Université, théologie et virage technologique
Il y a quelques années, un groupe d’étudiants de l’Université de Sherbrooke avait fait circuler une pétition demandant, d’une part, que soit supprimée la chapelle étudiante et, d’autre part, que soit installé, en lieu et place de la chapelle, un service dentaire. Cela donna lieu dans le journal des étudiants à une controverse assez virulente, les « pro-chapelle » arguant du fait qu’on pouvait recenser jusqu’à 5 000 présences annuelles à la chapelle, les « anti-chapelle » rétorquant que ces 5 000 présences étaient le fait d’un très petit nombre d’étudiants, moins d’une centaine, qui y allaient plusieurs fois. Par contre, disait-on, il est certain que tout le monde a une bouche, avec une trentaine de dents et que, donc, le service dentaire serait beaucoup plus utile à beaucoup plus de monde ...
La place de la théologie
S’il est encore permis de parler latin en théologie, je dirais que, mutatis mutandis, cette controverse illustre bien la situation de la théologie à l’Université. Il est clair que la théologie part perdante si elle essaye de se justifier ou si on lui impose de se justifier, sur le plan numérique ou statistique. Par contre, si, idéalement, l’Université doit être le lieu de rencontre, le forum d’une convergence de toutes les dimensions humaines, alors, sans doute aucun, la théologie a sa place à l’Université, dans toute la mesure où elle est une réflexion sur la dimension religieuse de l’homme, tout simplement parce que la dimension religieuse est, avec la dimension morale, la dimension artistique et quelques autres, une des dimensions « universelle » de l’être humain.
Somme toute, une Université ne serait pas complète si elle ne faisait place, à ce genre de discussions dont la théologie est en quelque sorte le « lieu naturel » (béni soit Aristote !). Ceci dit sans préjuger en rien de la forme particulière que revêtirait cette présence de la théologie à l’Université.
Ce qui précède vaut, d’une part, pour l’étude objective du phénomène religieux — ce qu’on appelle les sciences humaines de la religion — encore que, ici aussi, les sciences humaines auraient probablement avantage à être, et joueraient sans doute mieux leur rôle en étant, un peu moins « scientifiques » et un peu plus humaines …
Cela vaut, d’autre part, pour la théologie proprement dite. Qu’est-ce que la théologie proprement dite ? Aux théologiens, de la définir. Je dirais, vue de l’extérieur, que la théologie doit se traduire, en un langage, en un discours, qu’elle doit communiquer.
Et pour cela, il y a deux conditions à respecter. D’abord, pour qu’il y ait communication, il faut que le discours soit à peu près compréhensible. Je ne fais aucune objection au langage technique. Le langage technique est nécessaire à un certain niveau. Mais il faut pouvoir le transposer à un niveau généralement compréhensible, s’il est vrai que la théologie veut exprimer une dimension humaine universelle.
L’autre condition que doit respecter le discours pour qu’il y ait communication, c’est qu’il y ait quelque chose à communiquer ! J ’entends quelque chose de propre, de particulier, de spécifique, quelque chose que le théologien en tant que théologien, et lui seul, ait à dire. Que le théologien ne parle pas comme pourrait le faire un sociologue, un psychologue ou un psychiatre. Car il y a gros à parier que le théologien parlera moins bien de psychanalyse que le psychiatre, de sociologie que le sociologue, etc., D’ailleurs, au mieux, dans ce cas, le discours du théologien fera double emploi avec celui de ses collègues, qu’ils soient psychologues, sociologues, etc..
Il y a d’ailleurs dans cette façon de procéder une velléité plus ou moins consciente ou sous-jacente de récupération, et ici le danger est grand que les rôles, finalement, ne se trouvent inversés. Tel est pris qui croyait prendre, et le récupérateur se voit récupéré …
Cela me paraît être le cas, particulièrement, de ce discours pseudo-marxiste ou marxisant de nombre de théologiens de l’heure. ll sera beaucoup plus facile au marxisme, non seulement de fait, mais encore et surtout sur son propre plan théorique, de récupérer ce discours théologique, qu’aux discours théologiques de récupérer le marxisme, exactement d’ailleurs comme l’idéologie bourgeoise du siècle dernier avait particulièrement bien réussi à s’intégrer le discours des théologiens de l’époque.
D’ailleurs, ce besoin de récupérer la mode, quelle qu’elle soit, a quelque chose de morbide, indépendamment du fait qu’il est condamné à une éternelle frustration. La mode précède la récupération et le théologien de la récupération arrivera donc toujours en retard.
Je note un phénomène connu, pas exclusif mais assez particulier à l’histoire de la théologie.
Le réflexe initial de condamnation
À différentes reprises, tout au long de l’histoire, les « milieux théologiques » ont été amenés à prendre position par rapport à des hypothèses, des conceptions, des théories de tous ordres, qui avaient une origine intra, mais aussi de plus en plus souvent extra-théologique. Or, dans presque tous les cas, ces nouveautés provoquèrent de prime abord une réaction de défense et de rejet, aboutissant très vite à une condamnation, ce qui, d’ailleurs, est une réaction dont il n’y a pas lieu de se scandaliser outre mesure : c’est une réaction bien humaine, bien normale.
Il y a eu Galilée, bien entendu, mais Galilée avait un caractère de chien et il n’a pas volé sa condamnation.
Il y avait aussi tous les autres, avant ou après Galilée. Or, malgré le rejet global, il y aura toujours, parmi les théologiens, l’un ou l’autre original qui aura écrit en faveur de la thèse ou de la conception incriminée. Advienne la condamnation : l’oeuvre de l’imprudent défenseur sera également anathème. Mais, malgré les autodafés, on ne détruit pas une œuvre : les bibliothèques regorgent de livres qui auraient dû être brûlés.
Abstraction faite de la question de la moralité de la censure, il arrive régulièrement qu’une conception ait été condamnée « imprudemment » soit que, par après, elle s’avère vraie ou plus probable que son contraire, ou qu’elle réussit à s’implanter, ou encore que, sous une forme différente, elle ressurgisse spontanément, peut-être quelques siècles plus tard.
Or, sur le plan théorique en tout cas, l’homme n’est pas un inventeur très original, à moins que, réduites à leurs grandes lignes ou à leurs grandes intuitions, le nombre de théories possibles, domaine par domaine, ne soit lui-même très réduit : il n’y a pas grand choix, la terre est au centre de l’Univers ou elle n’y est pas, le pouvoir appartient au Prince ou il appartient au peuple, la terre est immobile ou elle est mobile, il vaut mieux que le pouvoir politique soit unifié ou qu’il soit partagé.
On peut allonger la liste, mais on aura vite fait le tour des grandes hypothèses possibles, et il y a donc gros à parier que l’on pourra toujours trouver quelque devancier oublié ou condamné, pour n’importe quelle théorie contemporaine, qu’il s’agisse d’une hypothèse scientifique ou d’une mode intellectuelle. Quand adviendra le besoin de légitimer quelque théorie qui s’affirme avec dynamisme, on trouvera toujours le théologien ancien prêt à être épousseté pour mieux récupérer la mode du jour, jusqu’au jour où on se fait récupérer par la mode. C’est en tout cas une aubaine pour les facultés de théologie, qui trouvent là une mine inépuisable d’où extraire les dissertations doctrinales les plus variées ...
Au XIVe siècle la lutte entre le Pape et l’Empereur passait par une de ses phases critiques. Arguant de la distinction traditionnelle entre la double finalité de la cité terrestre par rapport à la Cité de Dieu, Marsile de Padoue prit parti pour l’Empereur. II fut condamné, jusqu’au jour où les théologiens découvrirent en lui le premier théoricien de la séparation de l’Église et de l’État.
Et ce ne fut que très récemment, préférant ne plus trop parler de Bossuet, que I’on s’avisa que le Cardinal Bellarmin, dès Ie XVIIe siècle, avait conçu l’idéal d’une représentation démocratique du peuple.
On fait remarquer, maintenant !, qu’un siècle avant Copernic, le bon Cardinal Nicolas de Cuse avait déjà fait se mouvoir la terre. Et Descartes s’étonne de ce qu’il ait pu le faire en toute impunité, alors que Galilée... C’est que le Cardinal était allemand et écrivait un très mauvais latin. Ses élucubrations bizarres eurent si peu de retentissements qu’il ne fut même pas jugé utile de sévir contre lui. ll en fut d’ailleurs de même de son De Pace fidei où, dès 1453, il proposa un oecuménisme d’avant-garde : c’était avant le Concile de Trente, et on ne s’en avisa qu’après Vatican II, entre autres, grâce aux travaux entrepris dans cette faculté par M. Doyon.
Et je suis prêt à parier, qu’en cherchant bien, on finira même par démontrer que la théologie était féministe dès le Moyen Âge.
J’ajoute, en toute équité, que si les théologiens sont passés maîtres ès récupérations, les marxistes sont leurs émules fidèles : il suffit de voir avec quelle dextérité ils utilisent leur « grille de lecture » pour rendre l’histoire conforme à leur vue, S. Thomas More prêchant le communisme et le très aristocratique Pic de la Mirandole proposant la démocratisation de l’entreprise philosophique.
Mais revenons-en à la théologie. Cette perpétuelle poursuite de la mode, cette mise à jour toujours recommencée, tout cela a quelque chose d’émouvant, de pathétique, comme s’il y avait un message qui essaye de passer, mais qui ne trouve pas les canaux de transmission, de langage pour s’exprimer.
Ces avatars de la théologie (l’hindouisme aussi est à la mode !), font poser la question : est-il nécessaire que la théologie parle le langage des temps ? Est-ce cela qu’on attend d’elle ? Après tout, une doctrine qui transcende l’histoire n’a peut-être pas à être temporelle ou, du moins, ce n’est pas son aspect temporel qui la justifie.
La crainte de la technologie
Doit·il y avoir une théologie de la technologie ? Je n’en sais trop rien, le risque est grand qu’une fois de plus la théologie ne se laisse dépasser par les événements et qu’ici encore son aggiornamento ne joue les cuirassiers de Reichschoffen.
Mais si on veut faire cette théologie de la technologie, qu’alors on rompe, une fois n’est pas coutume, avec cette attitude essentiellement défensive dont les exemples abondent, pour aborder le problème de façon positive, de façon, je dirais, anticipative ou prospective.
Or, il est à craindre que, déjà, le départ n’ait été mal pris. Face à la technologie, la réaction dominante des « milieux théologiques » illustre à nouveau cette attitude de rejet initial à laquelle l’histoire ecclésiastique nous a habitués. J’en prends à témoin la Déclaration que les évêques firent l’an dernier.
Manifestement, les évêques redoutent la technologie. Ils en parlent plusieurs fois et toujours négativement. Ce qu’ils ont de mieux à en dire, tient dans ce bref passage où ils affirment « ne pas prôner ici un arrêt du progrès technoIogique » — ce qui, on l’admettra, exprime un enthousiasme plutôt modéré, d’autant plus que s’ils affirment ici ne pas prôner cet arrêt du progrès technologique, c’est qu’ils semblent se préparer à le faire ailleurs ou en une autre occasion !
C’est la même attitude timorée que l’on retrouve dans le récent mémoire que la Conférence des évêques adresse à la Commission McDonald. Ce n’est qu’après dix·sept pages de craintes et de mises en garde que les évêques ajoutaient : « Il faut bien comprendre que nous ne prenons pas position contre le progrès ou la technologie en soi ». Heureusement qu’ils nous rassurent sur ce point !
Pourquoi, plutôt que cet amoncellement de réticences, ne pas adopter comme position de départ, l’attitude inverse, celle qui voit dans le développement de la science et de la technologie un processus naturel, inéluctable et positif – je dis bien positif et non pas parfait ?
La technologie : un processus « naturel »
Processus « naturel » d’abord. Depuis que le monde est monde ou, en tout cas, depuis qu’existent les grandes concentrations urbaines, on oppose, dans une certaine imagerie populaire, la vie saine et naturelle de la campagne au milieu tendu et artificiel de la ville. Inutile de dire que seuls les citadins raisonnent ainsi ! Jean-Jacques Rousseau versait des larmes émues en pensant à la campagne savoyarde et, dès César-Auguste, les poètes de Rome prônaient l’impossible retour à la vie simple de leurs ancêtres campagnards. De nos jours, on parle du retour à la nature, on fonde des communes agricoles qui se veulent autosuffisantes, l’artisanat se vend à prix d’or et avec la bénédiction de l’État, la publicité du beurre est axée sur sa seule vertu d’être un produit « naturel », alors que la margarine ne le serait pas.
Faut·il le dire ? Cette nostalgie de la vie simple et « naturelle » est le fait d’une société bourgeoise et bien nourrie; si elle devait se réaliser à grande échelle, elle conduirait à une catastrophe sociale sans précédent.
Et toute cette perception repose sur cette distinction, apparemment si claire, si évidente, entre le « naturel » et l’« artificiel », distinction qui, très vite, aboutit à une opposition manichéenne entre la « bonne » nature et le « méchant » artifice. Or, pour peu qu’on aille au-delà des simplismes reçus, rien n’est moins évident que cette distinction : en quoi, pour quoi, serait-il moins naturel pour l’homme de produire la technologie, que ne l’est pour le castor de construire des barrages ?
L’homme est une conscience dans le monde, conscience réceptrice, conscience agissante. Mais cette réception et cette action se font à travers le corps et le corps, dès lors, est à la fois le moyen, l’outil, mais aussi la limite de ce que peut la conscience : c’est en somme le corps qui détermine le champ de la conscience. Or, vue sous cet angle, la technologie n’est pas autre chose qu’une prodigieuse extension du corps comme outil, outil de réception, outil d’action. Moyen, mais aussi limite, le corps pourra toujours être vécu par certains, plus pessimistes, comme un frein, un handicap, qui pèse sur la conscience et qui l’empêche de prendre son plein essor. D’où, de tout temps aussi, cette tentation d’angélisme : Plotin, à moins que ce ne fut Origène, avait honte d’avoir un corps.
Il y a une méfiance à l’égard de la technologie, cette extension du corps, qui participe d’un même angélisme …
Un phénomène inéluctable
L’on concèdera sans peine que le développement de la technologie a, depuis longtemps, dépassé un point de non-retour et que ce développement, entraîné par son dynamisme propre, est devenu inéluctable. Il n’en fut peut-être pas toujours ainsi. Aristote, par exemple, estimait que, techniquement, la société grecque avait atteint un niveau de perfection tel que, libéré des soucis de la vie pratique, l’homme pourrait désormais se livrer tout entier à la vie contemplative, sa fin la plus noble. Ne perdons pas de vue cet idéal contemplatif, qui n’a pas nécessairement dit son dernier mot ...
Notons seulement qu’Aristote ou les Grecs ont peut-être donné un coup de frein, mais que la machine s’est remise en marche et qu’elle accélère : déjà du seul point de vue de notre expérience immédiate, il paraît bien que la mutation technologique est irréversible. Le développement technologique se fera avec nous ou sans nous, et s’il se fait sans nous il y a fort à parier qu’il se fasse contre nous. Or, qu’on le veuille ou non, le développement des sciences et de la technologie, prises globalement, est le facteur qui a le plus profondément modifié non seulement notre mode de vie, mais nos modes de penser, nos catégories ultimes, nos schémas de références les plus fondamentaux et, bien évidemment, cette influence, déjà prépondérante, ne fera que croître.
Mais, si cela est, il faudra à l’inverse, évaluer la société technologique de demain selon d’autres schémas que ceux qui sont les nôtres et qui datent de la première révolution industrielle. Par exemple, le couple travail-chômage, à titre d’indicateur social, devra sans doute être profondément modifié, car il est extrêmement probable que dans la société de l’avenir l’élément travail sera très différent de ce qu’il est encore pour nous aujourd’hui, tant qualitativement que quantativement, ce qui entraînera une révision concomitante de la notion de chômage.
L’accélération technologique est donc immédiatement évidente, même du point de vue partiel et limité qui est celui de notre expérience quotidienne.
On reconnaîtra également qu’au-delà d’un certain seuil, franchi depuis longtemps déjà, le développement technologique acquiert son dynamisme propre, dynamisme qui le porte, et qu’à son tour il génère. D’où cette accélération, devenue inévitable.
Tout cela, on le reconnaîtra sans doute devant l’évidence des faits, mais, là encore, notre attitude sera souvent négative. On y verra une réalité à laquelle il faudra bien se soumettre, à laquelle il faudra s’adapter, on y reconnaîtra comme un destin inéluctable, mais aveugle et absurde, qui n’a pas de sens, qui ne conduit nulle part. D’où la tentation, souvent, de décrocher, la recherche d’une évasion ou une résignation morne à l’inévitable – au mieux, une volonté de jouer le jeu, mais un jeu, somme toute, inutile et vain.
Un phénomène positif
Or cette vision négative ou simplement fataliste pourrait bien être totalement erronée. Le développement technologique s’inscrit peut-être dans un schéma orienté, d’une ampleur qui dépasse infiniment les limites d’une culture, d’une civilisation, pour englober toute l’histoire de l’humanité et peut-être lui donner son sens ou une partie de son sens.
J’hésite à aborder cette problématique, de crainte de l’aborder mal ou de ne pas réussir à en faire apparaître la pertinence. Pourtant je pense qu’il y a une dimension de la technologie qui doit être soulignée et qui est loin d’être immédiatement évidente.
Voici ce dont il s’agit.
Au début des années ‘50, M. A. Cailleux, géologue français, avait pu montrer, à partir d’une étude de fossiles, que le nombre d’espèces animales apparues au cours de l’évolution croissait selon une progression sensiblement géométrique et non pas aléatoire ou même simplement linéaire.
Cette question fut reprise, approfondie et généralisée par F. Meyer, qui, en 54, publia un ouvrage particulièrement intéressant — mais qui, je ne sais pourquoi, n’eut guère de résonance1.
Or, F. Meyer montra deux choses.
D’abord que toutes les courbes qui mesurent un progrès dans le temps présentent une allure semblable.
Qu’il s’agisse d’un nombre d’espèces animales, de leur taux de céphalisation, l’évolution des comportements animaux, le développement de la population humaine, toujours ces développements s’inscrivent dans une même courbe.
Mais Meyer constate aussi, et c’est ici que la chose devient fascinante, que la courbe générale, qui décrit le macrophénomène, n’est pas seulement la simple conséquence des microphénomènes qu’elle englobe, mais, bien au contraire, elle est comme une loi formelle autonome qui dirige, qui s’impose aux microphénomènes, quels que soient les aléas auxquels ceux-ci sont soumis.
Par exemple, il y a une concordance extraordinaire entre la loi logistique, qui décrit théoriquement une population donnée, et la croissance réelle de la population des États-Unis. Cela a été mis en lumière par le biologiste et mathématicien Kostitzin, que cite Meyer, et qui
disait ceci : « Cette concordance peut paraître déconcertante. Depuis 1790, les États-Unis ont subi 5 guerres importantes, ont conquis de nouveaux territoires, ont développé une industrie formidable, ont accueilli et assimilé une masse d ’émigrés venus de tous les pays du monde, et, malgré toutes ces circonstances, la loi logistique traduit très bien la croissance de la population »2.
Ainsi, au niveau des macrophénomènes, on rencontre une intelligibilité propre qui n’est pas réductible à l’intelligibilité des microphénomènes.
Or, tous les développements particuliers à l’espèce humaine et, en particulier et de façon exemplaire, le développement technologique s’inscrivent, eux aussi, dans ce genre de courbe enveloppe qui en devient la loi formelle et qui, en quelque sorte, fait apparaître, au moment précis où elle est attendue, l’innovation nécessaire pour que cette loi soit respectée.
C’est ainsi que l’utilisation comme force motrice de l’âne, du boeuf, du cheval, puis l’amélioration du harnais du cheval, puis les inventions successives du moulin à eau, du moulin à vent fixe, du moulin à vent giratoire, de la machine de Newcomen, puis celle de Watt, jusqu’à la machine à vapeur marine et à la centrale électrique moderne, toutes ces inventions et améliorations apparaissent exactement au moment où la loi formelle l’exige et s’inscrivent toutes dans la même courbe.
Meyer note « l’allure réglée de cette courbe (qui) apparaîtra sans doute d’autant plus significative qu’elle intéresse des mécanismes profondément différents quant au principe de leur fonctionnement, quant à la nature de la force motrice utilisée, quant à l’usage auquel ils étaient destinés et quant aux conditions sociales et économiques par lesquelles on cherche à rendre compte de leur apparition et de leur essor. L’extrême diversité de ces phénomènes semble entraînée par une courbe enveloppe commandant I’apparition des sources d’énergie à point nommé. »
Et Meyer conclut : «Tout se passe comme si les événements se trouvaient entraînés et ordonnés dans un « champ » temporel, par une ligne de polarisation, par une « forme » dont ils tiendraient leur ordonnance temporelle ». Par conséquent « l’expIosion d’énergie caractéristique de notre monde moderne ne donne I’impression d’une rupture avec le passé que tant qu’on feint d’ignorer l’histoire de I’humanité dans sa conquête de l’énergie. Lorsqu’on cherche à embrasser l’ensemble du phénomène (...), on ne peut manquer d’être frappé par la persistance, la progressivité régulière et soutenue de la loi d ’accélération à I’échelle des temps historiques. La frénésie énergétique de notre époque apparaît alors comme la pointe extrême d’un fait de grande envergure, véritablement macroscopique, et commandant I'ensemble de I’évolution historique. Notre époque n’est pas un accident limité, sans signification, mais bien le résultat de la pression continue d’une loi à l’échelle de l’Histoire ».
Conclusion
Si cela est, qu’en conclure sinon que le développement technologique, bien loin d’être l’épiphénomène aléatoire propre à une certaine culture, s’inscrit dans la lignée même du développement humain qui, à son tour, procède d’une prodigieuse marche en avant. Celle-ci, parce qu’elle dure depuis quelques milliards d’années, doit certainement avoir un sens ...
Je disais que la technologie multiplie infiniment non seulement les possibilités d’action de la conscience humaine, mais également nos possibilités de réception, de perception. De fait, c’est une évidence, la technologie a partie liée avec la science, avec la connaissance. Et peut-être finalement retrouvons-nous ici l’idéal contemplatif d’Aristote. Peut-être sommes-nous là pour ça et pour que notre étonnement — puisque la philosophie naît de l’étonnement — se mue en admiration.
J’ajoute que, techniquement, l’humanité n’a commencé à prendre son essor, à se détacher de ses conditionnements les plus immédiats, que depuis, au grand maximum, 10 000 ans. Dix mille ans, ce n’est rien par rapport à notre passé, et il dépend en partie de nous que nous ayons encore devant nous quelques millions, quelques milliards d’années. C’est, je pense, aussi dans cette perspective qu’il faut voir le problème technologique ...
Notes
1. François Meyer, Problématique de l’évolution (Paris, 1954, Payot).
2. Biologie mathématique (Paris, 1937, p. 53).