Sur Jean Duns Scot
Louis Valcke aborde ici, avec un grand sens pédagogique, certains aspects de la pensée du philosophe Jean Duns Scot. Il le fait dans le cadre d'un échange épistolaire avec Jean Claude Milot. La lettre de L.V. est datée du 5 juin 2001.
Le problème que vous abordez par le biais de Scot est de grande importance historique. Comme vous le voyez par les quelques tirés-a-part que vous trouverez ici, je l'ai, quant à moi, abordé à partir de Jean Pic de la Mirandole (1463-1494), et ce n'est donc que bien indirectement que je connais Duns Scot. J’en ai lu quelques pages au temps lointain de mes études, ainsi que le livre D’Ét. Gilson: Jean Duns Scot, Introduction à ses positions fondamentales, Vrin, 1952, qui m'a toujours paru fort bien fait. Par contre, je ne connais pas le livre de Boulnois à ce sujet. Je vous envoie un tiré-à-part de la critique que j'ai écrite pour Dialogue. Comme vous le verrez, je parle de son Pic de la Mirandole, mais pas de son Scot. De même, je ne connais pas le manuel de Maritain dont vous parlez, mais il m'intéresse. Je suppose qu'il doit se trouver à la bibliothèque, et je vais tirer une photocopie au moins de la page 136. Scot est réputé «volontariste»: pour lui, dans l'acte libre, c'est la volonté, non l'intellect, qui joue le premier rôle. Maritain semble dire quelque chose de similaire dans sa page 136, (je cite votre lettre): «la liberté a une importance plus formelle que la conformité à la raison». Et Boulnois va, me semble-t-il, dans le même sens lorsqu’il parle (p. 136) de «l’autodétermination de la volonté par la liberté» - ce qui, cependant, me paraît contredire son autre affirmation que, selon Scot «tout désir (serait) modulé par la raison». Pour juger de cette affirmation, il faudrait évidemment la replacer dans son contexte.
Le problème que pose Pic, et bien d’autres, est de savoir où est le «siège» de la liberté humaine? Est-ce dans la volonté? Ou est-ce dans l'intellect?
En général, la philosophie grecque faisait dépendre la liberté de l'intellect, en ce sens que, lorsque l’intellect, après délibération, découvre que, dans tel cas concret, le bien consiste à poser tel acte ou à éviter tel autre, la volonté ne peut que se soumettre à l’intelligence, et à exécuter ce que l'intelligence lui dicte. Platon était convaincu qu'il suffirait, dans la République, de montrer le bien-fondé des lois, pour que les citoyens la suivent. En d'autres mots, ou à la limite, il n'y a pas de mal moral, il n'y a que des erreurs ou des manques de compréhension. C'est la position de l'«intellectualisme socratique».
Cette conception, du moins si elle est poussée à l'extrême, est incompatible avec la pensée biblique, car elle rendrait le péché impossible: comment un «intellectualiste radical» pourrait-il choisir de faire ce qu'il sait et comprend être mal?
S. Thomas connaissait et admirait la pensée grecque: d'où, chez lui, un incontestable penchant vers l'intellectualisme, en ce domaine, comme en d'autres. Comme le dit Maritain, pour S. Thomas, la moralité d'un acte dépend de sa conformité à la raison: donc, le guide premier est la raison, que doit suivre la volonté, ce que Scot refusera d'admettre.
Historiquement, l'intellectualisme grec sera développé à outrance dans la tradition arabe, et transmis en Occident par Averroès, provoquant chez certains, que l'on nomme les «averroïstes latins» ou les «aristotéliciens radicaux», un courant radicalement intellectualiste, aboutissant en pratique a une négation de la liberté, la volonté étant totalement dépendante de l'intellect. Cet averroïsme s'était particulièrement implanté en la faculté des arts de la Sorbonne, avec, p. ex., Siger de Brabant et Boèce de Dacie.
D'où la réaction d'Étienne Tempier, évêque de Paris et chancelier de l'université, qui, le 7 mars l277, fit condamner une série de 219 thèses dites «averroistes». Certains, depuis lors jusqu'à aujourd'hui, ont pensé et pensent encore que S. Thomas fut la cible au moins indirecte de cette condamnation; il est en effet possible de retrouver parmi les articles condamnés, des thèses fort proches de celles de S. Thomas.
Duns Scot a été formé à Paris dans les années qui suivirent la condamnation. Il la prend très au sérieux et développe sa philosophie dans son esprit, et donc souvent contre S. Thomas. Pour Thomas, même si elle est l'ancilla theologiae, la philosophie a ses droits propres et le philosophe a pleine liberté dans son champ propre. Pour Scot, au contraire, la philosophie est «païenne», et la foi doit donc être le guide ultime pour tout ce qui concerne notre discours sur Dieu, sa liberté, la création, le destin ultime de l'être humain etc.: Scot est fidéiste, et inévitablement aussi volontariste.
Pic fait dire à Fr. de Meyronnes, disciple fidèle de Scot: «En présence d'un bien désirable, la Volonté peut ne pas tendre vers lui», ce qui est du volontarisme pur.
La réaction anti-intellectualiste, initiée par Scot, aura d'énorme répercussion. A Paris, au XVième siècle, le scotisme (et, pour les mêmes raisons, l'ockhamisme) sera de loin la tendance dominante, alors que le thomisme sera en nette régression. La tendance fidéiste et volontariste formera ce qui sera appelé la «via moderna», face à la «via antiqua» de Thomas d'Aquin. Or, a son insu, cette «via moderna» ouvrira la voie à la Réforme: Luther sera fidéiste et volontariste, et ce volontarisme se traduira dans les pays protestants par un renouveau politique, selon lequel il doit être possible, si on le veut vraiment, de changer le monde... Aujourd'hui encore, l'opposition politique entre «la gauche» et «la droite» est du même ordre. Cette controverse scolastique, réservée apparemment aux seuls initiés, aura donc des conséquences inattendues et très importantes. Léo Moulin a écrit un petit livre fort bien fait sur le sujet, au titre significatif: La gauche, la droite et le péché originel, Paris, Librairies des Méridiens. (Il s'agit d'une série d'essais; seul, le premier donne son titre au livre).
Pic, qui a été influencé par l'averroïsme, réagit contre la tendance de la «via moderna», et devient, par rapport à son époque, plus conservateur que Thomas sur cette question. Sa position intellectualiste ressort clairement de sa dix-huitième «Conclusion théologique». Vous en trouverez un développement dans mon article dans «Le contrôle des idées à la Renaissance» p. 66-68.
Les autres articles que vous trouverez ici traitent plus ou moins de la même question.
Un autre livre extrêmement bien fait sur la question: Fr.-X. Putallas, Insolente liberté. Controverses et condamnations au XIIIe siècle, Fribourg, Éd. universtaires; Paris, Cerf, 1995.
Voilà un tour d'horizon rapide, mais qui s’éloígne sans doute quelque peu de Scot...