Rousseau et l'état de nature
Rousseau regardait son œuvre comme terminée par ces ouvrages. Mais il ne lui fut pas donné de mener la vie paisible de la nature. L'Émile fut brûlé à Paris, et l'on décréta contre Rousseau un mandat d'amener. Alors commencèrent pour lui les années malheureuses. Il s'enfuit en Suisse; mais il n'y trouva non plus la tranquillité: les gouvernements ne voulaient pas le tolérer à Genève et à Berne, et à Neufchâtel il fut molesté par la population à cause de ses opinions religieuses. Alors il accepta l'offre que lui faisait Hume de lui donner asile en Angleterre; mais dans l'état de souffrance où il se trouvait, il ne tarda pas à concevoir de la méfiance pour ses amis d'Angleterre, et de nouveau il s'enfuit en France, où il erra de lieu en lieu, jusqu'à ce qu'une maladie soudaine mît fin à sa vie (1778).
Pour découvrir la position réelle de Rousseau vis-à-vis du problème de la civilisation, il ne faut pas s'en tenir aux déclarations paradoxales qu'il fait dans ses deux mémoires de concours; il faut les comparer avec diverses déclarations qu'il fait dans des lettres et avec le contenu de ses écrits ultérieurs. Alors se dégage, à mon sens, un développement de pensée d'une clarté et d'une valeur étonnantes, qui témoigne d'une profonde intelligence psychologique des conditions de la vie intellectuelle de l'homme.
Il ne dépeint nullement sous des couleurs idéales l'état de nature auquel l'homme a été arraché par la civilisation. Il rejette, il est vrai, l'état de nature décrit par Hobbes comme une guerre de tous contre tous; il croit que la guerre suppose, soit des besoins que l'homme n'a pas à l'état de nature, soit de plus grandes relations entre les hommes que cet état ne comportait; en même temps il croit que- Hobbes a négligé la pitié, qui est un sentiment humain volontaire et primordial. Mais pour lui l'état de nature est un état purement instinctif. Ses avantages sur l'état civilisé tiennent à ce qu'il y a équilibre entre lés besoins et la faculté de les satisfaire. L'homme est guidé par l'amour de soi et trouve facilement le moyen de le contenter. L'émotion, l'imagination, et la réflexion n'ont pas de rôle. C'est la société et la civilisation seules qui éveillent la faculté de comparaison et de réflexion. Alors l'état d'équilibre est rompu. L'instinct de conservation personnelle se satisfait aux dépens d'autrui. et devient l'amour-propre. Des idées de biens se forment qui ne peuvent être atteints, et alors se fait sentir la disproportion entre les besoins et les facultés. On se met alors à réfléchir sur la valeur et la signification de la vie, au lieu de suivre l'instinct. Le dégoût de la vie et le suicide, inconnus à l'état de nature, se font maintenant fréquents. La peur de l'avenir et la crainte de la mort remplacent la sérénité assurée. Le doute, cet état insupportable, prend la place de l'heureuse irréflexion de l'état de nature.
D'après la conception de Rousseau, ces effets dissolvants et malheureux ne se produisent cependant pas immédiatement.
S'agit-il de dire quel stade du développement de l'humanité est le plus heureux, il ne se prononce pas pour — l'état le plus primitif, mais pour l'état — où la vie sociale et la civilisation commencent, celui qui tient le milieu entre l'insouciance de l'état primitif et l'activité fiévreuse de notre amour-propre. Cette époque a été la véritable jeunesse du monde que l'on n'aurait pas dû quitter. Alors la réflexion et le raffinement' n'exerçaient pas encore leur influence dissolvante, et cependant l'instinct commençait à céder aux, pensées et aux sentiments. Le stade le plus dangereux est le troisième; les forces dissolvantes y gagnent du terrain. C'est le stade de la civilisation corrompue et raffinée.
Quelqu'un ayant demandé à Rousseau s'il pensait qu'on dût, revenir à cet état si proche de l'état primitif, il répondit que c'était impossible, tout aussi impossible que de revivre sa propre enfance. On ne dissipera pas l'erreur en retournant à l'état d'ignorance. L'instinct une fois remplacé par la réflexion, il ne reste plus qu'à mettre une connaissance vraie et naturelle àà la place de la fausse. «Quand les hommes sont corrompus, il vaut mieux qu'ils soient savants qu'ignorants,» dit Rousseau dans une lettre (à Scheib, 15 juillet 1756). En réalité, il approuve ainsi la culture de l'esprit, car ces lignes signifient que le développement intellectuel n'augmente pas la corruption, mais qu'il la diminue bien plutôt. Il veut une civilisation qui n'éparpille pas, et n'affaiblisse pas le sentiment et la force, une vie sociale qui ne nous fasse pas absorber dans les choses extérieures et ne nous enlève pas notre autonomie. Ce n'est, dit-il, qu'en lui-même que l'homme trouve la paix. Celui-là seul a beaucoup vécu, qui a senti la vie. Mais la civilisation a apporté le doute, le relâchement, le dehors, l'agitation continue. En même temps elle nous a apporté la servitude grâce à la division du travail; le malheur social naquit le jour où l'un a vu qu'il pouvait se servir du travail de l'autre, et qu'il utilisa le superflu qu'il pouvait amasser à entretenir l'autre. À tous ces maux il, faut remédier par une nouvelle organisation de la vie: pour l'individu et pour la société.
Les idées de Rousseau sur «le monde nouveau» s'étendaient à trois domaines: l'éducation, la religion et l'Etat. ll a exprimé ces idées dans L'Émile et dans le Contrat social. Elles rencontrèrent de l'opposition chez les partisans de l'ancien régime et excitèrent les railleries des partisans du nouveau. Ses œuvres furent brûlées parles autorités, Voltaire le traita d'archi-fou. Diderot le désignait sous le nom du «grand sophiste». Naturellement, aucun des partis n'avait poursuivi le problème à une telle profondeur, aucun n'en avait éprouvé comme lui l'aiguillon intérieur. Les conservateurs invoquaient une sanction surnaturelle, et les encyclopédistes croyaient avoir mis au jour la vraie lumière, et l'avoir rendue accessible à ceux qui la méritaient. Pourquoi donc ces paradoxes et ces plans d'avenir?
Voir également:
La profession de foi de Rousseau
Le contrat social selon Rousseau