La religion de Rousseau
Quant au fond, la religion de Rousseau ne différait pas de celle de Voltaire; la «religion naturelle» leur était également corrimune. Mais quelle différence de profondeur et de sentiment! Rousseau transporta d'une façon qui devait faire époque de problème religieux du domaine de l'observation et de l'explication extérieures dans le sentiment intime, personnel, et dans la manière dont celui-ci est influencé par la vie. Le but que Pascal ne put atteindre à cause de son dogmatisme catholique fut approché de bien plus près par Rousseau malgré son dogmatisme déiste. Cependant, c'est un dogmatique par la célérité avec laquelle il jette l'ancre dans le spiritualisme cartésien et dans la théologie déiste. Comme il arrive si souvent en philosophie, la nouveauté et la valeur durable ne sont pas ici le résultat, c'est la nature des motifs. Et les motifs ici invoqués se rattachent étroitement à la relation de dépendance, si décisive pour la personnalité et le tour de pensée de Rousseau, dans laquelle l'idée se trouve avec le sentiment et le besoin. Le dernier conseil du «vicaire savoyard» est ainsi conçu: «Tenez votre âme en état de désirer toujours qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais.»
Si les dogmes de Rousseau prennent la forme déterminée sous laquelle il les exprime, cela ne tient pas seulement à sa façon d'exposer son sentiment. Il soumettait les idées à une critique. Dans une lettre (à M***, 15 janvier 1769) il dit qu'il a approfondi les divers systèmes et qu'il s'est décidé pour celui qui lui semble renfermer le moins de difficultés. Il accorde donc ici à la pensée une influence rétroactive sur les postulats du sentiment. Si par exemple l'expérience des souffrances du monde n'ébranlait point sa croyance en un Dieu de bonté, cela venait de ce qu'il admettait, en vertu de la théorie des deux substances (l'esprit et la matière), que la matière s'opposait à la réalisation des fins divines. Il ne croyait pas à une création, mais seulement à un ordre de la matière déjà existante, peutêtre éternelle. Dieu est le bon ordonnateur et le bon guide, mais il n'est pas tout-puissant (voir la lettre précitée et la lettre à M. de Beaumont). Ici encore Rousseau aboutit au même résultat que Voltaire; bien qu'ils se fassent front et qu'ils représentent des points de vue tout à fait différents relativement au problème du mal. La religion de Rousseau, c'est, à proprement parler, la joie et l'enthousiasme de sentir dans l'univers une puissance qui crée le bien. Il ne croit pas aux effets physiques de la prière. Sa prière est un transport d'enthousiasme: l'admiration de la nature se transforme à son apogée en un hymne au «grand Être» qui agit partout, et pour qui la pensée ne peut trouver de concept; enfin l'enthousiasme devient extase, et alors aucune parole ne saurait exprimer sa profonde et puissante inspiration: l'âme s'élance au delà de toutes les barrières (Troisième lettre à Malesherbes). L'autonomie du sentiment en face de la connaissance, soutenue par Rousseau, se manifeste ici dans ce fait qu'à son faîte le sentiment ne peut trouver de termes satisfaisants pour exprimer ses représentations. De là il n'y avait qu'un pas à faire pour reconnaître que toutes les idées religieuses, tous les dogmes sont des symboles. Rousseau fut empêché de faire ce pas par son dogmatisme déiste.
Il oppose aux religions positives sa religion naturelle qu'il, considère comme indépendante de toute tradition. Il est convaincu que si l'on était resté fidèle à la voix du cœur, on n'aurait 'pas eu d'autres religions que cette seule religion. Mais il avait la conviction qu'il y avait place dans sa religion pour l'essence véritable du christianisme. Il écrit à l'archevêque de Paris (Lettre à M. de Beaumont): «Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l'Évangile. Je suis chrétien, non comme un disciple (des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. Mon maître a peu subtilisé sur le dogme, et beaucoup insisté sur les devoirs: il prescrivait moins d'articles de foi que. de bonnes œuvres: il n'ordonnait de croire que ce qui était nécessaire pour être bon!» Il passait sur les énigmes du christianisme; elles ne portent pas sur l'essentiel, c'est-à-dire le fond moral. Si l'on s'attache à ce qui dépasse ce fond et aux formules dogmatiques arrêtées, on aboutit à l'iniquité, à la fausseté, à l'hypocrisie et à la tyrannie. Et pieu aurait ordonné toute cette érudition dogmatique — et en sus destiné aux peines de l'enfer ceux qui ne pourraient devenir aussi savants! On ne peut connaître ces dogmes positifs que par des livres écrits par des hommes et attestés par des hommes. L'Évangile est le plus sublime de tous les livres, mais c'est un livre. Dieu n'a pas écrit sa loi sur les feuillets d'un livre, mais dans le cœur des hommes (Lettre à Vernes, 25 mars 1758). — Rousseau dans sa jeunesse avait passé au catholicisme. Plus tard il revint au protestantisme et assista au culte réformé, tout en se réservant le droit qu'a tout fidèle protestant de soumettre les dogmes à un libre examen, selon sa conscience et selon son cœur. Naturellement les deux Eglises le traitaient d'hérétique et les encyclopédistes le regardaient comme un hypocrite ou un brouillon qui finirait capucin. Il se disait lui-même le seul homme de son siècle qui crût en Dieu.
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Voir également:
Rousseau et l'état de nature
Émile ou l'éducation selon Rousseau