Une seconde Révolution industrielle

Andrée Mathieu

Que pensez-vous des gens qui dilapident leur capital sans se préoccuper d’assurer leur retraite et sans avoir la moindre intention d’en faire profiter leurs descendants? C’est exactement ce que nous faisons avec notre capital naturel...


Bien que leur président ait cru bon de briller par son absence au Sommet de la Terre, nos voisins du Sud n’affichent pas tous la même arrogance et la même légèreté quand il s’agit de se comporter de façon responsable à l’égard des générations futures. Heureusement! Au cours des quatre dernières années, j’ai eu le privilège d’en côtoyer quelques uns qui, pour peu qu’on s’en inspire, pourraient changer le visage de l’économie mondiale. Parmi eux se trouvent Paul Hawken, Amory Lovins et son épouse L. Hunter, co-auteurs d’un livre intitulé Natural Capitalism.

L’humanité a hérité d’un capital naturel accumulé pendant 3,8 milliard d’années. Ce capital naturel comprend toutes les ressources familières que nous utilisons: l’eau, les minéraux, le pétrole, les arbres, les poissons, le sol, l’air, etc. Présentement, nous exploitons ces ressources comme si elles étaient gratuites, infinies et en perpétuel renouvellement. Mais les taux actuels d’érosion des ressources et de production des déchets épuisent la Nature plus vite qu’elle ne peut se régénérer. Que pensez-vous des gens qui dilapident leur capital sans se préoccuper d’assurer leur retraite et sans avoir la moindre intention d’en faire profiter leurs descendants? C’est exactement ce que nous faisons avec notre capital naturel...

Actuellement, les matières premières semblent peu coûteuses parce que leur coût de production ne tient pas compte des conséquences de leur exploitation: destruction des forêts pluviales, montagnes de déchets toxiques déversés dans les cours d’eau, érosion des cultures indigènes, appauvrissement des communautés, etc. Autrement dit, les «capitalistes industriels» liquident notre capital naturel en l’inscrivant dans la colonne des «revenus». Ils négligent de comptabiliser le plus grand stock qu’ils utilisent, les ressources naturelles et les écosystèmes, aussi bien que les systèmes sociaux et culturels qui constituent la base du capital humain. Mais cette «erreur comptable» ne peut être corrigée simplement en assignant une valeur pécuniaire au capital naturel, car plusieurs des services que nous recevons des systèmes vivants n’ont pas de substituts connus. Une forêt ne produit pas seulement du bois, mais elle offre aussi des services de stockage de l’eau et de prévention des inondations.Un environnement sain ne fournit pas seulement de l’air respirable et de l’eau potable, des pluies non toxiques, des océans productifs et des sols fertiles, il assure aussi la résilience du milieu et accomplit des tâches beaucoup moins valorisées comme le traitement des déchets (autant naturels qu’industriels), la protection contre les conditions météorologiques extrêmes et la régénération de l’atmosphère. Quand les scientifiques essaient d’attribuer une valeur pécuniaire à tous les services rendus par la biosphère, ils aboutissent à un chiffre qui approche le produit mondial brut. Soulignons que le mot «services» doit être utilisé avec prudence puisque les écosystèmes effectuent leur travail naturellement et non pour servir l’humanité. La prise en compte du capital naturel et des services écosystémiques est nécessaire pour déterminer les coûts réels de la production industrielle, mais leur évaluation est, au mieux, un exercice difficile et imprécis, car tout ce qui nous est essentiel pour vivre et que nous ne pouvons remplacer à aucun prix devrait avoir une valeur infinie.

Le physicien Amory Lovins aime bien citer l’expérience de Biosphère II (1992), réalisée dans le désert de l’Arizona et qui consistait à créer un écosystème viable à l’intérieur d’un immense dôme fermé. Malgré un budget de 200 millions de dollars américains et beaucoup de technologies de pointe, les scientifiques n’ont même pas réussi à produire de l’air, de l’eau et de la nourriture pour huit personnes. Notre «Biosphère I» en fournit chaque jour gratuitement à 6 milliards d’individus...


Économie du savoir

Les êtres humains deviennent une ressource de plus en plus abondante, pendant que les ressources de la Nature s’épuisent. La Révolution industrielle a augmenté la productivité des travailleurs dans un monde où il y avait peu de main d’oeuvre et des ressources apparemment illimitées. La mécanisation et la division du travail ont permis d’offrir de plus en plus de produits et de services différents avec de moins en moins de main d’oeuvre. Sans jeu de mots, une nouvelle Révolution industrielle devrait inverser la vapeur... Elle doit permettre d’accroître radicalement la productivité du capital naturel dans un monde où les travailleurs sont de plus en plus nombreux et les ressources de plus en plus rares. Cela signifie qu’il faut utiliser l’intelligence, la créativité et la diversité culturelle de tous les êtres humains aptes au travail pour préserver, voire accroître la capacité de production de la biosphère et la diversité de ce qu’elle produit, tout en fournissant les biens et services de base à tous les habitants de la planète. À l’heure actuelle, dans les pays industrialisés, l’embauche est pénalisée. C’est la mauvaise utilisation du capital naturel et la production des déchets qui devraient être taxées et non le travail! Comment ose-t-on qualifier d’«économie du savoir» celle qui consiste à utiliser de moins en moins de cerveaux pour produire de plus en plus de dommages?


The Natural Step

Toute révolution s’appuie sur des principes fondamentaux. Alors, sur quels principes devrait-on baser notre seconde Révolution tranquille? La meilleure suggestion nous vient incontestablement de la Suède et porte le nom de The Natural Step.

The Natural Step est un groupe éducatif sans but lucratif, fondé en 1989 par l’oncologue suédois Karl-Henrik Robèrt, et qui a pour objectif d’élaborer un cadre de compréhension commun pour parler de durabilité. L'équipe originale, composée d'une cinquantaine de scientifiques, s'est transformée depuis en une puissant réseau de plus de 10 000 Suédois (scientifiques, économistes, artistes, ingénieurs, fermiers, enseignants, designers industriels, avocats, psychologues, architectes et médecins). Plus de 60 compagnies et de 60 municipalités suédoises sont aujourd’hui associées à The Natural Step et le groupe s’étend à travers le monde, notamment aux États-Unis, au Japon, en Australie, en Israël, en Afrique du Sud, en Grande-Bretagne et au Canada. Le modèle développé par The Natural Step permet aux scientifiques, gestionnaires, experts ou non, techniciens, ouvriers de la chaîne de fabrication, responsables des ventes ou de la mise en marché, comptables, à tous les niveaux d’une organisation, d’apprendre ensemble efficacement et de mettre sur pied des programmes pour assurer un développement durable. Cette heureuse initiative a valu à son créateur le prestigieux Blue Planet Award, une sorte de prix Nobel de l’environnement.

Pour Karl-Henrik Robèrt, l’humanité se dirige vers un entonnoir dont les parois sont constituées par le déclin des ressources nécessaires au maintien de la vie et la demande croissante pour ces ressources. Une société responsable doit donc diriger ses actions vers le centre de l’entonnoir. Ce dernier va continuer à se rétrécir sous la pression des clients plus soucieux de l’environnement (boycotts et mauvaise publicité), sous la pression des règlements plus sévères (environnement, santé publique, droit des citoyens à l’information), sous les exigences de certifications (ISO et autres), sous la pression des coûts plus élevés pour les matières premières, la gestion des déchets et les pénalités pour infraction aux règlements, sous la pression des désastres naturels et des opérations de nettoyage de l’environnement, sous la pression de la compétion accrue pour conserver les meilleurs employés, qui recherchent un emploi significatif et des conditions de travail saines et gratifiantes, sous la pression des compagnies qui ont perçu les limites de l’entonnoir et qui se sont déjà ajustées...

Alors, comment peut-on orienter nos activités vers l’ouverture de l’entonnoir? En se concentrant sur les principes essentiels et non négociables qui font consensus parmi les scientifiques:
1. Les susbstances provenant de la croûte terrestre (lithosphère) ne doivent pas systématiquement s’accumuler dans la biosphère. Les métaux, les combustibles fossiles et autres minéraux ne doivent pas être extraits à un rythme plus élevé que ce qui peut être réabsorbé par la lithosphère. En plus de l’influence exercée par l’importance de l’extraction minière et par le choix des minéraux extraits, l’équilibre des flux peut être influencé par la qualité des dépôts et par la compétence technique de la société en matière de recyclage.
2. Les susbstances produites par les humains ne doivent pas systématiquement s’accumuler dans la biosphère. Les matériaux fabriqués par l’homme ne doivent pas être produits plus vite qu’ils ne sont décomposés et réintégrés dans les cycles naturels, ou redéposés à l’intérieur de la lithosphère et transformés à nouveau en matières premières. En plus de l’influence exercée par les volumes de production et les caractéristiques des molécules et nucléides produits par l’industrie, comme leur persistance ou leur dégradabilité, l’équilibre des flux peut être influencé par la qualité des dépôts et par la compétence technique en matière de réutilisation et de recyclage.
3. Les bases physiques de la productivité et de la diversité de la Nature ne doivent pas être systématiquement détériorées. Les sources de la productivité de la biosphère, comme la terre fertile, l’épaisseur et la qualité des sols, la disponibilité de l’eau douce, ainsi que la diversité biologique ne doivent pas être systématiquement diminuées en quantité ou en qualité par une surexploitation ou une mauvaise gestion.
4. Les besoins humains doivent être satisfaits par un usage juste et efficace de l’énergie et des ressources naturelles. Si la société veut satisfaire les besoins humains fondamentaux partout, aujourd’hui et dans le futur, tout en respectant les restrictions imposées par la disponibilité des ressources, tel qu’exprimé dans les trois premiers principes, l’utilisation des ressources doit être efficiente.

Guidée par ces principes généraux, notre société peut se projeter dans l’avenir et créer une vision idéale d’elle-même en termes de développement durable. Une fois que le résultat souhaité est visualisé, elle peut regarder en arrière pour déterminer les étapes requises pour l’obtenir. Contrairement à la méthode usuelle de planification, qui consiste à partir de la situation actuelle et à se fixer des objectifs de réduction de notre impact sur l’environnement, cette planification à rebours (backcasting) permet de définir de toutes nouvelles conditions et peut être la source d’une créativité extraordinaire et de nombreuses innovations. Cet exercice dirige automatiquement les investissements vers l’ouverture de l’entonnoir et chaque opération sert de plateforme pour les interventions subséquentes. En d’autres termes, chaque investissement doit produire un retour sur investissement rapide et suffisant pour pousser la transformation plus loin.
1. Chaque pas vers le développement durable doit constituer une plateforme flexible pour les étapes suivantes et doit être solidement étayé par des résultats positifs, aussi bien sur le plan économique que sur le plan écologique.
2. La priorité doit être donnée aux «fruits les plus facilement accessibles», i.e. aux investissements susceptibles de donner un retour rapide de façon à financer et à faciliter l’étape suivante qui, à son tour, procure une plateforme pour récolter les prochains «fruits les plus faciles d’accès».
Cette méthode privilégiée par The Natural Step permet de progresser «pas à pas avec la Nature».


Des principes fondamentaux et une bonne méthodologie c’est essentiel, mais pas suffisant pour conduire une révolution. Il faut également des moyens concrets pour atteindre nos objectifs.

Ray C. Anderson, président-fondateur d’Interface Inc., une multinationale dans le domaine du revêtement de sol, est un ingénieur et un homme d’affaires particulièrement visionnaire. Reconnaissant sa responsabilité envers les générations futures, il n’a pas hésité à réinventer son entreprise et ses produits de A à Z, afin de satisfaire aux critères du développement durable. Par ce qu’il appelle sa conversion de mi-parcours (Mid-Course Correction), il a décidé de faire d’Interface le modèle industriel du capitalisme naturel. M. Anderson a co-présidé, avec le président Bill Clinton, le Conseil national du développement durable aux États-Unis. L’exemple d’Interface nous servira à illustrer quelques unes des solutions mises de l’avant par les auteurs de Natural Capitalism et quelques autres conseillers qui ont inspiré le virage environnemental du manufacturier de tapis dont le siège social est situé à Atlanta.


De l’éco-efficacité...

Jusqu’à maintenant, la réaction typique à la destruction industrielle a été d’essayer d’être moins mauvais. On a choisi de réduire, éviter, minimiser, limiter, arrêter, etc. Ces termes sont depuis longtemps au coeur du programme des environnementalistes. En 1987, dans le rapport de la Commission mondiale sur l’environnement et le développement, intitulé Our Common Future, l’ONU a introduit le concept d’éco-efficacité: «On doit encourager les industries et les procédés industriels qui sont plus efficaces en termes d’utilisation des ressources, qui génèrent moins de pollution et de déchets, qui dépendent des sources renouvelables d’énergie plutôt que de l’énergie dérivée des combustibles fossiles, et qui minimisent leurs impacts nuisibles sur la santé humaine et celle de l’environnement».

L’éco-efficacité s’est tracé une voie dans le milieu industriel avec un succès remarquable. Le nombre d’entreprises adoptant ce principe ne cesse d’augmenter, incluant des géants industriels comme Monsanto, 3M et Johnson & Johnson. Cette tendance est entretenue par les bénéfices économiques générés par l’éco-efficacité, qui peuvent être considérables. Ainsi, dès 1997, 3M avait économisé plus de $750 millions au moyen de ses programmes de prévention de la pollution. Les fameux 3Rs associés à ce mouvement gagnent toujours en popularité: réduire, réutiliser, recycler. On pourrait ajouter réglementer.

Qu’il s’agisse de diminuer la quantité de déchets toxiques ou le volume des émissions polluantes, la quantité de matières premières utilisées ou même la taille des produits (dématérialisation), la réduction est le principe central de l’éco-efficacité. Mais la réduction dans l’un ou l’autre de ces domaines ne stoppe pas l’appauvrissement ni la destruction, elle ne fait que les ralentir, leur permettant de progresser plus lentement, sur une plus longue période de temps. Bien sûr, minimiser les rejets toxiques générés par les industries est un objectif louable. Mais des études récentes démontrent qu’à long terme, même les émissions négligeables de matières dangereuses peuvent avoir des effets désastreux sur les systèmes vivants. De plus, la plupart des études menées sur les dangers reliés aux produits chimiques industriels n’ont porté que sur leur potentiel cancérigène, alors que les recherches sur les autres effets négatifs reliés à l’exposition à ces produits ne font que commencer. Un cas particulièrement inquiétant est celui des perturbateurs endocriniens, ces infimes particules qui imitent les oestrogènes naturels et dérèglent le système endocrinien des organismes vivants qui les absorbent en occupant leurs récepteurs hormonaux. On les trouve dans une variété de plastiques modernes. L’air, l’eau et le sol ne peuvent pas absorber nos déchets de façon sécuritaire à moins que ces déchets ne soient complètement salubres et biodégradables. Nous en savons trop peu sur les polluants industriels et leurs effets sur les systèmes naturels pour que la stratégie de la réduction soit viable à long terme.

La réduction des déchets peut cependant constituer une première étape efficace dans la démarche vers le développement durable. Ainsi, les premiers efforts d'Interface ont porté sur cette réduction. Par exemple, on a réussi à détourner une multitude de boîtes de carton des dépotoirs en utilisant plutôt des tubes de fil réutilisables. En convertissant les carreaux de tapis au système métrique, on a pu réduire de 20 000 verges carrées les pertes en retailles. À l’usine de Belleville, la compagnie a réduit de 90% la quantité de déchets dirigée vers les sites d'enfouissement, passant de 474 tonnes à 37 tonnes. Au début, la compagnie de collection des déchets croyait que l’usine se préparait à fermer ses portes. Pour ce faire, Interface a mis à profit le talent et la créativité de tous ses employés au moyen d'un programme de bonus appelé QUEST (Quality Utilizing Employee Suggestions and Teamwork). Cette initiative a permis des économies substantielles en incitant tout le monde à traquer le moindre déchet, le moindre gaspillage de matière première ou d'énergie et à faire des suggestions pour améliorer les pratiques de la compagnie. Le programme QUEST a généré des épargnes de $3 millions CAN à l’usine de Belleville et la compagnie Interface dans son ensemble a sauvé $90 millions US. Ces économies ont servi à financer les étapes suivantes.

La réutilisation des déchets est une autre stratégie louable, qui peut aussi receler quelques pièges. Par exemple, l’utilisation des boues d’épuration comme produits de fertilisation est fondée sur la bonne intention de réutiliser les nutriments; mais de la façon dont elles sont actuellement traîtées, ces boues peuvent contenir des substances dangereuses. Par exemple, les boues résiduaires des égoûts municipaux qui contiennent du papier hygiénique recyclé peuvent contenir des dioxines.

La plupart du recyclage (recycling) est en fait un «décyclage» (downcycling), i.e. que la qualité du matériel est réduit. Par exemple, quand les plastiques autres que ceux des bouteilles d’eau et de soda sont recyclés, ils sont mélangés à d’autres sortes de plastiques, ce qui produit un hybride de moindre qualité. Quand ils sont fondus et mélangés, les polymères dans le plastique - les chaînes de molécules qui le rendent fort et flexible - sont raccourcis. Comme les propriétés matérielles du plastique recyclé sont altérées, (son élasticité, sa limpidité et sa résistance à la traction sont diminuées), il faut ajouter des additifs chimiques ou minéraux pour obtenir la performance désirée. En conséquence, le plastique «décyclé» peut être plus nocif pour l’environnement. Le seul fait qu’un produit soit recyclé ne le rend pas automatiquement inoffensif pour l’environnement, spécialement s’il n’a pas été conçu pour être recyclé.

Au lieu de présenter une vision inspirante et excitante du changement, les approches environnementales conventionnelles se concentrent sur ce qu’il ne faut pas faire. On force les compagnies à se conformer à des règlements sous peine de sanction, mais on les récompense rarement pour leurs initiatives heureuses. Comme les règlements exigent des solutions en aval, uniformisées, plutôt qu’une révision en profondeur du design, ils ne favorisent pas la créativité dans la solution des problèmes. De plus, ils alimentent la dynamique d’affrontement entre les industries et les écologistes. Parce que les règlements font figure de châtiment, les industriels les trouvent coûteux et contraignants.

En somme, l’éco-efficacité est un noble concept, mais ce n’est pas une stratégie de succès à long terme parce qu’elle reste superficielle. Elle fonctionne avec le même système qui a créé le problème à l’origine, en le ralentissant par des proscriptions morales et des mesures punitives. En se fiant à l’éco-efficacité pour sauver l’environnement, on risque d’obtenir exactement le contraire; l’industrie va terminer son travail de destruction, discrètement, continuellement et complètement. Surtout qu’un écosystème a plus de chance de récupération après un effondrement soudain, qui laisse quelques niches intactes, que lorsqu’il est soumis à une lente destruction délibérée et efficace.
...à l’éco-créativité

Pour l’architecte et designer industriel William McDonough et son associé allemand le chimiste industriel Michael Braungart, les produits qui ne sont pas conçus en fonction de la santé humaine et écologique sont inintelligents et inélégants; les deux auteurs de Cradle to Cradle les qualifient de produits «brutes». Dans un monde où le design des produits et des procédés industriels est dénué d’intelligence et destructeur, la réglementation peut réduire les effets nuisibles immédiats. Mais en bout de ligne, la nécessité d’un règlement révèle un défaut de design. Alors, plutôt que de s’attaquer individuellement aux millions de problèmes environnementaux, il convient d’adopter une approche systémique. Il est essentiel de convertir les activités humaines à des processus cycliques compatibles avec les cycles naturels.

La société humaine a son propre métabolisme basé non seulement sur l’énergie solaire et les flux cycliques de matière, mais aussi sur un flux à sens unique d’énergie et de matière en provenance de la croûte terrestre vers sa surface. L’industrialisation a été, jusqu’à maintenant, caractérisée par ce traitement linéaire de l’énergie et de la matière. Ce processus est devenu une force géophysique, provoquant de profondes modifications dans la biosphère, dont certaines sont irréversibles.

Dans ce modèle industriel standard, la création de la richesse suppose une séquence linéaire:

extraire ö produire ö distribuer ö jeter


Dans l’approche systémique proposée par McDonough et Braungart, tous les produits et matériaux fabriqués par l’industrie doivent, à la fin de leur vie utile, servir de «nourriture» à quelque chose de nouveau. Dans leur vision, tout produit peut contenir deux types de composants: des «nutriments» biologiques et des «nutriments» techniques. Les produits doivent être conçus de telle sorte que les nutriments biologiques retournent dans le cycle organique et les nutriments techniques dans le cycle industriel.

Comme la plupart des objets fabriqués par les humains ne sont pas naturels, ils ne constituent pas une «nourriture» saine pour les systèmes biologiques et souvent ils sont précisément conçus pour ne pas se dégrader dans les conditions naturelles. Les produits fabriqués en matériaux non biodégradables devraient être considérés comme des nutriments techniques et circuler continuellement dans les «boucles fermées» des cycles industriels, i. e. dans le métabolisme technique. Pour que les deux métabolismes restent sains, il est important de veiller à éviter la contamination croisée, c’est-à-dire que les composants qui conviennent au métabolisme technique devraient être tenus à l’écart du métabolisme biologique et vice versa.

Bill McDonough illustre ce principe de belle façon. Chaque pas que nous faisons libère des petites particules en provenance de nos semelles. Ces particules sont souvent des substances dommageables qui peuvent contaminer le sol et en réduire la vitalité. De plus, comme elles sont transportées par la pluie, ces particules peuvent causer des dommages ailleurs dans l’environnement. Selon le célèbre architecte, le design des souliers devrait être tel que les semelles soient biodégradables. Pendant qu’elles seraient usées par les macheurs, les semelles nourriraient le métabolisme biologique plutôt que de l’empoisonner. Les autres parties du soulier pourraient être conçues comme des nutriments techniques et être retournées dans les cycles industriels. Suivant les conseils de McDonough, une telle espadrille est en développement chez Nike. La plupart des produits de notre système industriel sont primitifs dans leurs relations avec la nature. Avec les moyens scientifiques et techniques qui sont disponibles aujourd’hui, ça ne devrait pas être le cas...

Interface a révisé ses procédés et ses produits pour favoriser la circulation cyclique des matériaux en vertu de laquelle le déchet devient un «nutriment» biologique ou technique, c'est-à-dire un composé moléculaire qui peut être fractionné ou scindé pour une éventuelle réutilisation. Interface poursuit plusieurs projets de recherche pour «refermer la boucle» et recycler vraiment tous les composants de ses carreaux de tapis: les fibres en nouvelles fibres et les endos en nouveaux endos. Ce type de recyclage à 100%, par opposition au «décyclage» dans un produit de moindre valeur (downcycling), réduit les besoins d'approvisionnement en matières premières qui, autrement, se retrouvent en bout de piste dans les sites d'enfouissement. Prenons par exemple le revêtement de sol résilient tissé Solenium, un joyau de département de Recherche et développement d’Interface. Son procédé de fabrication a pour objectif de ne produire aucun déchet. La couche de surface du Solenium a été spécialement conçue pour être détachable de l’endos, à la fin de la vie utile du produit. Le polymère sera recyclé en polymère et servira donc de matière première pour le nouveau produit. De plus, les métiers à tisser Jacquard qui fabriquent le Solenium sont alimentés à l’énergie solaire, ce qui réduit encore les besoins en combustibles fossiles. Un autre produit en développement utilise la fibre PLA (polyacide lactique) de Cargill Dow, un polymère fabriqué à partir de l’amidon de maïs. À la fin de sa vie utile, le dessus du tapis pourra être composté!

Aux États-Unis, 920 millions de verges carrées de tapis sont jetées dans les dépotoirs chaque année. C'est l'équivalent de tous les tapis installés dans les édifices à bureaux d'une ville comme San Francisco pendant treize siècles! Quand on sait qu’un tapis prend 20 000 ans à se dégrader, on comprend l’importance d’un véritable «recyclage». Au Québec, en collaboration avec Dupont Canada, Interface offre à ses clients un service de recyclage des vieux tapis, moyennant le coût du transport. Il n'y a malheureusement pas beaucoup d'administrateurs qui sont prêts à payer pour éviter que leurs tapis ne prennent le chemin du site d'enfouissement... D’ailleurs, dans la revue Québec Habitation (mai-juin 2002), la journaliste Denise Proulx écrit: «Le Québec est la province canadienne où il est le moins dispendieux d’enfouir les matériaux secs. Il en coûte entre 15 et 35$/tonne, comparativement à 140$/tonne en Ontario et 90$/tonne en Colombie-Britannique. C’est plus rentable de remplir le conteneur que de faire un tri à la source».

L’éco-efficacité peut être l’ennemie du développement durable si elle se borne à économiser énergie et ressources tout en produisant de plus en plus de «mauvais» produits, fabriqués par les «mauvais» procédés, à partir de «mauvais» matériaux, qui produisent de «mauvais» effets, aux «mauvais» endroits et qui sont livrés à travers un «mauvais» modèle de commerce. Être éco-créatif, c’est travailler sur les «bonnes affaires» au lieu de moins mal faire les mauvaises. Cependant, à partir du moment où on conçoit des produits et des procédés intelligents, l’éco-efficacité peut nous aider à mieux les réaliser.

Mais comment devenir éco-créatif? Natural Capitalism propose une stratégie en quatre volets:
1. Accroître radicalement la productivité des ressources: L’utilisation plus efficace des ressources présente trois bénéfices importants: elle ralentit l’appauvrissement des ressources à un bout de la chaîne, diminue la pollution à l’autre bout, et peut abaisser le niveau mondial du chômage en offrant des emplois significatifs.
2. Pratiquer le biomimétisme: En imitant la nature, on peut éliminer jusqu’à l’idée même de déchet. Il suffit d’inventer des matériaux, des procédés et des produits qui permettront de former des boucles (cycles fermés) s’intégrant dans les grands cycles naturels et favorisant la constante réutilisation des matières premières et l’élimination des matières toxiques.
3. Instituer une économie de services et de location: Le capitalisme naturel appelle un changement fondamental dans les relations entre le producteur et le consommateur, un déplacement d’une économie de biens et d’achats en une économie de services et de location. Dans le capitalisme conventionnel, l’acquisition des biens donne une mesure de la richesse; dans le capitalisme naturel, la jouissance continue de la qualité, de l’utilité et de la performance des produits donne une mesure du bien-être.
4. Investir dans le capital naturel: Il faut investir dans le maintien, la restauration et l’accroissement du capital naturel de façon à ce que la biosphère puisse produire plus de services écosystémiques et de ressources naturelles.


Productivité des ressources

En 1998, dans un livre intitulé Factor Four, Amory B. Lovins affirmait qu’il est possible de doubler la richesse de l’humanité tout en diminuant de moitié les ressources utilisées. En effectuant des changements majeurs dans les procédés industriels et en utilisant les bonnes technologies, Lovins croit aujourd’hui possible d’améliorer la productivité des ressources naturelles par un facteur 5, 10 et même 100. Il y a deux principaux moyens d’y parvenir:
adopter une nouvelle approche de design qui considère un système industriel dans son entier et non pas partie par partie;
remplacer les anciennes technologies industrielles par des technologies de pointe, particulièrement celles qui s’inspirent de la nature.

Adopter une approche systémique du design

L’inventeur Edwin Land faisait remarquer que celui qui semble avoir une idée nouvelle a tout simplement cessé d’en entretenir une ancienne... Ainsi, l’idée que plus les économies d’énergie sont grandes, plus le coût pour les obtenir est important, laisse lentement la place à la nouvelle constatation que les plus grandes économies d’énergie peuvent être produites par les solutions les moins coûteuses.

Dans sa nouvelle usine de Shanghai, Interface devait faire circuler un liquide au moyen d’un système de pompage comme en ont la plupart des industries. Une première ébauche du système prévoyait l’utilisation de pompes nécessitant une puissance de 95 HP. Mais Jan Schilham, ingénieur chez Interface, proposa deux modifications très simples qui ont permis d’économiser 92% de l’énergie prévue (n’exigeant que 7 HP). De plus son système a coûté moins cher à construire, utilise des nouvelles technologies et fonctionne mieux sur bien des aspects!

Schilham choisit d’abord des plus gros tuyaux, générant moins de résistance que les petits tuyaux utilisés habituellement, et donc requérant beaucoup moins d’énergie de pompage. Le premier designer avait choisi des petits tuyaux parce que, selon les manuels, le coût supplémentaire des gros tuyaux ne pourrait pas être compensé par les économies d’énergie générées. Ce principe de design industriel optimise le rendement des tuyaux eux-mêmes, mais «pessimise» le système dans son ensemble. De son côté, Schilham a optimisé le système entier en calculant non seulement le coût plus élevé des gros tuyaux, mais aussi le moindre coût de l’équipement de pompage nécessaire. En effet, les pompes, les moteurs, les systèmes de contrôle et les éléments électriques pouvaient tous être beaucoup plus petits et plus performants car ils avaient moins de frottement à vaincre. Les économies réalisées pour cet équipement étaient de beaucoup supérieures à l’accroissement du prix des plus gros tuyaux. Grâce au choix des gros tuyaux, Interface a fait des économies sur la construction du système avant même de réaliser des économies d’énergie!

La deuxième modification proposée par Schilham consistait à réduire encore plus la résistance de frottement en utilisant des tuyaux courts et droits plutôt que longs et courbés. C’était possible en planifiant les tuyaux en premier, puis en disposant les différents éléments (réservoirs, chaudières, etc.) qu’ils devaient raccorder. Normalement, les designers placent d’abord (souvent arbitrairement) les outils de production et les relient à l’aide de tuyaux, ce qui les obligent à utiliser des coudes qui augmentent la résistance. Les installateurs de tuyaux sont heureux; ils vendent des tuyaux plus long et plus de joints, de plus, ils prennent plus de temps (ils sont payés à l’heure!). Par ailleurs les tuyaux plus courts et plus droits sont plus faciles à isoler, ce qui a permis d’économiser un 70 kilowatts additionnel en diminuant les pertes de chaleur. Ces nouvelles économies ont permis de payer l’isolation en trois mois.

Cet exemple a des implications importantes pour deux raisons. Premièrement, le pompage constitue la principale utilisation des moteurs et consomme les 3/4 de toute l’électricité utilisée dans le secteur industriel. Deuxièmement, l’exemple d’Interface montre comment des changements simples dans l’approche du design industriel peuvent conduire à des économies de ressources prodigieuses et générer un important rendement sur le capital investi.


Adopter des technologies novatrices

L’adoption des technologies de pointe est souvent davantage retardée pour des raisons culturelles que par des barrières techniques ou économiques. L’industrie de l’automobile en fournit un bon exemple. Dans nos automobiles, seulement 15% à 20% de la puissance générée par la combustion de l’essence atteint les roues (le reste est perdu dans le moteur et dans la transmission) et 95% de la force motrice sert à déplacer l’auto et non le conducteur.

En 1993, Amory Lovins et le Rocky Mountain Institute ont rendu public le concept d’«hypercar», un véhicule intégrant les meilleures technologies existantes, de façon à réduire de 85% la consommation de carburant et de 90% la quantité de matières premières utilisées.
L’«hypercar» introduit quatre innovations majeures:
1. L’utilisation de matériaux composites à base de polymères, particulièrement la fibre de carbone, permet de réduire des 2/3 le poids du véhicule tout en assurant la protection des occupants en cas d’accident. L’«hypercar» peut rebondir sans aucun dommage lors d’une collision effectuée à une vitesse de 10 km/h.
2. Un design aérodynamique et de meilleurs pneus diminuent la résistance de l’air de 70% et le frottement de roulement de 80%. Ensemble, ces innovations peuvent sauver jusqu’au 2/3 du carburant.
3. De 30% à 50% du carburant qui reste peut être économisé par l’utilisation d’un système de propulsion hybride (électricité/carburant). Les roues peuvent être activées par des moteurs électriques dont la puissance est produite par un petit moteur à bord ou mieux, par une pile à combustible. Cette dernière technologie permettra d’utiliser la réaction de l’hydrogène (carburant principal) et de l’oxygène de l’air pour générer un courant électrique et ne rejeter que de l’eau pure et chaude.
4. Une grande partie du matériel traditionnel - de la transmission au différentiel en passant par les contrôles et certaines pièces de la suspension - peuvent être remplacés par des composantes électroniques contrôlées par des logiciels hautement intégrés, personnalisables et évolutifs.

Ensemble, ces technologies rendent possible la fabrication de véhicules de haute performance et non polluants: automobiles, véhicules à vocation utilitaire, camions légers et fourgonnettes. L’«hypercar» d’Amory Lovins peut rouler à 90 km/h avec la même quantité d’énergie qu’une Lexus utilise pour son système d’air climatisé par une belle journée chaude...

L’économie américaine n’atteint même pas 10% de l’efficacité énergétique que les lois de la physique lui permettraient. La seule énergie perdue en chaleur dans les centrales énergétiques américaines est équivalente à l’énergie totale utilisée par le Japon. Sur le plan de l’efficacité des ressources matérielles, c’est encore pire! Seulement environ 1% de tous les matériaux mobilisés par l’économie américaine est effectivement transformé en produits et encore en usage six mois après la vente. Présentement, les bouteilles de shampoing, les tubes de dentifrices, les contenants de yogourt, les boîtes de jus et autres contenants durent plus longtemps que leur contenu, soit des dizaines, voire des centaines d’années, avant d’être décomposés. La plupart des emballages (qui composent environ 50% du volume des déchets solides) pourraient être fabriqués de nutriments biologiques et donc être compostables, et les autres devraient être recyclables à 100%.

Que de belles occasions d’innover pour remédier à tout ce gaspillage! Et que d’emplois significatifs si chacun a la possibilité de mettre la main à la pâte avec les talents qui lui sont propres!


Biomimétisme

Il s'est écoulé 3,8 milliards d'années depuis la première bactérie. Pendant ce temps, la vie a appris à voler, à faire le tour du monde, à vivre dans les profondeurs des océans et au sommet des plus hautes montagnes, à fabriquer des matières miraculeuses, à éclairer la nuit, à capturer l'énergie solaire et à construire un cerveau conscient. Collectivement, les organismes ont appris à transformer les terres et les mers en un habitat propice à la vie, avec des températures constantes et des cycles qui s'écoulent en douceur. Les humains ont plus de choses à découvrir qu'à inventer, car la nature a déjà réussi à régler tous les problèmes auxquels nous nous attaquons, sans gaspiller de combustibles fossiles, sans polluer la planète et sans compromettre leur avenir. Quels meilleurs modèles pourrions-nous avoir?

Dans son livre intitulé Biomimicry, Janine Benyus a visité plusieurs centres de recherche, dans différentes disciplines, où biologistes et ingénieurs travaillent ensemble à mettre au point des produits et des procédés qui utilisent la Nature comme modèle et comment instrument de mesure. Il y a plusieurs façons de se faire l'émule de la Nature.

1. On peut d'abord imiter les grands cycles naturels, comme le font McDonough et Braungart dans leur concept de design intelligent, basé sur les métabolismes biologique et technique, qu'on a décrit plus haut.

2. On peut aussi tenter d'imiter les écosystèmes et les interrelations complexes qui les caractérisent, comme le fait l'écologie industrielle. Dans un ensemble, les êtres vivants maintiennent une stabilité dynamique, comme des danseurs qui performent des arabesques, en jonglant continuellement avec les ressources sans produire de déchets. Un bon exemple d'imitation de ces processus nous est donné par Kalundborg, une petite ville industrielle située à une centaine de kilomètres à l’ouest de Copenhague au Danemark. Dans les années 1950 s’y installent une raffinerie de pétrole et une centrale électrique. Comme toutes les centrales thermiques, celle-ci produit des quantités impressionnantes d’eau chaude, mais cette eau n’est pas rejetée dans l’environnement: elle entre dans un processus de «cogénération», c’est-à-dire de réutilisation en vue d’assurer le chauffage de divers usagers - une idée qui tend à s’imposer aujourd’hui, mais qui passait pour très avant-gardiste à l’époque. Puis d’autres partenaires industriels s’installent à Kalundborg et prennent l’habitude d’échanger entre eux les déchets de leurs activités, au point que les responsables de la zone industrielle finissent par réaliser qu’une véritable symbiose s’est instaurée entre les diverses usines du site. Celles-ci sont aujourd’hui au nombre de cinq, reliées entre elles, sur quelques centaines de mètres, par un dense réseau de pipelines permettant les échanges. Kalundborg est le prototype d’un concept apparu au début des années 1990, celui de «parc éco-industriel».

Ce système de partenariat croisé fonctionne sur le modèle de la nature: rien ne se perd, tout se transforme. Les échanges d’eau et de vapeur constituent l’élément centrale de la symbiose industrielle de Kalundborg. On dénombre dix-neuf flux d’échanges entre les partenaires. La raffinerie fournit de l’eau usée pour refroidir la centrale électrique qui vend à son tour de la vapeur à ladite raffinerie, à la ville de Kalundborg, mais aussi à une entreprise de biotechnologie pour le fonctionnement de ses fermenteurs; elle vend aussi de la vapeur à une usine de panneaux de construction et de l’eau chaude à une ferme d’aquaculture qui élève près de là des turbots. Soucieuse de désulfurer ses émissions gazeuses - l’une des principales causes de la pollution de l’air en milieu industriel -, la centrale a mis en service en 1990 une installation de désulfuration. Les gaz de combustion barbotent, avant d’être rejetés, dans un lait de chaux, ce qui donne du gypse, aussitôt transporté par camions jusqu’à l’entreprise voisine où il sert de matière première à la fabrication des panneaux de construction. Du coup, cette société a cessé d’importer du gypse naturel, jusqu’alors en provenance d’Espagne, réduisant du même coup ses charges de transport.

3. Enfin, on peut chercher à imiter une horde d'organismes vivants qui nous servent une bonne leçon d'humilité en performant nonchalamment des tours de force dont nous pouvons seulement rêver! Prenons par exemple les algues bioluminescentes qui projettent des produits chimiques les uns contre les autres pour allumer leur lanterne corporelle. Les poissons et les grenouilles arctiques qui gèlent dur et reviennent à la vie, ayant protégé leurs organes des dommages causés par la glace. Les ours noirs qui hibernent tout l'hiver sans être empoisonnés par leur urine, tandis que leurs cousins polaires restent actifs, un manteau de poils creux et transparents protégeant leur peau comme les panneaux d'une serre. Les caméléons et les seiches qui se cachent sans avoir besoin de bouger en changeant la couleur et le motif de leur peau pour se confondre instantanément avec leur environnement. Les abeilles, les tortues et les oiseaux qui naviguent sans cartes, pendant que les baleines et les pingouins plongent sans scaphandres. Toutes nos inventions sont déjà apparues dans la nature sous une forme plus élégante et à moindre coût pour la planète. Nos plus intelligentes pièces d'architecture existent déjà dans les feuilles de nénuphars et dans les pousses de bambou. Notre chauffage central et nos systèmes de climatisation sont surpassés par les tours des termites qui réussissent à maintenir, avec une énergie minimale, une température constante de 86oF. Nos radars les plus efficaces sont durs d'oreille comparés à la transmission multifréquences des chauve-souris. Et nos nouveaux matériaux intelligents n'arrivent même pas à la cheville de la peau des dauphins ou de la toile des araignées.

Comment font-ils? Comment les libellules font-elles pour surpasser nos meilleurs hélicoptères? Comment les oiseaux-mouches font-ils pour traverser le Golfe du Mexique avec moins du dixième d'une once de carburant? Comment les fourmis font-elles pour transporter l'équivalent de centaines de livres dans une chaleur torride à travers la jungle? Au bout de décennies d'études persévérantes, les biologistes et les écologistes ont découvert des points communs à tous les écosystèmes. À partir de leurs notes on peut commencer à deviner certaines lois naturelles fondamentales, certaines stratégies et certains principes:

La Nature fonctionne à l'énergie solaire.
La Nature utilise seulement l'énergie dont elle a besoin.
La Nature adapte la forme à la fonction.
La Nature recycle tout.
La Nature récompense la coopération.
La Nature capitalise sur la diversité.
La Nature recherche l'expertise locale.
La Nature ne fait pas d'excès.
La Nature utilise ses limites pour stimuler sa créativité.

Selon Janine Benyus, le biomimétisme consiste à s'immerger dans la Nature, à interviewer la flore et la faune de notre planète, à encourager les ingénieurs et les biologistes à travailler ensemble en utilisant la Nature comme modèle et comme système de référence, et à préserver la diversité et le génie de la Vie.

Interface utilise les services d'un designer d'origine britannique, David Okey, dont l'atelier est situé près d'un étang et d'un boisé naturels près d'Atlanta. Avant de concevoir un nouveau style pour les carreaux de tapis d'Interface, le designer est allé faire une promenade en forêt. C'était l'automne et le sol était jonché de feuilles multicolores qui, soulevées par le vent, tourbillonnaient dans les airs avant de retomber sur le sol en formant un tapis étonnamment semblable à celui qu'elles avaient formé avant d'être soufflées dans les airs. Okey se dit que, tel une feuille, pour qu'un carreau puisse être remplacé après quelque temps sans que l'apparence générale du tapis soit modifiée, il faudrait un motif et un mélange de couleurs aléatoires. Il s'est inspiré de la beauté du tapis de feuilles pour concevoir son nouveau modèle de carreaux de tapis qu'il a judicieusement nommé Entropy. Imaginez les avantages d'un tel design! Les installateurs peuvent poser les carreaux dans n'importe quel sens, les tailler et les juxtaposer aux autres carreaux, éliminant ainsi les retailles et, par conséquent, les pertes de temps, d'argent et de matériel. De plus, il est facile de remplacer un seul carreau, taché ou brûlé, sans changer l'apparence du tapis, même après plusieurs mois d'utilisation. Sans quoi, par souci esthétique, on aurait pu vouloir remplacer toute la surface! Voilà un bel exemple de design intelligent inspiré de la Nature...


Économie de services

Une autre façon d'être réellement éco-créatif est de cesser de concevoir les produits comme des «objets» pour les considérer comme des «services», c'est-à-dire réinventer le commerce. Ainsi, pour matérialiser le concept de «produits de services» mis de l'avant par McDonough et Braungart, Interface a mis sur pied le bail Evergreen. Qui tient vraiment à être propriétaire de fibres, de polyuréthane, de colles, de produits chimiques, etc.? Alors plutôt que de vendre ses carreaux de tapis, Interface offre d'en louer les services au propriétaire de l'immeuble. Le client ne paie pas pour les coûts d'installation et d'entretien, mais il paie un loyer mensuel pour les «services» et les «qualités» qu'il souhaite obtenir de son tapis: couleur, texture, chaleur, beauté, qualité acoustique, flexibilité, confort, propreté, sécurité et meilleure qualité de l'air intérieur. Interface fournit tous ces avantages accompagnés d'une garantie de satisfaction totale, mais reste propriétaire du tapis. Le bail stipule notamment que, à mesure que les carreaux arrivent à la fin de leur cycle de vie utile et sont remplacés, ils sont récupérés, décomposés et transformés en matière première pour fabriquer de nouveaux carreaux de tapis.

Autre exemple, au lieu de vendre des pesticides, un fabricant de produits chimiques pourrait plutôt vendre de «l’intelligence»... Les fermiers et les industries agricoles paieraient les manufacturiers de pesticides pour protéger leurs récoltes des rongeurs plutôt que pour acheter des produits chimiques dangereux qu’ils peuvent utiliser à leur discrétion. Cela reviendrait à acheter une assurance-récolte. Le manufacturier serait incité à utiliser moins de pesticides pour éviter de gaspiller des matériaux. De plus, puisqu’il serait responsable des matières dangereuses, le manufacturier serait encouragé à inventer des produits moins dangereux pour se débarasser des animaux nuisibles. Les fermiers ne sont pas intéressés à manipuler des produits chimiques dangereux; ils sont intéresser à cultiver. Les manufacturiers de produits chimiques ne sont pas intéressées à contaminer le sol, l’air et l’eau; ils sont intéressés à faire de l’argent...

Les avantages de la généralisation d’un tel système sont doubles: on élimine la création de déchets potentiellement dangereux, comme ce peut être le cas chez un manufacturier pourtant «éco-efficient», et des milliards de dollars de matériaux de valeur sont sauvés et réutilisés par les manufacturiers. Dans certains pays, comme l’Allemagne, les manufacturiers demeurent légalement propriétaires de leurs produits (par exemple les contenants de boissons gazeuses) et sont responsables d’en disposer à la fin de leur vie utile. Belle motivation pour les rendre parfaitement recyclables ou réutilisables!

Le monde des affaires serait plus profitable en offrant de meilleures solutions plutôt qu’en vendant plus de marchandises. Ainsi, l’adoption d’une économie de services réduirait considérablement la volatilité de l’économie à l’échelle mondiale. Présentement, les manufacturiers font souvent face à la famine parce que les décisions d’achats des individus et des entreprises sont extrêmement sensibles à la fluctuation de leurs revenus. Mais dans une économie basée sur le flux continu des services, ces variations seraient considérablement réduites, apportant une stabilité bienvenue dans le domaine des affaires. Les surplus d’inventaires - autre forme de gaspillage et autre source de risques - n’auraient plus besoin d’être maintenus pour faire face à un accroissement momentané de la demande. Dans le modèle de l’économie de services, un manufacturier croît et s’enrichit en utilisant moins de matériel et devient plus fort en demeurant plus petit et plus stable.



Investissement dans le capital naturel

Il est urgent de réinvestir dans la restauration, le maintien et l’accroissement de notre plus importante forme de capital - notre propre habitat naturel et les bases physiques de la productivité et de la diversité naturelles.

En 1998 seulement, le mauvais temps a déplacé 300 millions de personnes et causé plus de $90 milliards de dommages, ce qui représente plus de destruction reliée à la température que tout ce qui a été rapporté pendant toute la décennie des années 80. Les réassureurs européens essaient de diminuer les pertes dues aux tempêtes en faisant des pressions en faveur de l’adoption de politiques internationales pour protéger le climat et en investissant dans des technologies qui, tout en étant profitables, sont sans danger pour le climat.

Sans un réinvestissement immédiat dans notre capital naturel, la pénurie dans les services rendus pas la biosphère deviendra le principal facteur limitant la prospérité au cours du prochain siècle. Le monde des affaires ne réalise pas encore qu’un important réseau écologique sous-tend la survie et le succès des entreprises. L’enrichissement du capital naturel ne sert pas seulement le bien public, il est vital pour la longévité de chaque organisation.

La compagnie Interface s'est joint au programme «Trees for Travel» qui plante des arbres dans les pays tropicaux en quantité suffisante pour absorber le dioxyde de carbone (CO2) rejeté par les avions au bord desquels ses employés voyagent. (Il faut planter un arbre à chaque fois qu'un passager a voyagé 4000 milles en avion). De plus, Interface a choisi d’élargir le concept de «restauration du capital naturel» en se donnant la mission de sensibiliser ses partenaires et tout le monde des affaires à la cause de l’environnement. Un peu partout dans le monde Interface organise ou encourage des activités destinées à sensibiliser les membres des différentes communautés, notamment les enfants, à la protection de notre planète et à l'importance du développement durable. Ainsi, en Irlande du Nord, Interface a lancé un concours pour inciter les étudiants du secondaire à soumettre des projets environnementaux. Les gagnants reçoivent le financement nécessaire pour poursuivre leur travail. Pour assumer la responsabilité des plans d'eau qui longent leur propriété, Prince Street et Interface AR ont joint les programmes locaux «Adopt-a-Stream» (Adoptez un cours d'eau). Les employés et les élèves des écoles locales sont encouragés à restaurer et à surveiller la santé des cours d'eau. À l’usine de Belleville, on a mis sur pied un programme résidentiel d'économie d'énergie destiné aux employés. Interface paie les services de conseillers professionnels pour l'évaluation énergétique des maisons, et offre jusqu'à 30$ pour l'installation d'économiseurs d'eau et d'énergie. Par ailleurs, en 1998, Interface Canada a fourni et participé à la plantation d’au-delà de 5000 arbres sur le territoire canadien, notamment dans les régions affectées par la tempête de verglas. En avril 1997, Interface a tenu sa toute première réunion mondiale à Maui, Hawaii. À cette occasion, une fondation sans but lucratif, le Ho'okupu Trust, a été mise sur pied pour venir en aide aux enfants autochtones (les premiers 200 000$ ont été donnés par Interface et les participants à la rencontre).


L'importance de mesurer les progrès

Ce qui est mesuré a tendance à être mieux géré. Malheureusement, on a une culture de mesure «en aval». On mesure, par exemple, les émissions, le niveau de pollution et les tonnes de déchets dangereux produits. On mesure aussi le degré de conformité aux lois et on compare aux statistiques. Les indicateurs de performance environnementale privilégiés par The Natural Step mettent plutôt l'accent sur la durabilité et sur les évaluations de rentabilité. Ils utilisent une approche systémique qui tient compte du capital naturel et des services écosystémiques, du cycle de vie complet des produits et de leur «empreinte écologique», mais aussi des objectifs économiques de notre société.

Le département de recherche et développement d'Interface, Interface Research Corporation (IRC), a mis au point le programme EcoSense qui fournit des indicateurs pour la mesure des progrès. Chaque étape du processus manufacturier est examinée, depuis les achats jusqu'à la distribution du produit. Chaque opération est analysée et évaluée sur la base de la qualité du produit, de l'efficacité des procédés et de son impact environnemental. L'estimation de l'impact écologique de toutes les activités d'Interface tient compte du flux de matériaux et d'énergie, des rejets dans l'air et dans l'eau, du recyclage, etc. Chaque paramètre a été évalué et l'ensemble de ces mesures, regroupées sous le nom d'EcoMetrics, constitue les valeurs de base à partir desquelles les progrès sont mesurés.

On se trompe quand on considère que les priorités économiques, écologiques et sociales sont en compétition. Les meilleures solutions ne sont pas basées sur l’équilibre entre ces objectifs mais sur leur intégration et la bonne chose à faire peut être aussi la plus profitable, comme le démontre l'exemple d'Interface. Son slogan est Doing well by doing good, car une entreprise publique ne doit pas seulement agir de façon responsable, elle doit aussi constituer une valeur pour ses actionnaires.


Une économie pratiquant le «capitalisme naturel», le «biomimétisme» et le «design intelligent» pourrait libérer des ressources, créer des emplois stimulants, réduire l’impôt des particuliers, mieux distribuer la richesse et commencer à restaurer l’environnement.

Je rêve d'une Révolution tranquille qui allierait conscience économique, prudence environnementale, équité sociale et génie humain. Je rêve qu'à tous les niveaux de gouvernement on reconnaisse les principes fondamentaux mis de l'avant par The Natural Step et qu'on adopte sa démarche «pas à pas avec la Nature».

Je rêve d'une Révolution tranquille... et attentive. Attentive aux leçons de la Nature. Attentive aux esprits novateurs qui nous montrent le chemin. Et surtout, attentive à la bonté, à l'intelligence et à la créativité des millions de Québécoises et de Québécois qui ne demandent qu'à participer à l'avènement d'un monde meilleur...

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Bibliographie

1. Paul Hawken, Amory Lovins et L. Hunter Lovins
Natural Capitalism
Little, Brown & Company, 1999
396 pages

2. Karl-Henrik Robèrt
The Natural Step Story
New Society Publishers, BC, 2002
275 pages

3. Ray C. Anderson
Mid-Course Correction
The Peregrinzilla Press, Atlanta, 1998
208 pages

4. William McDonough et Michael Braungart
Cradle to Cradle
North Point Press, New York, 2002
195 pages

5. Janine M. Benyus
Biomimicry
First Quill Edition, New York, 1998
308 pages

6. Mathis Wackernagel et William Rees
Notre empreinte écologique
Écosociété, Montréal, 1999
208 pages

7. Gretchen C. Daily et Katherine Ellison
The New Economy of Nature
Island Press, Washington, 2002
260 pages



Vous pourrez aussi lire dans L’Agora:

sur l’exemple d’Interface: Vol.6, no1, p.20 (1998)

sur la résilience des écosystèmes: Vol. 7, no.1, p.18 (1999)

sur l’architecte William McDonough: Vol.7, no.2, p.29 (2000)

sur le biomimétisme: Vol. 8, no.3, p.11 (2001) et Vol.9, no.2, p.23 (2002)


Revues

1. Time, 26 août 2002
Green Century, pp. 29-73

2. Harvard Business Review, vol. 75, no 1, janvier/février 1997
Growth Through Global Sustainability, pp. 78-88

3. Harvard Business Review, vol. 77, no 3, mai/juin 1999
A Road Map for Natural Capitalism, pp. 145-158

4. Harvard Business Review, vol. 78, no 4, juillet/août 2000
What Every Executive Needs to Know About Global Warming, pp. 128-135

5. MIT Sloan Management Review, vol. 42, no 2, Hiver 2001
Innovating Our Way to the Next Industrial Revolution, pp. 24-38

6. Money Does Grow on Trees
Document interne de PricewaterhouseCoopers, juin 2000

7. Alternatives économiques, no 170, mai 1999
Comment produire sans détruire, pp. 22-31

8. Innovations in Management, Pegasus Communications Inc.
The Natural Step par Karl-Henrik Robèrt

9. green@work, mars/avril 2002
The Anatomy of a Transformation, pp. 57-60

10. Timeline, no 59, septembre/octobre 2001
The End of Our War Against the Earth, pp. 1-8

11. Canadian Business, 3 avril 2000
Pure Profit, pp. 70-76

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