Une perle de l'anthologie rhétorique

Quand on me demande, ex abrupto, quelle est, à mon avis, la plus belle page de la littérature grecque et latine, spontanément, c'est l'exorde de l'Apologie de Socrate de Platon qui me vient à l'esprit. À mes yeux cette page est une perle de l'anthologie rhétorique.

Quel bel exorde Platon met dans la bouche de Socrate! Dès les premiers paragraphes, le lecteur se trouve bien disposé à l’égard de l’accusé et au contraire nettement sur ses gardes à l’endroit de ses accusateurs. Un exorde digne des plus grands orateurs. Les trois éléments caractéristiques d'un discours rhétorique s'y retrouvent :  l’aspect « logos » ou logique qui vise à donner des arguments vraisemblables; l’aspect « pathos » ou émotionnel qui vise à éveiller des émotions; et enfin, l’aspect « ethos » ou éthique qui a pour but de présenter l’orateur et la personne qu’il défend comme des gens respectables, dignes et de bonnes mœurs.

D'entrée de jeu, Socrate rejette de façon véhémente la mise en garde que ses accusateurs ont adressée aux juges à savoir qu’il serait un habile orateur. C'est futé de sa part, car on se méfie des esprits avocassiers. De là, nous dit Quintilien, ce soin que mettaient les anciens orateurs à dissimuler l’éloquence. Il est sensé, voire habile et rusé, d’entendre Socrate affirmer dans sa défense qu'il n’utilisera pas « des discours élégamment tournés, comme les leurs, ni même des discours qu'embellissent des expressions et des termes choisis », ou encore qu’il est complètement étranger au langage entendu dans les procès. Il se présente comme un homme simple, un homme sans prétention qui utilisera dans sa défense les premiers mots venus. Il nie le talent d'habile orateur que lui attribuent ses accusateurs, car il sait qu'une telle réputation l’empêcherait de gagner la confiance et la sympathie des juges. Quel talent! Nier catégoriquement être un habile discoureur alors que tous ses propos «dans les faits» manifestent le contraire.

Il mentionne son âge vénérable et attire l’attention des juges sur le fait qu’en soixante-dix ans de vie, c’est la première fois qu’il comparaît devant un tribunal. Il se présente comme un homme respectable et probe, victime d'une flagrante injustice. Il martèle les oreilles de ses juges des mots vérité et vrai; 7 fois en une page. Il réussit à susciter de l’antipathie, de la méfiance et de la malveillance sur la partie adverse. Ses accusateurs sont de petits jeunes gens qui n'ont rien dit de vrai, ne rougissent de rien et s'ingénient à façonner[1] des discours élégamment tournés. De sa bouche, dit-il, c'est la vérité, toute la vérité, qui sortira. Sans doute Socrate cherche-t-il à nous tromper lorsqu'il affirme que la vertu propre à l'orateur est de dire la vérité mais c'est une belle tromperie tellement plus fine que les «trumperies» qu'on nous sert de ces temps-ci.

Le Socrate de Platon est, à n'en pas douter, un orateur des plus habiles. C'est grâce à la force de sa rhétorique que la philosophie a gagné ses lettres de noblesse. Cet art de persuader, de gagner «toutes les causes» comme Socrate,  au dire d'Aristophane, savait le faire, n'aurions-nous pas avantage à le remettre à l'ordre du jour? Nos étudiants en droit, ne tireraient-ils pas plaisir et profit à maîtriser cet art de bien dire? Et nous, à les entendre plaider? À ce que je sache, les facultés de droit ne les forment pas à cette discipline. Du temps des collèges classiques les humanités les y initiaient, mais aujourd'hui, il n'y a plus rien. J'entends dire que les concours oratoires font fureur en France et que par ce moyen les professeurs de français redonnent aux jeunes le goût de la langue française; je crois que ce n'est pas bête, dans la mesure où on leur donne aussi à lire les discours des grands orateurs du passé, car c'est en fréquentant ces maîtres qu'ils s'élèveront au-delà de la pure joute verbale.

Une question pour terminer. Si Socrate était un si bon orateur, comment alors expliquer le fait qu'il ait perdu son procès? Si vous me répondiez que c'est parce qu'il a été victime de l'incompréhension populaire, je vous dirais que vous êtes encore sous le charme de sa rhétorique, et je vous inviterais à lire et relire, encore et encore, l'Apologie de Socrate de Platon pour aller au-delà de sa rhétorique et ainsi commencer à philosopher.



[1] Socrate affirme qu’il ne conviendrait pas à un homme de son âge de monter à la tribune afin de façonner des discours comme un jeunot. Ce verbe façonner rend le verbe grec plattô vocable qui n’est pas sans rappeler le nom même de Platon. On pourrait y voir un badinage de l’auteur, plaisanterie d’autant plus suave que lui-même excelle dans son Apologie de Socrate à façonner de beaux discours.

À lire également du même auteur

L'esprit de l’éducation
Monsieur Jean Grondin, professeur de philosophie à l’Université de Montréal, a publié en 2022 aux Presses universitaires de France un livre sur l’esprit de l’éducation.

Ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse
L’euthanasie que nous pratiquons n’est pas eugénique ; c’en est une de compassion, mais on peut se demander si ce noble sentiment n’est pas aujourd’hui débridé.

Dégénérations
À l’occasion du bel hommage que les collègues, anciens étudiants et amis ont offert au professeur de philosophie Daniel Tanguay à l’Université d’Ottawa en septembre 2024 ...

Par-delà l’aide médicale à mourir
L’appellation aide médicale à mourir présente cette pratique comme un acte de compassion, mais en fait, on est en présence d’un acte médical qui consiste à aider des gens à se suicider ; un médecin, qui a prêté le serment de ne jamais provoquer la mort délibérément ...

Relations homme femme
Voici trois articles témoignant du désir des hommes de prendre la parole sur les relations homme

Ernest Gagnon et l’âme du Canada français
Monsieur Bernard Cimon nous offre dans la collection Les archives de folklore des Presses de l’Université Laval, une œuvre érudite sur un personnage méconnu de notre histoire nationale ...

Les illusions dangereuses, de Jean-Philippe Trottier
Jean-Philippe Trottier nous offre dans Les illusions dangereuses une œuvre intelligente, dense, virile, courageuse, nuancée, pondérée; une œuvre en quête de solutions pour extirper l’Occident des sables mouvants des idéologies modernes où il

Transmettre l'héritage des humanités gréco-latines
Vivement, les humanités gréco-latines pour former le jugement critique de nos jeunes




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué