La religion de Rousseau

Harald Höffding
D'accord avec la pensée fondamentale de sa pédagogie, la conception religieuse ne doit pas, d'après Rousseau, être donnée à l'enfant du dehors, elle doit être tirée de lui-même sous l'influence des besoins du cœur. Rousseau nous fait connaître sa religion dans le célèbre chapitre la Profession de foi du vicaire savoyard, qui est intercalé dans L'Émile. Ses idées religieuses ne contiennent rien de nouveau. Il trouve l'expression de son sentiment dans les idées de la «religion naturelle» ou du «déisme». Il ne prétend pas donner de preuve de la légitimité de ces idées, il les pose en dogmes. La matière ne peut tenir son mouvement d'elle-même, la cause première du mouvement doit être une volonté personnelle. Par opposition à la doctrine de Condillac; il affirme qu'il y a une différence essentielle entre la sensation et la pensée, et par opposition au matérialisme, qu'il y a une différence entre l'esprit et la matière, car ce sont deux substances différentes. Dans le développement que Rousseau consacre à ce sujet se trouvent plusieurs remarques intéressantes, et il est particulièrement intéressant au point de vue historique qu'un compatriote de Rousseau, Charles Bonnet, ait critiqué presqu'en même temps dans ses écrits sur la psychologie (dont le plus important est l'Essai analytique sur les facultés de l'âme; Copenhague, 1760), la tentative faite par Condillac, de ramener toute la vie psychique à la sensation passive, sans qu'on puisse toutefois démontrer que Rousseau ait eu connaissance de ces écrits. — La nature trahit une poursuite de fins, une unité de plan qui attestent l'activité d'un Dieu personnel. Mais ici Rousseau se sépare de la «philosophie d'horloger» ordinaire à son siècle. Il prétend en effet que cette harmonie et cette finalité ne sont pas la raison pour laquelle il croit en Dieu. C'est tout le contraire. Sa foi provient d'un besoin de sentiment immédiat. Le doute est pour lui un état insupportable; lorsque sa raison est hésitante, le sentiment prend une décision de sa propre autorité. Et ce n'est qu'après avoir été ainsi amené à croire par son sentiment intime qu'il, peut trouver dans la nature des indices qui abondent dans le sens de ses dogmes. Tout.en cherchant continuellement à démontrer la part naturelle et raisonnable;de ses assertions, le «vicaire savoyard» ne se lasse pas de déclarer qu'il ne prétend pas philosopher ou professer, il veut seulement peindre ce qu'il sent, et il prie son auditeur de trouver dans son propre sentiment la confirmation de ses dires. Le point de vue pratique du sentiment est la raison péremptoire. Il ne veut pas subtiliser sur l'essence de Dieu, «qu'il n'y soit forcé par le sentiment des rapports de Dieu avec lui». Mais Rousseau défend surtout d'une façon catégorique l'origine interne, subjective de la foi dans une fameuse lettre adressée à Voltaire (18 août 1756) et inspirée par le Poème sur le désastre de Lisbonne: il ne croit pas en Dieu parce que tout est bien en ce monde; il trouve à tout quelque chose de bon, parce qu'il croit en Dieu. Il se fonde, pour prendre la défense de l'optimisme critiqué par Voltaire, sur les sources de joie et de satisfaction contenues dans les grands faits élémentaires de la vie, sources ignorées du mondain raffiné; il souligne en particulier «le doux sentiment de l'existence indépendamment de toute autre sensation». En même temps il admet que les maux de l'individu peuvent être nécessaires à la grande harmonie universelle, et il trouve la consolation suprême dans la croyance à l'immortalité. Le fondement véritable de l'optimisme qu'il défend malgré son état maladif et misérable contre Voltaire, qui vit entouré d'honneurs, de richesses et de magnificence, c'est la puissance d'émotion qu'il met dans le sentiment religieux; elle lui fait crier à Voltaire: «Vous jouissez, mais j'espère!»

Quant au fond, la religion de Rousseau ne différait pas de celle de Voltaire; la «religion naturelle» leur était également corrimune. Mais quelle différence de profondeur et de sentiment! Rousseau transporta d'une façon qui devait faire époque de problème religieux du domaine de l'observation et de l'explication extérieures dans le sentiment intime, personnel, et dans la manière dont celui-ci est influencé par la vie. Le but que Pascal ne put atteindre à cause de son dogmatisme catholique fut approché de bien plus près par Rousseau malgré son dogmatisme déiste. Cependant, c'est un dogmatique par la célérité avec laquelle il jette l'ancre dans le spiritualisme cartésien et dans la théologie déiste. Comme il arrive si souvent en philosophie, la nouveauté et la valeur durable ne sont pas ici le résultat, c'est la nature des motifs. Et les motifs ici invoqués se rattachent étroitement à la relation de dépendance, si décisive pour la personnalité et le tour de pensée de Rousseau, dans laquelle l'idée se trouve avec le sentiment et le besoin. Le dernier conseil du «vicaire savoyard» est ainsi conçu: «Tenez votre âme en état de désirer toujours qu'il y ait un Dieu, et vous n'en douterez jamais.»

Si les dogmes de Rousseau prennent la forme déterminée sous laquelle il les exprime, cela ne tient pas seulement à sa façon d'exposer son sentiment. Il soumettait les idées à une critique. Dans une lettre (à M***, 15 janvier 1769) il dit qu'il a approfondi les divers systèmes et qu'il s'est décidé pour celui qui lui semble renfermer le moins de difficultés. Il accorde donc ici à la pensée une influence rétroactive sur les postulats du sentiment. Si par exemple l'expérience des souffrances du monde n'ébranlait point sa croyance en un Dieu de bonté, cela venait de ce qu'il admettait, en vertu de la théorie des deux substances (l'esprit et la matière), que la matière s'opposait à la réalisation des fins divines. Il ne croyait pas à une création, mais seulement à un ordre de la matière déjà existante, peutêtre éternelle. Dieu est le bon ordonnateur et le bon guide, mais il n'est pas tout-puissant (voir la lettre précitée et la lettre à M. de Beaumont). Ici encore Rousseau aboutit au même résultat que Voltaire; bien qu'ils se fassent front et qu'ils représentent des points de vue tout à fait différents relativement au problème du mal. La religion de Rousseau, c'est, à proprement parler, la joie et l'enthousiasme de sentir dans l'univers une puissance qui crée le bien. Il ne croit pas aux effets physiques de la prière. Sa prière est un transport d'enthousiasme: l'admiration de la nature se transforme à son apogée en un hymne au «grand Être» qui agit partout, et pour qui la pensée ne peut trouver de concept; enfin l'enthousiasme devient extase, et alors aucune parole ne saurait exprimer sa profonde et puissante inspiration: l'âme s'élance au delà de toutes les barrières (Troisième lettre à Malesherbes). L'autonomie du sentiment en face de la connaissance, soutenue par Rousseau, se manifeste ici dans ce fait qu'à son faîte le sentiment ne peut trouver de termes satisfaisants pour exprimer ses représentations. De là il n'y avait qu'un pas à faire pour reconnaître que toutes les idées religieuses, tous les dogmes sont des symboles. Rousseau fut empêché de faire ce pas par son dogmatisme déiste.

Il oppose aux religions positives sa religion naturelle qu'il, considère comme indépendante de toute tradition. Il est convaincu que si l'on était resté fidèle à la voix du cœur, on n'aurait 'pas eu d'autres religions que cette seule religion. Mais il avait la conviction qu'il y avait place dans sa religion pour l'essence véritable du christianisme. Il écrit à l'archevêque de Paris (Lettre à M. de Beaumont): «Monseigneur, je suis chrétien, et sincèrement chrétien, selon la doctrine de l'Évangile. Je suis chrétien, non comme un disciple (des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ. Mon maître a peu subtilisé sur le dogme, et beaucoup insisté sur les devoirs: il prescrivait moins d'articles de foi que. de bonnes œuvres: il n'ordonnait de croire que ce qui était nécessaire pour être bon!» Il passait sur les énigmes du christianisme; elles ne portent pas sur l'essentiel, c'est-à-dire le fond moral. Si l'on s'attache à ce qui dépasse ce fond et aux formules dogmatiques arrêtées, on aboutit à l'iniquité, à la fausseté, à l'hypocrisie et à la tyrannie. Et pieu aurait ordonné toute cette érudition dogmatique — et en sus destiné aux peines de l'enfer ceux qui ne pourraient devenir aussi savants! On ne peut connaître ces dogmes positifs que par des livres écrits par des hommes et attestés par des hommes. L'Évangile est le plus sublime de tous les livres, mais c'est un livre. Dieu n'a pas écrit sa loi sur les feuillets d'un livre, mais dans le cœur des hommes (Lettre à Vernes, 25 mars 1758). — Rousseau dans sa jeunesse avait passé au catholicisme. Plus tard il revint au protestantisme et assista au culte réformé, tout en se réservant le droit qu'a tout fidèle protestant de soumettre les dogmes à un libre examen, selon sa conscience et selon son cœur. Naturellement les deux Eglises le traitaient d'hérétique et les encyclopédistes le regardaient comme un hypocrite ou un brouillon qui finirait capucin. Il se disait lui-même le seul homme de son siècle qui crût en Dieu.

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