiens, Rudolf Steiner naît le 25 février 1861 à Kraljevec (Croatie). Après avoir fréquenté l'école secondaire (pas de latin ni de grec), il étudie les mathématiques, l'histoire naturelle et la chimie à l'École supérieure technique de Vienne de 1879 à 1883 en vue de devenir professeur de l'enseignement secondaire général. Toutefois, il ne termine pas ces études et s'attache plutôt à approfondir ses connaissances littéraires et philosophiques. À l'expiration de sa bourse, il travaille de 1884 à 1890 comme précepteur et éducateur d'un enfant handicapé dans une famille juive de la grande bourgeoisie viennoise. Philosophe dilettante et autodidacte, il entreprend entre 1882 et 1897, à l'instigation de son professeur de littérature et mentor intellectuel Schroer, l'édition et le commentaire des oeuvres scientifiques de Johann Wolfgang Goethe (1749-1832). A partir de 1890, il travaille, en tant que collaborateur indépendant, aux Archives Goethe et Schiller de Weimar (Allemagne). Ses premiers écrits, et notamment son oeuvre principale Der Philosophie der Freiheit [La philosophie de la liberté] (1894), sont l'aboutissement de ses efforts pour donner une explication philosophique systématique du mode de pensée objectif en même temps qu'idéaliste de Goethe. En 1891, il passe en tant qu'étudiant libre son doctorat en philosophie à l'Université de Rostock (Allemagne) en soutenant une thèse ultérieurement qui deviendra ultérieurement une de ses oeuvres majeures, Wahrheit und Wissenschaft [Vérité et science].
En 1897, une fois terminés ses travaux d'édition, Steiner va s'établir à Berlin. Il travaille comme rédacteur, écrivain, conférencier et chargé de cours et participe aux activités des milieux littéraires bohèmes d'avant-garde, du mouvement ouvrier et des réformateurs religieux. En 1900, il donne un cycle de conférences à la «Bibliothèque théosophique» occultiste, où il rencontre Marie von Sivers qui deviendra plus tard sa seconde femme. De 1902 à 1913, il assume, en qualité de secrétaire général, la direction de la section allemande de la Société théosophique dont le porte-parole international était Annie Besant. En tant que chef de file d'un mouvement de renouveau spirituel le «Docteur Steiner» déploie alors une immense activité, multipliant conférences et voyages, comme en témoignent un nombre impressionnant de comptes rendus sténographiques de conférences (plus de 6.000) et près de trente monographies.
En 1913, Steiner rompt avec Annie Besant, en raison, essentiellement, de divergences d'opinion sur l'interprétation ésotérique de la vie du Christ, et fonde avec la majorité de ses partisans allemands la Société anthroposophique dont le siège se trouve aujourd'hui encore au «Goetheanum » de Dornach, près de Bâle (Suisse), dont il avait lui-même dessiné les plans. En tant que fondateur charismatique d'une communauté idéologique entièrement axée sur lui, Steiner développe au cours des vingt dernières années de sa vie, dans d'innombrables cours et conférences donnés dans toute l'Europe, un programme de réforme spirituelle dans les domaines de l'art, de l'éducation, de la politique et de l'économie, de la médecine, de l'agriculture et de la religion chrétienne.
L'ambiance révolutionnaire qui règne dans l'Allemagne vaincue des années 1918-1919 lui offre l'occasion de mettre en pratique ses idées sur l'éducation dans une nouvelle école. Le 7 septembre 1919, il inaugure solennellement pour 256 élèves issus essentiellement de familles ouvrières travaillant à la fabrique de cigarettes Waldorf-Astoria de Stuttgart (Allemagne), la première «Libre École Waldorf», établissement d'éducation mixte du primaire et du secondaire. Il faut replacer sa réforme pédagogique dans le contexte de l'utopie radicale de «structuration tripartite de l'organisme social» qu'il avait lui-même proclamée: la création spontanée de nouveaux établissements dotés d'une constitution autonome (jardins d'enfants, écoles et collèges) ainsi que l'organisation coopérative d'entreprises économiques doivent permettre de parvenir à une stricte séparation entre la vie culturelle et économique d'un côté et le système politique étatique de l'autre.
Le programme politique de «liberté de la vie spirituelle» et «d'économie associative» défini par Steiner a échoué; ses écoles en revanche ont été une réussite. Lorsqu'il meurt à Dornach, le 30 mars 1925, en laissant inachevée la rédaction de son autobiographie, la première promotion d'élèves de l'École Waldorf prépare le baccalauréat.
Le «Goethéanisme»
La perception intérieure du monde spirituel et la spiritualisation de tous les domaines de la vie constituent le thème central de l'oeuvre de Steiner. À dix-neuf ans déjà, Steiner souffre de la démythification du monde due à l'économie, la technique, les sciences naturelles et la philosophie critique. Au plus profond de son être persiste au contraire la certitude, courante en d'autre temps, de l'existence d'un univers spirituel. Au début de ses études, censément en sciences naturelles, il écrit à un ami:
L'année dernière je me suis efforcé de comprendre si Schelling a raison de dire qu'il existe en chacun d'entre nous ‘une merveilleuse faculté cachée, au-delà de l'instabilité du moment, de se retirer au plus profond de soi-même pour y observer ce qu'il y a d'éternel en nous dans sa forme immuable’. Je pensais et pense encore avoir indubitablement découvert en moi cette faculté intérieure. Il y a d'ailleurs longtemps déjà que je l'avais pressentie (4).
Dans ses oeuvres préthéosophiques Steiner, réfutant délibérément le criticisme de Kant, qui limite l'expérience objective, s'efforce de justifier par la théorie de la connaissance cette expérience mystique solitaire. Il part au contraire du principe que par-delà les limites de la connaissance définies par Kant, tout ce qui est nécessaire à «l'explication du monde» est accessible à la pensée humaine, car il est convaincu que la pensée est, sous la forme des idées, l'essence du monde. La connaissance de soi permet de «pénétrer progressivement les fondements de l'univers». Le spirituel s'incarne dans l'«organisme universel»; sa manifestation la plus haute et la plus achevée est la pensée humaine car l'homme exprime le contenu de la pensée, c'est-à-dire les idées éternelles. La «perception intellectuelle» permet à l'homme de faire l'expérience directe des idées et de fusionner ainsi (à nouveau) de manière altruiste avec les fondements de l'univers. La théorie de la connaissance du jeune Steiner est donc à la fois une ontologie et une cosmogonie - un retour à la doctrine prémoderne, à la fois naïve et réaliste, du réalisme des Universaux: elle a pour but de montrer à l'homme sa mission et sa place dans le monde par le biais de la réflexion sur soi et doit lui permettre de «conquérir par le travail de la pensée ce que l'on obtenait naguère par la foi en la révélation: la satisfaction de l'esprit» (5).
Le désir de réhabiliter une vision du monde objective et idéaliste explique aussi l'intérêt de Steiner pour les recherches de Goethe sur la nature: contrairement aux sciences naturelles expérimentales, basées sur l'analyse de causalité, Goethe était, dans sa morphologie idéaliste, à la recherche de l'unité universelle de la nature; il découvrit dans ses phénomènes primitifs ou dans les archétypes du règne végétal et animal, les manifestations graduelles du spirituel qui est susceptible de s'exprimer consciemment dans le microcosme que constitue l'homme.
Ce «goethéanisme» métaphysique, avec son anthropomorphisme implicite, est la première réponse de Steiner à la question romantique fondamentale qu'il se posait: comment est-il possible de transcender intellectuellement l'intellect afin d'exprimer l'invisible dimension spirituelle? Comme les premiers romantiques, Steiner cherche dans sa critique de la modernité, à réconcilier la science, la religion et l'art, c'est-à-dire à remythifier la culture en faisant accéder la pensée à l'expérience intuitive du «savoir originel». Sa deuxième réponse, qui est moins philosophique et systématique que théosophique et ésotérique est «la science spirituelle anthroposophique» sur laquelle repose aussi pour l'essentiel son anthropologie pédagogique.
L'«anthroposophie»
Steiner considère l'anthroposophie comme une forme plus large de la connaissance scientifique, qui mène du «spirituel en l'homme jusqu'au spirituel dans l'univers», comme une forme de mystique rationalisée. À la connaissance scientifique normale du monde physique, elle ajoute celle d'un monde spirituel immatériel de prime abord invisible. L'hypothèse fondamentale de Steiner est «que derrière le monde visible existe un monde invisible qui est tout d'abord caché aux sens, ainsi qu'à la pensée liée à ces sens», et «qu'il est possible à l'homme de pénétrer dans ce monde caché s'il développe certaines facultés qui sommeillent en lui» (6).
La seconde hypothèse est que tout un chacun peut, en entraînant son «organe de la connaissance» à la méditation, acquérir les facultés lui permettant d'accéder aux mondes supérieurs: «l'être humain s'élève à la connaissance des mondes supérieurs lorsqu'en dehors du sommeil et de la veille, il accède à un troisième état de conscience» (7) où toutes les impressions sensorielles sont éliminées alors même qu'il conserve toute sa conscience. Au cours de son apprentissage, l'élève spirituel abandonne la forme conceptuelle figée de la pensée ordinaire et franchit les phases imaginative et inspirée pour atteindre le stade intuitif de la «vision claire et exacte». Une fois devenue une enveloppe vide, l'âme se répand dans l'univers tout entier, ne fait plus qu'un avec lui, sans pour autant perdre sa propre individualité (8).
L'«organe de la connaissance» est alors ouvert à l'expérience de la «logique vivante» du monde spirituel et de son ordre cosmique. Les lois fondamentales de ce monde spirituel occulte sont les processus de la réincarnation, du karma et la corrélation entre le macrocosme et le microcosme. D'après Steiner, le fonctionnement de ces lois explique pleinement l'évolution de l'univers et le cours de la vie de chacun. Pour lui et pour ses adeptes, l'univers et l'homme ont une seule et même origine première spirituelle; par le biais de l'incarnation en sept âges planétaires ou de la réincarnation en d'innombrables vies, le monde et l'homme s'élèvent de nouveau jusqu'au spirituel. La cosmogonie de Steiner a la forme fondamentale du mythe gnostique: chute hors de l'esprit universel et asservissement à la matière, élévation de l'âme et du monde jusqu'à l'autorédemption dans une nouvelle fusion avec la source divine et spirituelle qu'ils portent l'un et l'autre en eux.
L'homme moderne vit au quatrième stade planétaire de développement de la terre, caractérisé par l'expérience de l'individuation et de la respiritualisation. Il est utile à ce stade de croire en Jésus-Christ, que Steiner ne considère pas d'abord comme un personnage historique mais comme un «être solaire» cosmique qui, en tant que réincarnation conjointe de l'esprit de Bouddha et de Zarathoustra, en représente la sagesse religieuse. Avec sa mort sacrificielle, ces «forces» se sont répandues dans le monde; depuis, elles aident l'homme à retrouver, au sein d'une civilisation matérialiste séculière, le chemin du monde de l'esprit (9).
Il existe donc en chaque homme un noyau spirituel qui descend des mondes spirituels avant la naissance pour s'unir à son «enveloppe» physique et psychique; il s'en sépare à nouveau au moment de la mort pour se réincarner dans une autre vie terrestre. Lors de sa réincarnation suivante, et du fait de son karma, c'est-à-dire l'enchaînement des vies successives, âme fait l'expérience de la récompense ou de la punition pour les pensées et les actes de la vie antérieure, tout comme dans la doctrine boudhiste de la sagesse.
Dans l'anthroposophie de Steiner, la loi de la réincarnation entraîne une compréhension radicalement différente de la mort et de la naissance et de l'expérience historique et sociale. Chez le nouveau-né, nous rencontrons, en tant que parents un être primitif et unique doté de dispositions innées encore inconnues, qu'il n'est pas encore capable de manifester sous sa nouvelle forme physique. L'éducation devient un moyen d'aider à l'incarnation, de soutenir et d'harmoniser la croissance de l'être spirituel pour qu'il prenne sa forme physique qui est génétiquement et spirituellement déterminée et qui porte dès avant la naissance l'empreinte du karma. Là où l'on parlait jusqu'alors de «hasard» pour expliquer les événements de la vie, existe en réalité un réseau de «dettes» non acquittées et de relations remontant à des existences antérieures.
La deuxième loi du monde spirituel est l'analogie microcosmique: l'homme est le monde à échelle réduite, un microcosme, et le monde est l'homme à grande échelle, le «macroanthrope». La hiérarchie des divisions de la nature - règne minéral, règne végétal, règne animal et espèce humaine - représente un ordre ascendant vers la spiritualité; l'être humain, qui est le couronnement de la création, réunit en soi les quatre formes d'existence ou «forces cosmiques actives». De la doctrine de l'être découle également une doctrine de l'évolution (ou plus exactement de l'émanation): animaux, plantes, minéraux se sont progressivement séparés de l'être humain avec lequel ils ne faisaient qu'un ; ils lui demeurent cependant étroitement apparentés. Le monde minéral est pour ainsi dire la partie solide de l'homme qui est restée au stade saturnien de développement de la terre; les plantes proviennent de la partie végétative éthérique de l'homme, qui est restée au stade solaire, et les animaux enfin du corps humain du stade lunaire, déjà doté d'une âme animale, mais qui n'est pas parvenu à aller plus loin dans le processus d'incarnation de l'esprit (10).
Ces différents règnes de la nature qui ont été éliminés du processus d'évolution de l'homme se retrouvent aujourd'hui face à lui - non pas comme des éléments étrangers, mais comme des êtres étroitement apparentés. La médecine homéopathique et la thérapeutique naturelle de Steiner, ainsi que l'enseignement scientifique et écologique des écoles Steiner, se fondent sur cette doctrine primitive, prémoderne, de l'unité du Cosmos. Dans l'optique anthroposophique, la nature de l'homme est présentée comme la combinaison génétique de quatre sortes de forces ou éléments cosmiques: le «corps physique», seul visible, soumis aux lois mécaniques du règne minéral; deuxièmement, le corps «surnaturel» ou corps de vie, caché, dans lequel opèrent les forces de la croissance et de la reproduction, comme dans le règne végétal; troisièmement, le corps «astral» occulte, ou corps sensible, qui recèle les forces animales que sont les pulsions, les désirs, et les passions, et quatrièmement, le corps humain individuel qui se réincarne, et qui ennoblit et purifie les trois autres éléments (11).
Pour l'anthroposophie considère ces quatre «corps», entités ou champs de force permettent essentiellement de comprendre l'homme et l'univers; de nombreux phénomènes sont attribués à l'action du chiffre «4», par exemple les quatre éléments, les quatre saisons, les quatre tempéraments, les quatre stades de la connaissance, etc., ce qui les explique en apparence (12). Dans ses ouvrages ultérieurs, Steiner ajoute à cela une structure tripartite de la nature humaine fondée sur l'ancienne triade spirituelle: pensée, sentiment, volonté.
Revenons un instant en arrière: la pensée romantique de Steiner qui a commencé, en tant que théorie de la connaissance faisant référence à Fichte et Schelling, par une auto-intuition intellectuelle de la pensée, a abouti à une conception anthroposophique occulte du monde assorti d'une nouvelle mythologie. De la réflexion sur la pensée, on passe à l'hétéronomie d'une unité magico-mythique du monde dans laquelle le corps humain devient un élément du processus de salut.
Le paradoxe de l'anthroposophie est de déclarer comme scientifique ce qui n'est en vérité qu'un mythe de deuxième ordre. Présence universelle du spirituel, symbolique des chiffres, magie de l'analogie, la «logique vivante des images» de Steiner est une tentative de réhabilitation de la pensée mythique (13) et de la vie rituelle dans une civilisation dominée par la science. (...)
Un bilan contradictoire
Le débat auquel donne lieu la pédagogie de Rudolf Steiner dans les milieux spécialisés a, encore aujourd'hui, ceci de paradoxal que cette pédagogie est acceptée dans la pratique et méconnue sur le plan théorique. Alors que jusqu'aux années 80 les spécialistes de l'éducation ont, à de rares exceptions près, négligé l'oeuvre pédagogique de Steiner et de ses disciples, en Allemagne par exemple, d'éminents spécialistes des programmes et praticiens de l'éducation nouvelle avaient, dès les années 20, constaté en visitant la première «Libre école Waldorf» (à Stuttgart) que l'établissement créé par Steiner était animé par le même esprit réformiste. La Ligue mondiale pour l'éducation nouvelle, fondée en 1921, n'a toutefois admis les écoles Rudolf Steiner comme membres de sa Section germanophone qu'en 1970, les tirant ainsi de 50 ans de «splendide isolement». Entre-temps, elles sont, parmi les écoles du Mouvement de l'éducation nouvelle en Allemagne, de plus en plus nettement apparues comme la véritable alternative aux établissements publics et confessionnels. Compte tenu de cette évolution, les milieux allemands de l'enseignement se sont depuis dix ans environ lancés dans une étude et une discussion approfondies de la pédagogie de Steiner (22).
Les positions sur le sujet sont extrêmement contrastées allant de l'approbation enthousiaste jusqu'à la critique impitoyable. Les uns soulignent la pratique positive d'une éducation «complète» adaptée à l'enfant et passent sous silence l'anthropologie métaphysique de Steiner. Les autres critiquent justement sans merci cette néomythologie occulte de l'éducation et mettent en garde contre les risques d'endoctrination qui en découlent («école où est enseignée une conception du monde») leur insistance sur ce point les empêchant de juger impartialement les multiples facettes de la pratique steinérienne. La position des critiques idéologiques est encore confortée par l'assertion des pédagogues anthroposophes selon laquelle toutes les normes et toutes les formes de leur pratique éducative procèdent de l'anthropologie «cosmique» du maître.
Est-il possible de résoudre ce paradoxe fondamental de la pédagogie de Steiner: la création d'une pratique fructueuse sur la base d'une théorie douteuse? Nous estimons quant à nous qu'il ne faut pas chercher le fondement systématique de la pratique éducative étonnamment stimulante et efficace des écoles Steiner dans les «vérités» simples de la doctrine anthroposophique, mais dans la diversité des points de vue, métaphores et maximes pédagogiques sur lesquels elle s'appuie. La pédagogie de Steiner demeure fidèle aux principes de bon sens qui fondent la pédagogie moderne depuis Comenius et Pestalozzi: premièrement, le concept d'enseignement et d'apprentissage génétiques (progressivité de la formation en fonction du développement des capacités et des connaissances culturelles de l'enfant et, deuxièmement, le postulat de l'offre d'une formation «complète» (faisant appel à la tête, au coeur et à la main), troisièmement, le principe de l'apprentissage et de l'activité communautaires grâce, par exemple, au maintien, pendant toute la scolarité de classes homogènes quant à l'âge mais hétérogènes quant au niveau et à l'organisation d'une vie scolaire aux aspects multiples.
C'est sur cet ensemble de dogmes pédagogiques classiques que repose le consensus fondamental entre les enseignants, éducateurs et parents associés à la pratique éducative des établissements Rudolf Steiner. Contrairement aux autres pédagogues du Mouvement de l'éducation nouvelle (Montessori, Neill, Geheeb, etc.), dont le dogmatisme est moins affirmé, les pédagogues des écoles et jardins d'enfants Rudolf Steiner manifestent une indiscutable volonté d'orthodoxie, de prosélytisme, d'orgueil ou d'isolement sectaires, ce qui rend d'autant plus remarquable le dialogue que d'éminents disciples de Steiner ont noué en Allemagne avec des spécialistes de l'éducation; à cette occasion ils ont pu comparer leur conception anthropologique de la pédagogie, et les formes d'enseignement qui en découlent, avec les concept et les modèle des sciences humaines ainsi que les critères de recherche (23).
Compte tenu de la propagation de la pédagogie de Steiner dans le monde entier, même hors de la sphère culturelle européenne, et du dialogue tout juste entamé avec les spécialistes de l'éducation, il sera peut-être possible d'en adopter et d'en développer les éléments sous de nouvelles formes moins empreintes du culte de la personnalité. Enfin, la pratique de cet enseignement, avec son large éventail de possibilités d'apprentissage dans le domaine des arts, des travaux manuels, des soins à apporter à la nature et les nombreuses occasions de participer à des tâches communautaires, est beaucoup trop importante pour qu'on se contente de la laisser aux inconditionnels de Rudolf Steiner."
Notes
2. Depuis 1955 les éditions Rudolf Steiner publient à Dornach (Suisse) l'oeuvre complète (ouvrages et conférences) de Rudolf Steiner qui représente à ce jour plus de 350 volumes. On en trouvera un aperçu systématique dans : Hella Wiesberger : Rudolf Steiner, Das literarische und künstlerische werk eine bibliographische Übersicht [Panorama, bibliographique de l'oeuvre littéraire et artistique de Rudolf Steiner], Dornach, 1961.
3. Les ouvrages suivants sont essentiels pour mieux connaître les idées de Rudolf Steiner. Mein Lebensgang. Eine nicht vollendete Autobiographie [L'histoire de ma vie: une autobiographie incomplète], publié par Marie Steiner, 1925, Dornach 1983 (Bib. no 28), paru en français sous le titre Autobiographie, Genève, Éditions Anthroposophiques Romandes, 1979; Christoph Lindenberg, Rudolf Steiner. Eine Chronik 1861-1925 [Rudfolf Steiner: l'histoire de ma vie, 1861-1925]. Stuttgart 1988 et Gerhard Wehr: Rudolf Steiner. Leben-Erkenntnis-Kulturimpuls [Rudolf Steiner, l'élan de la vie, de la connaissance et de la culture], Munich 1987.
4. Rudolf Steiner, Briefe I 1881-1891 [Correspondance, vol. 1, 1881-1891], dir. publ. Edwin Froboese et Werner Teichert. 2e édition. Dornach 1955, p. 63.
5. Rudolf Steiner, Grundlinien einer Erkenntnistheorie der Goetheschen Werltanchauung, mit besonderer
Rücksicht auf Schiller [L'épistémologie, dans ses grandes lignes de la conception goethéenne du monde avec des considérations particulières sur Schiller], 1886, seconde édition revue et augmentée, 1924; Donarch 1960, p. 17 (Bibl. no 2 ): paru en français sous le titre Une théorie de la connaissance chez Goethe, Genève, Éditions Anthropologiques Romandes, 1985, p. 19.
6. Rudolf Steiner, Die Geheimwissenschaft im Umriss, 1910; Franckfort, 1985, p. 41 (Bibl. no 13; paru en
français sous le titre La science de l'occulte, Éditions Centre Triades, 1970, p. 22-23.
7. Ibidem, p. 177.
8. Ibidem, p. 229.
9. Voir Ibidem, p. 172 et suivantes.
10. Voir Ibidem, chapitre IV, «L'évolution cosmique et l'être humain».
11. Rudolf Steiner, Die Erziehung des Kindes vom Gesichtspunkte de Geiteswissenschaft, 1907: 9e édition, Berlin, 1919, p. 16: paru en français sous le titre L'éducation de l'enfant à la lumière de la science
spirituelle, 5e édition revue, 1989, Éditions Centre Triades, Paris.
12. Voir Heiner Ullrich: Waldorfpädaogogik und okkulte Weltanschauung [La pédagogie des écoles Waldrof et la vision du monde à paritir des sciences occultes], 3e édition Weinheim/Münich 1991, p. 163.
13. Voir Ernst Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. Zweiter Teil : das mythische Denken [Philosophie de la forme symbolique, vol. 2, Pensée mythique] 7e édition, Darmstadt 1977.
(...)
22. Sur ce sujet, voir par exemple Otto Hansmann (dir. publ.): Pro und contra waldorfpädaogik. Akademische pädagogik in der auseinandersetzung mit der Rudolf Steiner pädagogik [Pour ou contre l'éducation Waldorf. Comparaison avec l'éducation Steiner]. Würzburg 1987.
23. Voir Heiner Ullrich, «Kleiner Grenzverkehr: Über eine neue Phase in den Beziehungen zwischen Erziehungswissenschaft und Waldorfpädagogik» [Mouvements aux frontières: une nouvelle phase des relations entre les sciences de l'éducation et l'enseignement dispensé dans les écoles Waldorf]. Pädagogische Rundschau (Francfort-sur-le Main), no 46 (1992), p. 461-480.
Heiner Ullrich, "Rudolph Steiner (1861-1925)", Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 3/4, 1994 (91/92), p. 577-595.
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