Ne me farde pas la mort, mon noble Ulysse
L’euthanasie que nous pratiquons n’est pas eugénique ; c’en est une de compassion, mais on peut se demander si ce noble sentiment n’est pas aujourd’hui débridé. Aristote, qui définit le courage comme un juste milieu entre la lâcheté et la témérité, n'aurait probablement pas qualifié de vertu la compassion.
Toutes les grandes questions portant sur l’existence humaine ont déjà été posées dans cette littérature, dont la dure réalité de la souffrance, de la mort et du suicide. La réponse d’Achille à Ulysse, qui veut lui farder la mort en disant que sa vie en Hadès est pour lui sans tristesse, ne laisse aucun doute quant à l’amour que les anciens Grecs portaient à la vie : « J’aimerais mieux, valet de bœufs, vivre en service chez un pauvre fermier, qui n’aurait pas grand-chère que régner sur ces morts, sur tout ce peuple éteint. » C’est tout dire quand on connaît le mépris que les grands portaient aux petites gens, aux serviteurs. Hadès est, de tous les dieux, celui que les hommes haïssent le plus nous raconte l’Iliade. La vie même triviale, roturière, plutôt que la mort.
Les Grecs, certes, aimaient beaucoup la vie, mais pas à tout prix, car pour les grands dans l’Antiquité, une vie sans gloire, sans honneur, ne vaut pas la peine d’être vécue. Hector, héros de l’Iliade aime tendrement son épouse Andromaque, mais il refuse, comme elle l’en supplie, de fuir le combat, car il aurait terriblement honte de demeurer comme un lâche loin de la bataille. Caton d’Utique, face à la victoire de César, voyant la liberté enchaînée, s’éventre. Lucrèce, fidèle épouse de Tarquin Collatin, se suicide, jugeant avoir perdu son honneur après avoir été violée.
Dans l’Antiquité, les nobles mouraient avec panache, mais n’idéalisons pas trop cette lointaine époque, car on se suicidait alors aussi en raison d’une peine d’amour, un échec financier, et pour les mêmes raisons qui poussent aujourd’hui les gens à demander «l’aide médicale à mourir», à savoir, la peur de souffrir, le refus de se voir diminué, comme en témoigne ce passage des Mémorables (IV, 8, 8) de Xénophon qui rapporte ces paroles de son illustre maître Socrate : « Si je vis plus longtemps, il est sans doute inévitable que je subisse les inconvénients de la vieillesse : ma vue et mon ouïe faibliront, mon intelligence déclinera, j’aurai plus de difficulté à apprendre, je deviendrai plus oublieux, et je deviendrai inférieur à ceux qu’auparavant je surpassais. » (1)
Dans sa soixante-dix-huitième lettre, Sénèque prodigue à un ami malade un conseil pour l’aider à affronter la souffrance, la maladie, à savoir qu’il lui faut voir le mal comme un ennemi à terrasser. Tous les Romains n’étaient sans doute pas aussi stoïques que Sénèque, mais les conditions de vie d’alors obligeaient le commun des mortels à être dur à son corps. Plutarque nous raconte, dans sa Vie de Camille, qu’en dépit de son âge et de sa mauvaise santé, le peuple ne le dispensa pas d’une charge militaire. Nous, modernes, abordons-nous la vieillesse et la souffrance avant autant de virilité ? Si Sénèque revenait à la vie, il trouverait sans nul doute que nous avons dévoyé, dénaturé la compassion en courbant l’échine devant la douleur, la maladie, les larmes, le désespoir.
Nihil novi sub sole, rien de nouveau sous le soleil. En un sens, cet adage se vérifie, car de tout temps, les hommes ont eu peur de la souffrance, de la mort, et se sont suicidés pour les mêmes raisons, bien que de manières différentes. Il y a néanmoins du nouveau sous le soleil de l’Occident : nos États légifèrent pour faciliter le suicide et inciter le corps médical à rompre son serment d’Hippocrate, ce que ni la Grèce, ni Rome, ni la chrétienté n’ont osé faire. Ces civilisations appelaient un chat, un chat, pour reprendre l’expression de Soljenytsine. Elles appelaient les réalités par leurs noms, n’auraient jamais camouflé sous l’appellation trompeuse « d’aide médicale à mourir » ce qui en réalité est suicide et euthanasie, et elles se seraient grandement inquiétées de voir leur pays remporter la palme mondiale du nombre de suicides assistés, palme que remporte le Québec. Dans un article paru dans le journal Le Monde l’année dernière, monsieur Louis-André Richard, professeur de philosophie, résume bien la situation :
« D’une intention de la prise en charge de la souffrance réfractaire rare, on passe vite à un accès facile au suicide assisté. J’en veux pour preuve qu’au Québec nous sommes passés de 6 cas en 2015 à 3663 en 2022 ! J’en veux pour preuve la vitesse d’expansion de l’admissibilité. Nous élargissons sans cesse le périmètre d’applicabilité de la loi. Instituée pour les malades en toute fin de vie, on la réclame pour ceux atteints de pathologies chroniques, pour ceux atteints de troubles mentaux et bientôt pour les enfants. »
Selon le rapport annuel de la commission sur les soins de fin de vie, du 1er avril 2022 au 31 mars 2023, 5 211 personnes ont eu recours à « l’aide médicale à mourir », une augmentation de 42% comparativement à l’année précédente, et les pressions médiatiques ne cessent de prêcher pour l’agrandissement du « périmètre d’applicabilité de la loi ». Le 1er février 2024, le gouvernement du Canada a déposé un projet de loi proposant de prolonger jusqu’au 17 mars 2027 l’exclusion temporaire de l’admissibilité des personnes dont le seul problème médical invoqué est une maladie mentale. Il est loin d’être farfelu de penser qu’un tuteur ou des parents épuisés par les soins à prodiguer à un enfant handicapé, la demandent pour cet enfant.
Certes, l’euthanasie n’est pas imposée, mais dorénavant nous sommes tous, individus, corps médical et services sociaux, contraints de l’envisager, voire de la proposer. « Aide médicale à mourir » ou soins palliatifs. La caporale à la retraite, Christine Gauthier, une ancienne athlète des jeux paralympiques se plaignant des retards frustrants pour obtenir un ascenseur, s’est vue proposer « l’aide médicale à mourir » par une travailleuse sociale. Sans doute l’a-t-elle proposée par boutade ou parce qu’elle était harassée par les demandes insistantes de cette ex-militaire, du moins faut-il l’espérer, mais il ne faut pas être un grand clerc pour comprendre qu’une personne en sévère dépression à qui on offrirait une telle porte de sortie la prenne.
L’euthanasie que nous pratiquons n’est pas eugénique ; c’en est une de compassion, mais on peut se demander si ce noble sentiment n’est pas aujourd’hui débridé. Aristote définit le courage, comme un juste milieu entre la lâcheté et la témérité ; je ne crois pas que ce philosophe ait qualifié de vertu la compassion, mais il appert qu’on peut en avoir insuffisamment ou trop. Plusieurs handicaps et maladies dégénératives sont terribles et on comprend qu’à leur approche certains préfèrent hâter leur mort. On se prend cependant à espérer que si notre société leur offrait de l’aide à vivre au lieu d’une aide à mourir, leur désespoir serait moindre. Promouvoir une éducation libérale constitue une telle aide à vivre, car l’histoire n’est pas qu’un bourbier d’où s’exhalent les odeurs putrides et nauséabondes des hommes et des femmes qui par haine ont répandu la mort, elle est aussi un ciel étoilé où brillent des discours inspirants et des gestes de gens morts par amour. Offrir sa vie, mourir par amour de la liberté, par amour des mal-aimés, des laissés-pour-compte, par amour du prochain, nous en voyons encore des exemples aujourd’hui : Navalny, l’Arche, les préposées dans les résidences pour personnes âgées, le gendarme Arnaud Beltrame qui, en mars 2018, prit délibérément la place d’une femme tenue en otage par un terroriste, sachant que son geste lui coûterait la vie. D’où ces personnes ont-elles puisé la force de se sacrifier ainsi ? Dans le cas d’Arnaud Beltrame, le journaliste Christian Rioux, dans une chronique parue dans le Devoir, suggère que l’héroïsme de cet homme s’explique par l’éducation qu’il a reçue, « une éducation classique à faire dresser les cheveux sur la tête de nos pédagogues. » Inutile, je crois, de préciser la source où se sont abreuvés le fondateur de l’Arche ainsi que les hommes et les femmes qui vécurent dans des institutions de bienfaisance pour prendre soin de nos malades, de nos orphelins et des personnes handicapées.
L’histoire, la philosophie et la littérature, étudiées de façon respectueuse, c’est-à-dire quand elles ne sont pas comprises à la lumière de nos préjugés ou idées à la mode, pourraient nous venir en aide. Il est grand temps de repenser notre système scolaire, de mettre fin à la dévalorisation de l’étude des humanités, dévalorisation amorcée par la tabula rasa de Descartes dans son Discours de la Méthode, au profit des sciences au sommet desquelles il plaça la médecine. Notre société aurait tant à gagner si nos écoles formaient davantage le jugement des jeunes au contact des grands auteurs.
- Pour la question de la mort de Socrate, voir : Richard Lussier, Socrate, un portrait inédit en deçà des Socrate dramatiques, PUL, 2016, pages 116 à 128.