Kepler et l’astronomie nouvelle

Louis Valcke

Intellectuellement et philosophiquement, Kepler est homme de son temps, et sa cosmologie, tout imprégnée de néoplatonisme, est, de prime abord, cette cosmologie «pythagoricienne» qui accorde aux nombres comme principes une fonction paradigmatique et organisatrice: les proportions de l’univers sont régies par une harmonie mathématique, essentielle et première. Voilà pour l’arrière-plan philosophique, auquel, sur le plan de la cosmographie, vient bien évidemment s’ajouter l’héliocentrisme copernicien.

C’est donc dans ce cadre que va s’exercer le génie de Kepler, qui fera de lui, par la découverte et la formulation de ses lois célèbres, le véritable fondateur de l’astronomie moderne.

En juillet 1595, lors d’un cours, il eut l’intuition subite que les orbes des planètes s’imbriquaient les uns dans les autres selon l’ordre des cinq solides réguliers. Il y voyait la confirmation que les cieux étaient construits selon un plan harmonieux, qui ne devait rien au hasard, mais témoignait, au contraire, de l’intelligence et de l’intention divines.

Il exposera cette découverte dans son Mysterium cosmographicum qui date de 1596. Il envoya un exemplaire de cet ouvrage à Tycho Brahé, qui le félicita chaleureusement, tout en émettant quelques réserves. C’est que Kepler, comme Mästlin d’ailleurs, prétendait pouvoir déterminer a priori quelle devait être l’harmonie des «dispositions célestes», alors que, selon l’astronome danois, il aurait dû procéder a posteriori, c’est-à-dire en rendant compte par le calcul des positions planétaires observées au préalable (3).

Cette remarque de Brahé va bien au-delà d’une question, déjà importante en soi, de méthodologie. Elle pose, en fait, le problème du statut épistémologique, sinon même ontologique, des mathématiques (4). Prétendre découvrir a priori l’harmonie mathématique à laquelle l’univers physique doit se conformer, c’est donner aux mathématiques, à leurs figures et à leurs équations, une fonction prescriptive. Le nombre, «intermédiaire entre l’Etre et les êtres», selon l’expression de Bréhier, est alors ontologiquement antérieur au monde physique, comme le voulaient les Pythagoriciens et les Platoniciens (5). Par contre, transposer en nombres une série d’observations, de façon à pouvoir y appliquer l’outil mathématique, c’est réduire ce dernier à un simple langage n’ayant d’autre fonction que descriptive: primauté, donc, du monde physique et glissement, selon le vocabulaire plotinien, du nombre nombrant au nombre nombré. Le très grand mérite de Kepler est d’avoir reconnu le bien-fondé de la remarque de Tycho Brahé, de l’avoir mise en pratique et d’avoir, avec une probité intellectuelle et une ténacité exemplaires, à travers une démarche lente et ardue, modifié la représentation géométrique des orbites en fonction des observations minutieuses effectuées par Brahé lui-même. On le sait, ces observations avaient, en particulier, mis en évidence cette incontournable excentricité de 8 min. d’arc dans l’orbite de la planète Mars, dont ni Ptolémée, ni Copernic n’auraient su rendre compte. Inventant au fur et à mesure ses propres procédures de calcul, avançant à tâtons, se dégageant de tant d’impasses et de tant culs-de-sac, démontrant en cours de route de nouveaux théorèmes concernant les rapports du cercle et de l’ellipse, Kepler en arriva progressivement à déformer en ellipse la perfection circulaire des orbes planétaires. C’était mettre en cause deux des axiomes les plus immuables de l’astronomie traditionnelle, car la substitution de l’ellipse au cercle entraînait que soit variable, et non plus constante, la vitesse de la planète sur son orbite désormais elliptique, et variable en fonction de sa distance au soleil. C’est ce que disent, avec toute la précision requise, les deux premières lois de l’astronomie keplerienne.

Kepler rencontrera bientôt une autre difficulté. Aussi longtemps que les Cieux étaient vus comme immuables et parfaits, il était concevable, et conforme à l’esprit du néoplatonisme en particulier, d’attribuer aux paradigmes mathématiques l’efficacité d’une cause formelle, les mouvements planétaires uniformes étant seulement entretenus par ces «moteurs» que sont les âmes, les intelligences ou les anges. Mais comment loger ces intelligences motrices au centre d’épicycles ayant perdu toute réalité physique, pour se voir réduits à de simples lieux mathématiques, comme le montre Kepler dans le second chapitre de son Astronomia nova (1609) (6)? et l’intervention de tels «moteurs» devenait inacceptable lorsqu’il fallait admettre, de plus, que les mouvements planétaires n’étaient plus uniformes: il y avait quelque incongruité à supposer que ces intelligences exerçassent leur action selon les excentricités de l’ellipse, plutôt que selon la régularité du cercle, et qu’elles modifiassent leur vitesse en fonction de leur distance au soleil. Par ailleurs, et plus fondamentalement encore, réduire les mathématiques à leur seule fonction de langage descriptif, c’était inévitablement leur ôter toute efficacité comme cause des mouvements planétaires.

Aussi voit-on Kepler substituer une explication dynamique à une description cinématique de ces mouvements. Il supposera d’abord que le soleil est animé d’une vertu motrice, par laquelle il exerce son empire sur le mouvement des planètes. Par après, il substituera le mot vis au mot anima. Cette terminologie nouvelle n’accroît en rien la portée explicative de son hypothèse, mais elle témoigne clairement d’une intentionnalité nouvelle: Kepler, désormais, veut comprendre l’univers non plus instar divini animalis, mais bien instar horologii, comme il l’affirme dans une lettre qui date de février 1605 (7). Cette vis ou force, dit-il dans le Tertium interveniens (1610), est une species immateriata, semblable à cette «force magnétique» dont l’existence, mais non la nature, avait été mise en évidence par William Gilbert dans son De magnete, qui datait de 1600 (8). Or, selon Kepler, une force similaire exercerait une traction physique sur les planètes, qui, malgré leur inertie, encore conçue comme résistance au mouvement, seront donc traînées le long de leurs orbites respectives. La forme de l’orbite n’est donc plus ni première, ni normative, elle est la conséquence de cette force mystérieuse que le soleil exerce d’autant plus efficacement que les planètes lui sont plus proches (9): le soleil devient physiquement la cause efficiente du mouvement. La recherche d’une cause efficiente physique se substitue ainsi à la contemplation d’une cause formelle mathématique: telle est la grande «révolution» qu’apporte l’oeuvre de Kepler, comme le signale le titre même de son ouvrage: Astronomia nova aïtiologètos seu Physica Coelestis, «Astronomie nouvelle élucidée par les causes, ou Physique céleste».

Notes

(3) Lettre 145 de Tycho Brahé à Kepler, 9 décembre 1499, citée par Sheila Rabin, op. cit., p. 131, n. 7: «... harmonia et dispositionum analogia ex posteriori, ubi motus, et motuum occasiones ad amussim constiterint, non autem ex priori, uti et tu et Maestlinus voluistis, petenda erit», GW XIX, 94.
(4) Il est significatif que Brahé reprenne ici une critique qui découle de la conception nominaliste, selon laquelle «no theological principles supported the claim that the cosmos had to follow geometrical patterns. To serve as principles of interpretation, mathematical equations or geometrical patterns must emerge from or at least lie confirmed by observation», cf. Louis Dupré, Passage to Modernity, An Essay in the Hermeneutics of Nature and Culture, New Haven and London, Yale University Press, 1993, p. 69.
(5) Emile Bréhier, Notice au sixième chapitre de la sixième Ennéade, éditions les Belles Lettres, Vol. VIa, p. 14.
(6) Cf. E. J. Dijksterhuis, De Mechanisering van het Wereldbeeld, (1950), Amsterdam, Meulenhoff, 1985; voir en particulier l’excellente section consacrée à Kepler, pp. 335 -357.
(7) Lettre 325 à H. von Hohenburg, 10.02.1605, GW XV, 145, citée par Sh. Rabin, op. cit., p. 200: «Scopus meus hic est, ut Caelestem machinam dicam non esse instar divini animalis, sed instar horologii (qui horologium credit esse animatum, is gloriam artificis tribuit operi), ut in qua pene omnis motuum varietas ab una simplicissima vi magnetica corporali, uti in horologia motus omnes a simplicissimo pondere».
(8) Signalons que Kepler décrit cette «vertu motrice» par analogie avec la lumière, tout à la fois immatérielle parce que impondérable, et corporelle parce que régie dans sa propagation par les lois de la géométrie. Comme la lumière, cette vertu motrice, émise par le soleil, n’exerce son action que lors de la rencontre avec un corps apte à l’actualiser. Entre sa source et le lieu de son action, elle ne possède qu’une quasi existence; cf. à ce propos: Gérard Simon, Kepler astronome astrologue, Paris, Gallimard, 1979, en part. p. 335.
Notons l’ambiguïté du terme species immateriata qui peut être traduit par «rendue matérielle» ou «matérialisée», si on y voit une contraction de in-materiata, ou par «immatérielle», si le préfixe in- est privatif. Or, Kepler lui-même semble jouer sur cette ambiguïté, car il insère l’expression latine sans la traduire, en un texte par ailleurs rédigé en allemand. Cette ambiguïté, qu’une traduction aurait nécessairement levée, semble indiquer que, à l’époque du Tertium interveniens (1610), Kepler hésitait encore quant à la nature, «matérielle» ou non, de cette vis ou anima. Les commentateurs (G. Simon, E. J. Dijksterhuis, A. M. Duncan) traduisent habituellement par «immatériel», sauf Sheila Rabin qui, dans tous les exemples qu’elle en donne, traduit l’expression par material force; cf. Sheila Rabin, op. cit., p. 154 et n. 43, p. 237, n. 18. Quoique rare, ce double sens du préfixe in- est attesté par quelques autres cas. M. René Hoven, l’auteur du Lexique de la Prose Latine de la Renaissance, Leyde, New York, Cologne, 1994, me signale entre autres le cas de indefecatus, qui peut signifié «non souillé, pur» et tout aussi bien, chez le même auteur!, «souillé, impur».
(9) «L’engendrement de l’ellipse est pensé en fonction de la species immateriata, de l’attraction et de la répulsion, et non pas en fonction de la géométrie de l’ellipse, avec ses deux foyers. La force crée la forme.», Fernand Hallyn, La structure poétique du Monde: Copernic, Kepler, Paris, Seuil, 1987, pp. 222.

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