Voltaire et Rousseau

Elme-Marie Caro
C'est vers 1756 que le premier malentendu grave éclata entre Voltaire et Rousseau. Jusque-là une sorte de neutralité avait régné entre eux, non sans une certaine déférence d'un côté et mème avec une certaine sympathie de l'autre. Voltaire, dès le commencement, avait éprouvé quelque attrait pour cet esprit inquiet, excessif, mais où il sentait la puissance et la flamme. «On m'a fort alarmé sur la santé de M. Rousseau, écrivait-il à d'Alembert, le 9 décembre 1755; je voudrais bien en savoir des nouvelles.» Rousseau, de son côté, tant qu'il avait été obscur, tant qu'il avait ignoré son génie et sa force, reconnaissait de bonne grâce la royauté intellectuelle de Voltaire. Il avait assisté les «larmes aux yeux, la poitrine haletante, presque suffoquant», à la tragédie d'Alzire. Mais, à mesure que sa réputation monte, que ses fameux Discours répandent son nom avec ses paradoxes dans le public, qu'il sent venir à lui l'influence et mille échos répondre à sa voix, il se mesure en pensée avec Voltaire de qui tout le sépare, les idées et le genre de talent, la naissance et le rang social; il s'étonne que ce soit ce rival (rival encore imaginaire) qui prenne sa place dans sa propre patrie. Une pointe de jalousie, presque indéfinissable d'abord, stimule cette susceptibilité maladive. Ce qu'il ne pardonnera pas à Voltaire, c'est l'accueil que le familier des rois a trouvé auprès de ses compatriotes républicains. On dirait qu'il a charge d'âmes; il se donne je ne sais quelle mission de veiller sur les mœurs et les vertus de ses concitoyens. Il s'irrite de voir cet étranger, ce bel esprit, ce courtisan sceptique s'établir sur les bords du lac Léman, régner dans cette ville de Genève où il a lui-même si peu d'amis, où son talent, applaudi ailleurs, et qui devrait être là un sujet d'orgueil national, ne domine pas encore les hostilités persistantes, les préjugés de naissance, les fâcheux souvenirs. Cette diversité d'accueil et de bienvenue l'exaspère. Il saisira toutes les occasions d'en faire sentir le scandale à l'Europe qui regarde, à Paris qui juge, à sa propre patrie ingrate qui préfère être corrompue par ce brillant Voltaire plutôt que d'être éclairée et guidée par un austère moraliste, son fils méconnu. C'est dans ce sentiment de jalousie inquiète qu'il faut chercher la première et la plus simple explication des dissensions qui vont éclater.

Une partie du clergé calviniste de Genève avait deviné ces dispositions, ou les avait connues par quelques-unes de ces confidences que l'orgueil de Rousseau semait à tous les vents. On résolut d'en profiter à la première occasion. C'était une bonne fortune d'avoir sous la main un adversaire de cette force à lancer contre le hardi railleur, dont la propagande effrayait plus d'une conscience parmi les protestants zélés. Cette occasion s'offrit avec le poème sur le Désastre de Lisbonne. Le pasteur Roustan envoie le poème à Rousseau, aussitôt qu'il a paru, et l'encourage à entrer en lice contre la thèse du poète qui se mêle de métaphysique et semble prendre parti contre la Providence. Rousseau saisit sa plume de combat et adresse à Voltaire une lettre remarquable, où les objections se produisent avec une éloquence pressée et nerveuse, qui ne manqua pas de mettre Voltaire dans un assez grand embarras. C'était le premier acte de Rousseau dans ce rôle de redresseur de torts métaphysiques, de moraliste incorruptible et de justicier religieux, qu'il va prendre jusqu'à la fin vis-à-vis de Voltaire et qui lui attirera de si rudes représailles. Pour le moment Voltaire décline le combat en mettant en avant des raisons de santé, qui ne manquaient jamais à l'habile athlète, quand l'heure de la lutte ne lui semblait pas venue, ou que l'occasion lui paraissait mal choisie. Rien d'ailleurs, en cette première passe d'armes offerte par l'un, déclinée par l'autre; mien d'irréparable. La lettre de Rousseau était tenue pour secrète, et malgré la dissidence des doctrines et la vivacité des objections qu'elle contenait, les termes en étaient des plus convenables et même respectueux. Malgré cela, il y avait quelque chose d'irrévocablement changé dans les relations entre les deux écrivains. On n'en' était plus à la sympathie des premiers jours. On en était à la période diplomatique, à l'échange des notes cérémonieuses, où la courtoisie presque affectueuse des termes cache mal une mésintelligence qui s'aggrave, une haine qui se prépare, la guerre enfin, qui n'attend plus qu'un signal et ne dépend plus que d'un hasard.

Ces sortes de hasards ne manquent jamais, quand on les désire. Une nouvelle occasion s'offrit bientôt pour Rousseau d'engager le fer avec le solitaire des Délices; mais cette fois encore il ne combattit qu'en mesurant ses coups et sans rompre à fond. Ce fut dans la fameuse lettre sur l'article Genève, où il prend à partie Voltaire, pour l'entreprise qu'il tente de faire goûter le théâtre dans la patrie de Rousseau.. Il a soin d'ajouter, il est vrai, que, si quelque exception pouvait être faite au système d'exclusion qu'il recommande, ce serait en faveur de tragédies telles que Mahomet et la Mort de César. Aussi le poète, si choqué qu'il puisse être de ce rigorisme déclamatoire et de cette affectation d'austérité, n'éclate pas en public; mais il offre à sa colère comprimée et à son bon goût offensé de larges compensations, quand il cause à cœur ouvert avec ses amis. Il écrit à d'Alembert: «Vous avez daigné accabler ce fou de Jean-Jacques par des raisons, et moi je fais comme celui qui, pour toute réponse à des arguments contre le mouvement, se mit à marcher. Jean-Jacques démontre qu'un théâtre ne peut convenir à Genève, et moi j'en bâtis.» Il reviendra souvent sur cette sotte affaire et l'on sent que la blessure est encore au vif. Il écrira à Hume, six ans après: «Cette lettre, de la part d'un homme qui venait de donner à Paris un grave opéra et une comédie, n'était pas cependant datée des Petites-Maisons. Je , n'y fis point de réponse, comme vous le croyez bien, et je priai M. Tronchin, le médecin, de vouloir bien lui envoyer une ordonnance pour cette maladie.» Et la note gaie reprenant le dessus, il ajoute: «M. Tronchin me répondit que, puisqu'il ne pouvait pas me guérir de la manie de faire encore des pièces de théâtre à mon âge, il désespérait de guérir Jean Jacques. Nous restâmes l'un et l'autre fort malades, chacun de notre côté.»

Mais à peine cet incident de l'article Genève est-il clos, pacifiquement en apparence, qu'un autre bien plus grave par ses conséquences, et cette fois irréparable, s'émeut entre les deux auteurs, désormais en défiance et sur leurs gardes. Ce fut comme un contrecoup inattendu de la lettre de Rousseau sur le poème du Désastre de Lisbonne. Cette lettre n'avait pas été écrite pour être imprimée; mais Rousseau n'aurait pas été fâçhé de la donner au public, et Voltaire, à qui l'autorisation fut demandée, l'avait formellement refusée. Tout à coup, on apprend qu'elle vient de paraître dans le journal du Prussien Formey, «un effronté pillard». Grand émoi de Voltaire. Rousseau sent la convenance et même la nécessité d'une justification. Il écrit une seconde lettre pour se défendre de ce qui serait un mauvais procédé. Il a, il est vrai, communiqué sa lettre à trois personnes, auxquelles les droits de l'amitié ne lui avaient point permis d'en refuser communication. L'infidélité ne pouvait provenir que de l'une d'elles ou de M. de Voltaire lui-même, ce qui n'était guère vraisemblable.

Au fond, rien de plus simple que le fait de cette publication, et de pareils traits n'étaient pour surprendre personne au dix-huitième siècle, Voltaire moins que personne. C'est le siècle par excellence des indiscrétions et de la publicité à outrance. Il y a, parmi les innombrables correspondants des petites cours allemandes, et dans tous les centres de la librairie interlope, fixés sur les frontières de France, en Suisse et .jusqu'en Hollande, des milliers d'échos tout préparés pour recueillir et grossir chaque rumeur qui s'élève, le vrai et le faux, l'événement d'hier, celui du jour, surtout celui de demain; c'est par centaines que l'on compterait les presses clandestines qui avivent de larcins faits à l'intimité des grands écrivains. Les copies complètes ou non, plus ou moins fidèles, de tout ce qui s'écrit ou se dit, passent de mains en mains,. s'altèrent plus ou moins, comme la monnaie dont une circulation excessive use le métal et ternit l'effigie. Voltaire surtout, qui avait tant et si souvent profité de ces industries secrètes et de la librairie aux aguets des feuilles volantes, Voltaire, s'il n'avait été personnellement en cause, s'il n'eût été heureux de prendre Rousseau en faute, n'aurait pas dû s'étonner d'une aventure pareille. La réponse de Rousseau eût été bien aisée sur ce point. Il aurait pu plaisanter; il aime mieux s'indigner; au lieu d'être fin, il est éloquent; au lieu de rire, il récrimine; il va tout perdre, pour n'avoir pu résister à la tentation d'une belle tirade. On la connaît
«Je ne vous aime point, Monsieur; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être les plus sensibles, à moi, votre disciple et votre enthousiaste. Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu; vous avez aliéné de moi mes concitoyens, pour le prix des applaudissements que je vous ai prodigués parmi eux: c'est vous qui me rendez le séjour de mon pays insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants, et jeté, pour tout honneur, dans une voirie, tandis que tous les honneurs qu'un homme peut attendre vous accompagneront dans mon pays. Je vous hais enfin, puisque vous l'avez voulu; mais je vous hais en homme encore plus digne de vous aimer, si vous l'aviez voulu. De tous les sentiments dont mon cœur était pénétré pour vous, il n'y reste que l'admiration qu'on ne peut refuser à votre beau génie, et l'amour de vos écrits. Si je ne puis honorer en vous que vos talents, ce n'est pas ma faute. Je ne manquerai jamais au respect qui leur est dû, ni aux procédés que ce respect exige. Adieu, Monsieur.» (17 juin 1760)

Cette fois, le coup avait porté. Ce qu'il y a de piquant, c'est que Rousseau en fut surpris. Dans ses Confessions, il s'étonne que Voltaire ne lui ait pas répondu, et il ajoute que, «pour mettre sa brutalité plus à l'aise, il fit semblant d'être irrité jusqu'à la fureur». Plaisante réflexion! Comme si Rousseau avait écrit cette lettre pour plaire à Voltaire! Quoi qu'il en soit, Rousseau avait laissé éclater au grand jour le secret qui déchirait son cœur, cette jalousie inguérissable contre Voltaire, l'universel charmeur, contre Voltaire qui tenait sous son empire même les rigoristes et les zélés, et qui par sa présence condamnait à une sorte d'exil le plus éloquent des fils de Genève. Voilà la plaie sanglante que l'on montre enfin: «C'est vous qui me rendez le séjour de mon paye insupportable; c'est vous qui me ferez mourir en terre étrangère, privé de toutes les consolations des mourants et jeté dans une voirie, tandis que tous les honneurs vous accompagneront dans mon pays.» Mon pays! voilà le cri de la passion jalouse. Au pasteur Vernes qui le rappelait dans sa ville natale: «Que deviendrais-je, écrit-il, au milieu de vous, à présent que vous avez un maître en plaisanteries qui vous instruit si bien! Vous me trouveriez fort ridicule, et moi je vous trouverais fort jolis: nous aurions grand peine à nous accorder ensemble.» (14 juin 1759) À Noultou qui avait osé prononcer dans une de ses lettres le nom abhorré il répond par ces mots empreints d'une sorte de délire: «Vous me parlez de ce Voltaire? Pourquoi le nom de ce baladin souille-t-il vos lettres? Le malheureux a perdu ma patrie; je le haïrais davantage, si je le méprisais moins. Je ne vois dans ses grands talents qu'un opprobre de plus, qui le déshonore par l'indigne usage qu'il en fait. Ô Genevois! il vous paie bien de l'asile que vous lui avez donné, il ne savait plus où aller faire du mal, vous serez ses dernières victimes.» (29 janvier 1760)

C'est de la frénésie. Rousseau ne peut souffrir que Voltaire règne dans sa patrie. Qu'à cette raison principale se soient ajoutées plusieurs autres raisons incidentes ou accessoires qui aggravèrent les rancunes de Rousseau au point de lui ôter tout bon sens et tout sang-froid, cela est très vraisemblable. Quelques sarcasmes terribles de Voltaire, causant avec des Genevois, quelque mordante plaisanterie contre leur compatriote, improvisée en un jour de verve, répétée en riant par des convives de bonne humeur, en voilà assez pour soulever dans cette âme des transports de fureur. Jusque-là Rousseau est, publiquement au moins, dans son tort. Il a donné le premier, avec un éclat inutile, le signal de la rupture. Voltaire a raison de parler de lui comme d'un malade: «J'ai reçu une grande lettre de Jean-Jacques Rousseau, écrit-il à Thiériot; il est devenu tout à fait fou, c'est dommage.» (23 juin 1760) Puis, quand apparaît la Nouvelle Héloïse au milieu d'un engouement et d'une ivresse invraisemblables, surtout dans la haute société et parmi les femmes, Voltaire, que tout ce bruit devait. singulièrement agacer et qui d'ailleurs n'avait aucun goût pour la littérature mélancolique, se contente d'écrire d'abord: «Point de roman de Jean-Jacques, s'il vous plaît; je l'ai lu pour mon malheur, et c'eût été pour le sien, si j'avais le temps de dire ce que je pense de cet impertinent ouvrage. Mais un cultivateur, un maçon, et le précepteur de Mlle Corneille, et le vengeur d'une famille accablée par les prêtres, n'a pas le temps de parler de romans.» (21 janvier 1761) Voltaire est dans son droit de parler ainsi. Il ne devait plus de bienveillance à Rousseau, il ne lui devait que la justice. Or, en matière littéraire, la justice n'a rien d'absolu. Elle dépend beaucoup du goût de chacun, et le goût de Voltaire n'était pas pour ce genre d'ouvrages et d'esprits qui lui semblaient chimériques et tourmentés. Mais là où Voltaire dépasse son droit et viole l'équité, c'est dans les évènements qui suivent cette fière déclaration et dans sa manière de se venger de la folie de Jean-Jacques.

À l'heure même où le vengeur des Calas déclarait à Thieriot «qu'il n'a pas le temps de parler de romans» et lui donnait charge de le dire à Paris, Voltaire de sa plume la moins sérieuse écrivait quatre Lettres sur la Nouvelle Héloïse ou Aloisia. La première paraissait sous la signature méprisée du marquis de Ximénès, qui avait obtenu peut-être à ce prix son pardon de Voltaire qu'il avait gravemént offensé quelques années auparavant et même un peu volé. Pour ses amis intimes, Voltaire sait bien qu'ils ne s'y tromperont pas: l'essentiel, c'est que le public idolâtre de Rousseau et Rousseau lui-même ne sachent pas d'où vient le coup et qu'on puisse, à l'occasion, le désavouer. «Tenez, écrivait-il à d'Argental, voilà encore des Lettres sur le roman de Jean-Jacques; mandez-moi qui les a faites, ô mes anges! qui avez le nez fin.» (16 février 1761) Et en même temps, avec une candeur effrontée, il écrivait pour la galerie: «Je n'ai point fait de réponse à sa lettre; M. de Ximénès a répondu pour moi et a écrasé son misérable roman. Si Rousseau avait été un homme raisonnable à qui on ne pût reprocher qu'un mauvais livre, il n'aurait pas été traité ainsi.» (19 mars 1761)

Toutes les armes lui étaient bonnes, pourvu qu'on ne reconnût pas sa main. On colportait alors autour du lac de Genève une complainte en cinquante-sept couplets sur les amours de Saint-Preux et de Julie. Elle avait été chantée d'abord à Ferney par Voltaire lui-même, à qui une tradition authentique attribue tout dans cette œuvre assez plate, paroles et musique. Assurément le cas n'est pas pendable et nous ne blâmons pas Voltaire plus qu'il ne faut d'avoir chansonné Julie non plus que de s'être si souvent moqué dans sa Correspondance «des baisers âcres de la nouvelle Héloïse, de son faux germe et de son doux ami». Ce qui est intolérable, c'est l'attaque sous le masque, les lettres signées par Ximénes. Et plusieurs fois la même tactique recommencera contre Jean-Jacques que l'on plaint, à qui l'on pardonne même dans les lettres publiques, à qui l'on offre un asile et que l'on bafoue sous un faux nom. Ici, par comparaison, Rousseau se relève. Ses coups sont d'un insensé peut-être, mais ils sont droits, ils frappent haut et en face. En peut-on dire autant de son trop habile adversaire? — On répondra que c'étaient les mœurs littéraires du temps. Qui les a créées, ces mœurs, sinon Voltaire? Qui pouvait les corriger, sinon lui? Qui les a autorisées par un illustre et déplorable exemple? En élevant le pamphlet anonyme ou pseudonyme jusqu'à la plus haute personnalité du siècle, Voltaire a fait une triste école. C'est par là surtout qu'il a laissé après lui d'innombrables disciples. Il est plus aisé d'imiter cette tactique, d'attaquer des réputations dans l'ombre, d'écrire des pages cyniques que l'on désavouera impunément, de tenir un rôle officiel et public avec dignité et un autre rôle clandestin consacré à la satisfaction de ses rancunes, que d'écrire une belle tragédie ou un éloquent plaidoyer sur la tolérance. Ces procédés, quoi qu'on en dise, étaient déplorables au dix-huitième siècle, tout comme ils le seraient aujourd'hui. On ne peut prendre son parti de voir changer la plume qui écrivit Mérope ou le Siècle de Louis XIV contre la batte d'un arlequin masqué ou le poignard d'un Scaramouche. Et si l'on nous trouvait trop sévères, nous nous excuserions en empruntant ces belles paroles à Voltaire lui-même «Il est vrai que malgré mon âge et mes maladies je suis très gai, quand il ne s'agit que de sottises de littérature ou de prose ampoulée, mais on doit être très sérieux sur les procédés, sur l'honneur et sur les devoirs de la vie.» (Lettre à M. de Pezay, 5 janvier 1767). Plaçons en contraste avec ces nobles sentiments ce fragment d'une lettre à Helvétius: «Il ne faut jamais rien donner sous son nom. Je n'ai jamais fait la Pucelle. Maître Joly de Fleury aura beau faire un réquisitoire, je lui dirai qu'il est un calomniateur, que c'est lui qui a fait la Pucelle qu'il veut mettre sur mon compte.» (13 août 1764)

II


La plus triste querelle qui éclata entre Rousseau et Voltaire fut à l'occasion de la sentence portée contre l'Émile et le Contrat social, et des troubles qui s'ensuivirent, dans la petite république de 1764 à 1766 environ. On sait qu'il y eut alors une véritable persécution organisée par le parlement de Paris et continuée par le Conseil de Genève. Décrété de prise de corps à Paris, réfugié à Motiers-Travers dans la principauté de Neuchâtel, Rousseau y vécut en se cachant avec ostentation sous le costume d'un Arménien. Tant et de si dures épreuves avaient ébranlé cette faible tête qui contenait avec peine un si puissant esprit. La sentence de Genève surtout l'exaspéra, et dans son exaltation il crut reconnaître encore à la rudesse du coup la main implacable de Voltaire. Il se trompait pourtant. Il n'avait fallu que la première nouvelle de la persécution pour faire oublier à Voltaire tous ses griefs, et pour exalter sa sensibilité prompte à embrasser la cause des victimes. Un témoin digne de foi, M. de Végobre, déjeunait à Ferney lorsqu'on apporta les papiers publics de Paris qui racontaient et l'arrêt du parlement et le décret de prise de corps, et la fuite de Jean-Jacques. «Voltaire n'y tint plus, il se mit à fondre en larmes, et de ce ton de voix moitié solennel, moitié sépulcral, qui lui était propre, il s'écria à diverses reprises: Qu'il vienne! qu'il vienne Je le recevrai à bras ouverts: il sera ici plus maître que moi, je le traiterai comme mon propre fils!» Le prince de Ligne, qui était de ce déjeuner, raconte la même scène, en l'arrangeant un peu. Wagnière, de son côté, assure que son maître fit transcrire jusqu'à sept copies de la lettre qu'il adressait au fugitif, et qui partirent dans diverses directions, à cause de l'incertitude où l'on était de son asile. Il est donc bien établi que la persécution du parlement rendait Rousseau inviolable et sacré à Voltaire, qui écrivait quelque temps après, avec l'accent de la sincérité, à M. Lullin, secrétaire d'État de Genève: «Je ne suis point ami de M. Rousseau, je dis hautement ce que je pense sur le bien et sur le mal de ses ouvrages; mais, si j'avais fait le plus petit tort à sa personne, si j'avais servi à opprimer un homme de lettres, je me croirais trop coupable.» (5 juillet 1766) Encore une fois, il est impossible d'admettre la fable d'après laquelle Voltaire aurait été l'instigateur des sévérités du Conseil de Genève, et Voltaire calomnié a cette fois raison de s'écrier: «Rousseau est un grand fou et un bien méchant fou, d'avoir voulu faire accroire que j'avais assez de crédit pour le persécuter, et que j'avais abusé de ce prétendu crédit. Il s'est imaginé, ajoute-t-il, que je devais lui faire du mal, parce qu'il avait voulu m'en faire, et peut-être parce qu'il lui était revenu que je trouvais son Héloïse pitoyable, son Contrat social très insocial, et que je n'estimais que son Vicaire savoyard dans son Émile: il n'en faut pas davantage dans un auteur pour être attaqué d'un violent accès de rage.» (24 janvier 1766) Ici encore, il faut bien en convenir, Rousseau eut le premier tort d'une agression étourdie et violente. Il en eut un second, bien plus grave et cette fois inexpiable, dans la cinquième des Lettres écrites de la Montagne, , poursuivant sa fatale erreur sur la délation de Voltaire, il se fait délateur à son tour. Déplorable querelle, en vérité, et dont rien ne pourrait nous consoler, si ce n'est la perfection de ce morceau célèbre et la grâce de l'ironie qui l'anime, plus légère qu'elle n'est d'ordinaire sous la plume de Jean-Jacques, vraiment comparable cette fois à celle de Voltaire que l'on fait parler et que l'on croit entendre.
Ces messieurs du grand Conseil voient si souvent M. de Voltaire; comment ne leur a-t-il pas inspiré cet esprit de tolérance qu'il prêche sans cesse, et dont il a quelquefois besoin! S'ils l'eussent un peu consulté dans cette affaire, il me paraît qu'il eût pu leur parler à peu près ainsi: «Messieurs, ce ne sont point les raisonneurs qui font du mal, ce sont les cafards. La philosophie peut aller son train sans risque, le peuple ne l'entend pas ou la laisse dire, et lui rend tout le dédain qu'elle a pour lui. Raisonner est de toutes les folies des hommes celle qui nuit le moins au genre humain.... Je ne raisonne pas, moi, cela est vrai, mais d'autres raisonnent: quel mal en arrive-t-il?... Moi-même, enfin, si je ne raisonne pas, je fais mieux, je fais raisonner mes lecteurs. Voyez mon chapitre des Juifs; voyez le même chapitre plus développé dans le Sermon des Cinquante; il y a là du raisonnement, ou l'équivalent, je pense. Vous conviendrez aussi qu'il y a peu de détour, et quelque chose de plus que des traits épars et indiscrets. Nous avons arrangé que mon crédit à la cour et ma toute-puissance prétendue vous serviraient de prétexte pour laisser courir en paix les jeux badins de mes vieux ans: cela est bon; mais ne brûlez pas pour cela des écrits plus graves, car alors cela serait trop choquant. J'ai tant prêché la tolérance! Il ne faut pas toujours l'exiger des autres, et n'en jamais user avec eux. Ce pauvre homme croit en Dieu, passons-lui cela, il ne fera pas secte: il est ennuyeux, tous les raisonneurs le sont. Nous ne mettrons pas celui-ci de nos soupers; du reste que nous importe? Si l'on brûlait tous les livres ennuyeux, il faudrait faire un bûcher du pays. Croyez-moi, laissons raisonner ceux qui nous laissent plaisanter, ne brûlons ni gens ni livres, et restons en paix, c'est mon avis.» Voilà, selon moi, ce qu'eût pu dire d'un meilleur ton M. de Voltaire; et ce n'eût pas été là, ce me semble, le plus mauvais conseil qu'il aurait donné.

Chaque mot porte dans cette page, mais ce qui était terrible, c'était l'allusion directe au Sermon des Cinquante, tant de fois désavoué par Voltaire, à ce Sermon qui était bien réellement de lui, mais dont il avait dit si énergiquement que c'était «le libelle le plus violent qu'on ait jamais fait contre la religion chrétienne.» Apparemment Rousseau persécuté, en appelant sur ces dangereux ouvrages l'attention du Conseil, savait ce qu'il faisait et à quel péril il exposait leur prudent auteur. Quelques semaines après cette lettre, ordre était donné par les syndics de saisir tout ce qui paraîtrait de condamnable sur le territoire de la petite république. L'éveil était donné, et il n'est pas douteux qu'il le fût par la lettre de Rousseau. Au premier rang des ouvrages poursuivis figurait le Portatif, comme on l'appelait familièrement, le Dictionnaire philosophique portatif. «Après tout, écrivait Voltaire, niant comme d'habitude qu'il en fût l'auteur, j'ai répondu au syndic que lui et ses confrères étaient bien les maîtres de brûler tel livre qu'ils voudraient, pourvu qu'ils ne brûlassent pas ma personne, et que je ne prenais nul intérêt au Portatif.» (25 décembre 1764)

Nous n'entrerons pas dans la lutte diplomatique que Voltaire engagea et soutint à ce propos avec le Consistoire de Genève, donnant aux magistrats de fausses pistes, déconcertant les petites persécutions de la police locale par des indications et des adresses illusoires, s'ingéniant à mille tours divers, de complicité avec les libraires, pour introduire ses brochures proscrites, jusqu'à placer en tête de chacune d'elles trois ou quatre pages de réflexions pieuses d'une parfaite édification. Tout cela n'est pas de notre sujet. Revenons à Rousseau; il va avoir son tour. Voltaire n'est pas homme à oublier la page qui lui est dédiée dans la cinquième Lettre de la Montagne, ni à pardonner l'intention qui l'a dictée. Il prépare ses armes et sa haine dans les réflexions qui émaillent la Correspondance. «Ce petit magot de Rousseau a écrit un gros livre contre le gouvernement, et son livre enchante la moitié de la ville... Malheureusement, il m'a fourré là très mal à propos. Il dit au Conseil que j'ai fait le Sermon des Cinquante. Ah! Jean-Jacques, cela n'est pas d'un philosophe: il est infâme d'être délateur, il est abominable de dénoncer son confrère et de calomnier ainsi injustement.» Et voulant entraîner le médecin Tronchin dans sa querelle: «Je sais, lui écrivait-il, que le bâtard du chien de Diogène n'a pas dit des choses agréables de vous et de moi à madame de Luxembourg. Esculape était peint avec un serpent à ses pieds. C'était apparemment quelque Jean-Jacques qui voulait lui mordre le talon. Il faut avouer que ce malheureux est un monstre.»

Or, pour châtier le monstre, qu'imagine Voltaire?

On ne le croirait jamais, si les faits et les écrits n'étaient là. Cette querelle atroce était venue de ce que Rousseau l'avait accusé à tort d'ameuter sous main les passions du Consistoire en se parant d'un faux zèle pour la religion et les ministres. Que fait Voltaire pour se venger de cette odieuse imputation ? Précisément ce qu'on lui reproche à tort d'avoir fait. Par une singulière pasquinade, il prend le ton et le rôle d'un pasteur indigné et, se portant le vengeur de JésusChrist, de l'orthodoxie menacée et de ses ministres, il écrit ces incroyables pages qui paraissent sous ce titre le Sentiment des Citoyens: «Est-il permis, s'écrie cet incomparable comédien, à un homme né dans notre ville, d'offenser à ce point nos pasteurs, dont la plupart sont nos parents et nos amis, et qui sont quelquefois nos consolateurs? Considérons qui les traite ainsi est-ce un savant qui dispute contre un savant? Non, c'est l'auteur d'un opéra et de deux comédies sifflées. Est-ce un homme de bien qui, trompé par un faux zèle, fait des reproches indiscrets à des hommes vertueux? Nous avouons avec douleur et en rougissant que c'est un homme qui porte encore les marques funestes de ses débauches, et qui, déguisé en saltimbanque, traîne avec lui de village en village, de montagne en montagne, la malheureuse dont il fit mourir la mère et dont il a exposé les enfants à la porte d'un hôpital... Et c'est cet homme qui traite de tyrans les magistrats de notre république, qui ose dire que dans le Conseil on a toujours vu peu de lumières et encore moins de courage, qui excite le grand Conseil contre le petit, les pasteurs contre ces deux corps et enfin tous contre tous! Veut-il renverser notre Constitution en la défigurant, comme il veut renverser le christianisme, dont il ose faire profession ?.. Il faut lui apprendre que, si l'on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux Cette fois un coup d'une telle impudence déconcerte Jean-Jacques, qui épuise la liste du clergé de Genève pour y chercher le diffamateur, sans qu'il lui vienne à l'esprit de jeter les regards sur Ferney où l'on rit sous cape d'un tour si bien joué, en affectant tout haut une sorte d'horreur «pour cet infâme petit libelle».

Nous nous arrêterons sur ce trait caractéristique d'un homme et d'un siècle. À l'honneur de notre époque, si de tels exemples pouvaient être cités parmi nous (et il y en a), ce serait dans les rangs infimes ces lettres, là où le pamphlet est une industrie et où l'on rencontre de pauvres hères qui vivent en assassinant des réputations. Dans les hautes régions de l'esprit et de la société française, j'aime à croire que rien de semblable ne serait possible, et, si complaisante que soit sur certains points l'opinion publique, je pense qu'elle ferait bonne justice de ces jeux du stylet littéraire. Nous avons tenu à présenter avec quelques détails cet épisode des mœurs intellectuelles du dix-huitième siècle, parce qu'il nous a semblé qu'à ce point de vue au moins le nôtre peut gagner à la comparaison. Que ce soit notre consolation pour ce que nous avons perdu de tant d'autres côtés!

En résumant nos impressions sur cette querelle commencée presque avec courtoisie, achevée dans un délire de haine, et nous élevant au-dessus des incidents bizarres qui en marquent les phases diverses et le développement, nous ne pouvons nous empêcher de reconnaître que ces deux hommes, Voltaire et Rousseau, étaient destinés à se méconnaître ou à se fuir. Les détails de cette Iliade tantôt tragique et tantôt grotesque ne sont que l'expression accidentelle d'une inimitié fatale. Tout les séparait violemment l'un de l'autre, les idées, la métaphysique, la morale, la manière de comprendre la religion, le talent même et la langue. Ce n'est pas par boutade ou par mauvaise humeur que Voltaire déclare le roman de Jean-Jacques «sot, bourgeois, impudent, ennuyeux». Cela devait lui paraître ainsi, à lui le dernier classique, même dans l'expression des idées nouvelles qu'il représente. Comment aurait-il goûté cette recherche inquiète, subtile, maladive, d'un idéal à moitié chimérique, et cette langue éloquente, mais tendue, où se révèle avec une rhétorique enflammée un effort continu vers le sublime ? Et Rousseau ne devait-il pas détester d'instinct, avec sa nature de prédicateur et de moraliste plébéien, ce grand seigneur des lettres françaises, courtisé, choyé, heureux dans tout ce qu'il entreprend, menant une vie princière au milieu d'une cour où des rois mêmes tiennent à se faire admettre, traitant de pair avec les puissances du monde, le grand triomphateur au théâtre, dans l'histoire, dans la poésie, le vrai souverain de ce siècle! Toutes les haines contre les inégalités sociales gonflaient son cœur quand il assistait, du fond de son exil, à cette insolente et perpétuelle ovation. La nature les avait faits incompatibles, la société fit plus. Incompatibles, ils l'étaient, dès leur naissance, d'humeur, de goût, d'esprit; la vie, l'opinion publique divisée, de graves torts réciproques, la conscience exagérée de leur force, enfin, il faut bien le dire, la passion de la souveraineté sans partage, tout cela vint achever l'œuvre de la nature et les rendre irréconciliables.

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L'unité de la pensée de Jean-Jacques Rousseau

Gustave Lanson

Réfutation d'une certaine critique du philosophe qui le présente comme prisonnier de l'insoluble dilemne entre l'indivualisme exacerbé et le social

Une satire de Rousseau: la «Lettre au Docteur Jean Jacques Pansophe»

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L'héritage de Rousseau

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La pensée éducative de Rousseau

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Article publié dans Perspectives: revue trimestrielle d'éducation comparée (Paris, UNESCO: Bureau international d'éducation), vol. XXIV, n° 3/4,

Les Rêveries du promeneur solitaire

Jean-Jacques Rousseau





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