Jean Dorst

Jacques Dufresne

JEAN DORST (1924-2001)

En 1965, il publie Avant que la nature ne meure. Cet ouvrage est le premier en langue française à défendre la Nature contre l’emprise démesurée de l’homme. Il paraît juste après le livre de Rachel Carson, Le printemps silencieux (1963), mais bien avant le rapport du Club de Rome (Limits to Growth) et le premier sommet de la Terre (1972). La conférence donnée à Montréal en 1972 lors d’un colloque de la revue Critère, reprend les grandes lignes du livre. En voici un extrait. Source : Revue Critère No 5, Montréal 1972,

 

RÉFLEXIONS SUR LES RAPPORTS DE L'HOMME ET DE LA NATURE


L'époque actuelle est marquée par une série de changements profonds qui affectent la vie de chacun. Nous traversons une véritable crise de civilisation dont les symptômes sont apparents sur le plan matériel comme sur celui plus élevé de la pensée. Nous nous interrogeons sur le devenir de notre civilisation industrielle dont les excès sont maintenant bien visibles et les conséquences parfois catastrophiques. Les causes de la situation actuelle sont variées et une analyse détaillée serait hors de propos, d'autant plus qu'elle devrait être menée par une équipe de spécia¬listes très divers comprenant des philosophes, des sociologues et des économistes. Cependant les biologistes sont eux aussi capables de donner une part des réponses et des solutions, car ils ne peuvent s'empêcher de penser que les faits qu'ils étudient concernent quelques unes des causes premières d'une évolution dont les autres aspects ne sont en quelque sorte que les conséquen¬ces. Beaucoup des désordres qui affectent nos sociétés proviennent d'une rupture d'équilibre entre l'homme et son milieu, entre l'animal consommateur que nous sommes et ses moyens de subsistance, mais aussi entre la créature intelligente et son environ¬nement physique et psychologique.

Pour comprendre la situation actuelle, il convient de rappeler brièvement l'évolution des rapports de l'homme et de la nature depuis le début de l'aventure humaine, car l'impact de l'homme dans les équilibres biologiques date de l'apparition de celui ci sur la terre. L'histoire de l'humanité peut être interprétée comme une longue lutte de l'homme contre la nature qui lui fut tout d'abord hostile et son affranchissement progressif vis à vis de certaines de ses lois, ou inversement comme un asservissement de la nature à l'homme et aux inventions de son génie.

Au stade primitif, l'homme, chasseur et pêcheur, se comportait en prédateur et en déprédateur. Il était un élément naturel intégré dans un système naturel. C'est le stade que notre espèce a atteint au Paléolithique et auquel sont restées certaines peuplades primitives telles que les pygmées ou les aborigènes australiens. Un code moral ou religieux refrénait leurs activités en leur donnant une base écologique. Dès cette époque cependant la pratique des feux courants a permis à des hommes d'un niveau techno¬logique très bas de transformer profondément certains milieux. Bien vite les moyens de subsistance devinrent insuffisants pour nourrir une humanité plus nombreuse, sédentaire, grégaire, et socialement de mieux en mieux organisée. L'homme se transforma en pasteur, ce qui revient à favoriser une catégorie d'animaux, à modifier les chaînes alimentaires et à étendre le milieu favorable à ces animaux. Les milieux fermés sont devenus progressivement ouverts, notamment par la pratique des feux. L'homme devint ensuite, et en fait simultanément agriculteur, ce qui revient à domestiquer certains écosystèmes et surtout à en créer d'entière¬ment artificiels où les chaînes alimentaires sont considérablement raccourcies. Dès l'époque la plus reculée, la dégradation de quelques habitats est à observer, comme en témoigne l'érosion dans le bassin méditerranéen et l'Amérique centrale. Des processus qui n'ont fait que s'amplifier se sont déclenchés dès cette époque.

Beaucoup plus tard, à l'époque des grandes découvertes et au début de notre civilisation technologique, un phénomène nouveau intervint. Partis d'Europe, des hommes disposant d'une énergie et d'une technologie supérieure, vivant dans un continent déjà très utilisé, voire usé, se sont répandus à travers le monde. Ils ont découvert ses richesses en faisant irruption dans des univers se trouvant à d'autres niveaux de civilisation, d'abord en Amérique, ensuite en Afrique. Certes les continents qui s'ouvraient aux Européens n'étaient pas dans leur état primitif, ni souvent même dans un état satisfaisant; mais ils présentaient une apparence de luxuriance extraordinaire. C'est de cette époque que date le mythe de la richesse illimitée de la terre. Une exploitation sans limite de ses ressources commença, comportant le massacre d'ani¬maux et le pillage des ressources forestières.

Plus tard encore débuta la révolution industrielle, la techno¬logie se métamorphosant en donnant à l'homme une puissance sans commune mesure avec ce qu'elle avait été alors. Les interventions de l'homme pouvaient dès lors être plus profondes et plus rapides, entraînant de ce fait la rupture des équilibres jusqu'à présent maintenus.

Les données biologiques suffiraient à elles seules à expliquer la détérioration de la situation au cours de l'histoire de l'humanité et l'accélération de cette tendance jusqu'à son point critiqueactuel. Des facteurs philosophiques et psychologiques sont cepen¬dant intervenus, d'une manière plus profonde encore que les facteurs matériels. Depuis Bacon et Descartes l'homme doit se rendre “ maître et possesseur de la nature ”. Ce sentiment de domination lui a donné l'idée de créer un monde artificiel que les progrès scientifiques et techniques semblaient mettre à sa portée. La physique et la chimie lui ont donné des possibilités extraordinaires; ses machines simplifient le travail manuel et bientôt même intellectuel. Il paraît dominer tous ses problèmes et trouver leur solution dans les applications de ses sciences. Tout paraît possible à l'homme qui s'est maintenant en apparence entièrement affranchi de la nature, dont il n'a plus besoin, car ses techniques paraissent la remplacer. Il n'a plus à se conformer aux lois essentielles qui régissent la biosphère à laquelle il substitue une anthroposphère ou mieux une technosphère appelée à satisfaire toutes ses exigences. C'est à cette attitude de principe que l'on doit la situation actuelle et les maux dont nous souffrons. Bacon et Descartes n'avaient pas prévu les excès de cette évolution qui provoque l'inquiétude des biologistes autant que la déception et les alarmes du grand public devant les redoutables conséquences du progrès technique. La situation actuelle est le résultat d'une série d'erreurs écologiques et de contradictions avec les lois qui président au fonctionnement de la biosphère, système éminemment fragile et précis dans son fonctionnement. Bien que ces erreurs soient connues et qu'elles aient fait l'objet de nombreuses études, une rapide analyse est cependant utile de manière à préciser quels sont actuellement nos rapports avec le monde dans lequel nous vivons.

La première des atteintes à la biosphère consiste en une surexploitation des populations sauvages. Les végétaux et les animaux sont en voie de disparition ou de régression avancée à travers le monde. Cela entraîne la perte d'un capital scientifique inesti¬mable et aussi d'éléments importants intervenant dans le fonction¬nement de la biosphère en tant que rouages d'un mécanisme complexe. Ils entraînent aussi une diminution alarmante des stocks dont nous tirons des ressources importantes. Le meilleur exemple est certainement celui qu'offre l'exploitation des popula¬tions de poissons marins, pour lesquels l'overfishing si apparent sur les fonds de pêche traditionnels entraîne une diminution sensible de la rentabilité commerciale des pêcheries. La lamentable histoire des baleines pourrait être également évoquée. Les baleines bleues, dont l'Antarctique constitue le dernier refuge et qui ont formé la pierre angulaire de l'industrie baleinière dans les temps récents, sont actuellement en danger de disparition. Leurs popu¬lations sont inférieures à 2000 individus, alors que la population optimale serait de l'ordre de 100.000, un chiffre atteint il y a une trentaine d'années.

Cette mauvaise exploitation des ressources renouvelables pro¬vient d'une méconnaissance profonde des lois qui régissent la structure et la dynamique des populations, et dont dépend la productivité du monde vivant.

Une deuxième attaque contre la biosphère consiste en une mauvaise utilisation de l'espace. L'homme a domestiqué quelques-uns des systèmes naturels qui forment les grandes unités du monde vivant, à côté desquels il a créé des systèmes artificiels. Certains de ces systèmes se sont révélés des erreurs, en contra¬diction avec la nature des sols, le climat, les autres facteurs physiques ou biotiques du milieu, déclenchant l'érosion accélérée qui ravage actuellement une partie importante du globe. Déjà en 1963, à une conférence des Nations Unies tenue à Genève, les experts avaient conclu qu'il y avait environ 700 millions d'hectares gravement érodés à travers le monde. Manifeste dans les régions inter tropicales, cette situation l'est également dans bien des régions tempérées livrées à la monoculture ou à des cultures industrielles contraires à la stabilité des sols. L'homme a partout supprimé la diversité. Les milieux naturels, réputés inutiles ou nuisibles, comme par exemple les habitats aquatiques, les marécages, les zones intercotidales où la mer, la terre et l'eau douce se mélangent, ont été supprimés. L'homme a simplifié les systèmes biologiques, dont la diversité est précisément la condition essentielle d'un maintien d'un équilibre satisfaisant, tout comme dans une mécanique compliquée où de nombreux rouages viennent s'engrener les uns dans les autres, et donnent la stabilité au système en permettant au mouvement de se transmettre par des voies multiples. Nous avons supprimé la plupart de ces rouages en les remplaçant par quelques uns de plus grande dimension; nous avons ainsi rendu le système beaucoup plus fragile et soumis à des fluctuations contraires à notre intérêt à long terme.

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Extrait

Tout paraît possible à l'homme qui s'est maintenant en apparence entièrement affranchi de la nature, dont il n'a plus besoin, car ses techniques paraissent la remplacer. Il n'a plus à se conformer aux lois essentielles qui régissent la biosphère à laquelle il substitue une anthroposphère ou mieux une technosphère appelée à satisfaire toutes ses exigences. C'est à cette attitude de principe que l'on doit la situation actuelle et les maux dont nous souffrons.

Textes de Jean Dorst

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