Le rire et la liberté

Auguste Penjon
Alors que pour l'auteur de Rire, Henri Bergson, le comique c’est de l’automatisme installé dans la vie et imitant la vie, il est pour Penjon l'irruption de la liberté dans les automatismes. Mais pour l'un comme pour l'autre le rire est le signe et l'oeuvre de l'intelligence humaine.
S'il est une chose au monde dont on se soucie peu, c'est de savoir en riant pourquoi l'on rit. Demandez au premier venu pourquoi le plaisir, un objet quelconque, une physionomie, un geste, un mot, un rien l'ont fait rire. Votre question même le fera rire comme une naïveté. Il est si naturel de rire quand le plaisir atteint un certain degré, quand cet objet, cette physionomie, ce geste et ce mot nous semblent risibles! Faut-il donc se contenter de cette réponse? Je ne le crois pas. Mais les philosophes — et je n'en citerai point pour n'en omettre aucun, — qui ont cherché hors de l'agréable et du risible la cause qui les rend tels, ne l'ont pas trouvée, et ne pouvaient pas la trouver. Ils n'ont pas su voir ce qui saute aux yeux cependant, ce qui fait le véritable et commun caractère du risible et de l'agréable. Comme il arrive souvent, ce caractère leur a échappé pour cette simple raison qu'il est trop connu et trop familier.

La spontanéité, ou mieux la liberté même, telle est en effet l'essence de l'agréable et du risible sous toutes leurs formes, et le rire n'est que l'expression de la liberté ressentie ou de notre sympathie pour certaines manifestations, réelles ou imaginées, d'une liberté étrangère: toujours et partout, il est comme l'écho naturel en nous de la liberté.

Or la liberté se constate et ne s'explique pas; elle est, à la considérer en elle-même, sans causes et même sans motifs. Le rire ne s'explique pas davantage; il est, d'une manière générale, le signe de la liberté; il est la liberté visible. Il se produit dans telles ou telles circonstances. Je ne puis que les indiquer et m'assurer que ce sont bien celles dans lesquelles se manifeste ou semble se manifester la liberté.
I

Le rire et le simple sourire que la joie fait naître, ne présentent aucune difficulté. La joie, le plaisir consistent en effet en une sorte de dilatation, par opposition au resserrement que la douleur, à tous ses degrés, amène avec elle; la joie et le plaisir sont inséparables de la liberté. Il y a un certain nombre d'expressions populaires qui montrent combien est naturelle à l'esprit l'idée d'une étroite relation entre la liberté et le plaisir. Le proverbe familier: «Où il y a de la gène, il n'y a pas de plaisir», n'est qu'une tautologie. Si, dans un mécanisme, une roue par exemple n'est pas assez serrée et vacille sur son axe, on dit qu'elle est gaie, qu'elle a trop de jeu. Nos paysans disent 'de la terre qu'elle est folle, quand elle est trop sèche et retombe en poussière derrière la charrue dans le sillon qu'elle efface; ses parcelles n'adhèrent pas assez les unes aux autres, elles sont trop libres. L'idée de folie, comme on l'entend ici, évoque donc celle d'un excès de liberté et en même` temps d'une sorte d'espièglerie malicieuse, et c'est dans le même sens que s'emploie le dicton «Plus on est de fous, plus l'on rit». Une toute jeune fille qui me parlait de ses promenades en liberté avec une de ses amies à la campagne me disait: «Nous n'avions jamais tant ri; nous nous dilations à notre aise.»

Le rire joyeux du petit enfant, celui qui apparaît sur son visage quand il est rassasié, ou à la vue de couleurs claires, ou à l'apparition d'une figure familière, aimée, exprime la fin d'une contrainte, la suppression de ce qui gênait, un affranchissement, un accroissement de liberté. Plus tard, lâché en récréation avec ses camarades, il exprimera plus bruyamment le plaisir d'être libre: ce sera la même émotion. Le rire de la mère aux premiers regards, aux premiers gestes de l'enfant qui, à ce rire même, apprend à la connaître, est à la fois l'expression d'un contentement où ne se mêle pour l'instant aucune appréhension, et' comme une réplique, un encouragement aussi à cette liberté qui commence à s'épanouir dans cette vie naissante. Le sourire avec lequel on accueille un ami, dont s'accompagnent les paroles affectueuses et qui parfois les remplace, ou celui de l'homme qui parvient à la fin d'une tâche difficile, sont également la marque naturelle d'une augmentation de la liberté.

Que de faits déjà, direz-vous, qui démentent la théorie d'une liberté, et, par suite, d'un plaisir sans cause, d'un rire qui s'explique de lui-même! Cet appétit apaisé, ces couleurs claires, ces regards et ces gestes de l'enfant, l'arrivée d'un ami, le succès des efforts, que de raisons de joie, que de motifs pour rire ou sourire! Mais nous n'avons là, si nous y regardons de près, que des causes indirectes et en quelque sorte négatives: elles suppriment les obstacles, elles écartent ce qui empêchait la manifestation de l'être. En son fond, l'être est libre et, par cela même, heureux; mais il est soumis, dans son développement, à des contraintes de tout genre qui, pour ainsi dire, le dérobent quelquefois à lui-même. Il se retrouve quand ces contraintes se relâchent. Lorsque la pluie a dissous les nuages ou que le vent les a dispersés, c'est indirectement que le vent ou la pluie font briller le soleil. Il en est ainsi des prétendues causes du plaisir. Le plaisir par lui-même est la liberté qui se confond avec l'être, qui est et que rien ne produit: c'est le pur sentiment joyeux de vivre, sans raison et sans but, et dont le rire est le reflet.

Cette émotion est au plus haut degré communicative. Rien de plus contagieux que cette libre dilatation dont le rire toujours prêt à se montrer est l'expression plus ou moins bruyante, que cet épanouissement de l'être, cette joie de vivre. Nous jouissons du bonheur des autres, s'ils nous sont même indifférents, de leur santé, de leur gaieté; nous en rions. Mais combien plus active est cette sympathie du rire si nous aimons déjà ceux qui la font naître! Tout le monde sait par coeur le vers charmant de Virgile que je traduisais tout à l'heure. Un poète contemporain a dit dans le même sens:
    De le voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
    Ton front pur, le beau feu de ta fière prunelle,
    Je ris et j'ai dans l'âme une fête éternelle.

Mais ce rire ou ce sourire qui exprime la joie ou lui répond, qui s'adresse à une personne aimée, avec lequel aussi l'on suit les mouvements d'un mécanisme vivant ou inanimé dont on ne connaît pas les ressorts et dont le jeu facile amuse, rire de contentement, de tendresse ou de sympathie n'est qu'une espèce d'un genre. Il ale caractère de la liberté même dont il est l'expression ou l'écho, et qui n'est qu'une sorte d'épanouissement paisible et continu, si l'on peut ainsi dire, sans rupture, sans retours sur lui-même; il n'éclate pas, à proprement parler; il n'a rien de convulsif, en aucun cas, ni de saccadé; il est tranquille et répond à une simple dilatation. Tout autre, sinon dans sa nature essentielle, du moins dans les conditions où il se produit et dans ses manifestations, est le rire de l'émotion cornique.

– II –

L'émotion comique, à la prendre en elle-même, est essentiellement désintéressée. Sans doute, elle offre rarement cette pureté; elle se complique avec une singulière facilité d'éléments étrangers qui en altèrent la vraie nature. J'aurai à distinguer ces variétés du rire comique quelquefois si voisin des larmes et souvent si cruel. Mais si l'on fait abstraction, comme il le faut, des causes qui la défigurent trop aisément et en font une émotion de méchanceté ou d'amertume, l'émotion comique paraîtra purement désintéressée. J'entends par là que l'objet ou l'événement qui en' est l'occasion exclut toute idée de perte ou de profit, qu'il ne nous fait concevoir ni espérance ni crainte et ne nous semble en même temps ni avantageux, ni nuisible à personne; il vaut par lui-même ce qu'il vaut,sans qu'il s'ajoute à la connaissance que nous en prenons aucune considération de fin ou d'idéal. L'émotion comique est donc essentiellement une émotion de jeu, et nous sommes ainsi ramenés à notre théorie d'après laquelle le rire et la liberté sont inséparables. Qu'est-ce en effet que le jeu, sinon, suivant la profonde remarque de liant, une activité qui a sa fin en elle-même, qui s'exerce pour le seul plaisir de se voir agir, une surabondance de vie qui se dépense pour se dépenser? Ainsi compris, le jeu est incompatible avec toute idée de but à atteindre, de besoin à satisfaire, de préoccupation. Il suppose au contraire l'absence de toute préoccupation, de tout besoin, ou plutôt il est tout le besoin, toute la préoccupation du moment. L'essence du jeu est donc bien la liberté. Sans doute, à l'entendre ainsi, les animaux eux-mêmes sont capables de jouer. Chez eux aussi se rencontre, à certains moments, cet excès d'activité qui se perd alois en libres mouvements sans autre fin que de se perdre. Mais il manque aux animaux la réflexion qui apprécie et mesure la liberté. Seul l'homme est juge des jeux, de ceux des êtres inférieurs comme des siens, et seul il en rit. Dans la nature même il découvre ou croit découvrir des jeux, ludi nature; bien plus, ce n'est pas, comme nous le verrons, la moindre source du rire. Ces jeux, toutefois, il les crée en les voyant, et ce ne sont des jeux en effet que parce qu'il les prend pour tels.

Rien de plus facile maintenant, il me semble, que d'esquisser, sauf à entrer ensuite dans les détails, une théorie générale du rire dont il s'agit ici, et de le distinguer du rire de joie et d'amour que j'ai déjà étudié. Ce n'est pas la raison par elle-même, ce n'est pas l'usage rigoureux de la raison qui nous fait rire. Les mathématiques, par exemple, n'ont rien de risible. La suite de propositions qui les constitue satisfait l'esprit, lui donne même dans certains cas l'impression du beau; le mathématicien qui embrasse cette suite dans sa pensée, qui résout avec plus ou moins de facilité et d'élégance les problèmes qui s'y rapportent, peut éprouver un certain contentement, une fois les difficultés vaincues, et sourire; il n'a pas, au sens qui nous occupe, occasion de rire.. Toutes les sciences, celles qui supposent l'application méthodique de certains principes et la déduction régulière de leurs conséquences, et celles qui emploient des procédés différents mais également certains, sont tout aussi sérieuses; j'entends par là qu'on ne voit pas en quoi elles pourraient prêter à rire à personne.

Dans la vie ordinaire tout ce qui se passe conformément à certaines lois, à certains usages, n'a rien non plus de risible, et l'on sait assez, sans que j'aie besoin d'insister, ce que désignent les expressions d'homme sérieux, de vie sérieuse. La raison, les lois, les usages mêmes nous imposent certaines manières de penser et d'agir, restreignent, en la dirigeant, en lui donnant certaines formes, notre liberté, et, réglant tout, suppriment, dans la pensée et dans la vie, tout imprévu, toute spontanéité. Contrainte en nous, uniformité an dehors, voilà leur effet ordinaire. On peut apprécier le bon ordre qui en résulte, le louer, en profiter; on n'en rit pas. Ajoutons que cette régularité raisonnable et raisonnée doit naturellement avoir et d'ordinaire a pour pendant physiologique le cours régulier du sang dans les vaisseaux, un équilibre général des fonctions et, suivant une expression fort à la mode, une innervation uniforme. Rien de ces décharges nerveuses soudaines, de ces soubresauts, de ces explosions qui, selon quelques auteurs, constituent le rire et sûrement l'accompagnent. Tout au plus comprend-on la possibilité d'un sourire de satisfaction, et encore dans l'hypothèse seulement d'une acceptation volontaire, libre par conséquent, de la règle et de l'uniformité qui la suit.

Sans doute, à le prendre de haut, les sciences mêmes et tout l'ordre de la vie, tel qu'il est aujourd'hui réglé sont l'oeuvre d'une activité qui s'est librement exercée à l'origine. Mais cette oeuvre existe aujourd'hui, elle n'est plus à faire, à commencer, et le jeu qu'on pourrait surprendre aux premiers confins de ces créations de l'esprit, nous échappe. Nous y sommes trop engagés et elles se déroulent, avec notre propre complicité, trop régulièrement, pour que l'initiative, la spontanéité qui en font la réalité et le fond se découvrent clairement à tous les yeux.
Au contraire, tout ce qui rompt cette régularité, cette uniformité, sans nous effrayer toutefois, sans nous causer aucun mal et sans faire souffrir personne, nous fait rire ou nous y dispose. Voyez de quoi rient les plus jeunes enfants: c'est, par exemple, d'un petit jeu de cache-cache très familier; leur mère ou leur nourrice se dissimule derrière un rideau, un voile quelconque, reparaît tout à coup, ou bien, après avoir caché la figure de l'enfant lui-même, fait semblant de le chercher, demande où il est; et le découvre soudain eu criant: coucou, le voilà! ou telle autre formule appropriée. Que de tressaillements sur son visage, que de sursauts dans son petit corps, à ces disparitions, à ces réapparitions subites! Il n'y a plus ici la simple dilatation, l'épanouissement plus ou moins complet d'un être que rien ne contrarie ou ne gêne. Le rire paraît être la suite d'une sorte de choc produit par la rupture soudaine d'une uniformité d'abord constatée- et dont la persistance était attendue. En réalité il répond à la spontanéité qui se manifeste par cette rupture même, il est l'écho naturel de ces manifestations d'une liberté qui détruit la monotonie des sensations accoutumées et qui n'effraie pas l'enfant. qui lui est sympathique, au contraire, parce qu'elle se présente sous les traits d'une figure aimée.
Le caractère commun du comique ou du risible, dans les cas les plus différents, c'est en effet l'irruption soudaine d'une spontanéité, d'une fantaisie, d'une liberté dans la trame des événements et des pensées. Le comique, à tous les degrés et sous ses formes les plus diverses, est donc l'oeuvre d'une liberté. C'est proprement la liberté supposée de la nature ou celle de l'esprit, intervenant en quelque sorte en dépit de la règle, bien plus, comme se jouant, se moquant de la règle, et comme pour faire, si l'on peut ainsi parler, une niche à la raison. Cette brusque intervention, qui dérange le convenu, qui bouscule l'ordre et introduit un pur jeu là où le sérieux se croyait sûr de durer, voilà, si je ne me trompe, où trouver la source profonde du rire. Mais à quelle condition le rire en jaillira-t-il? A la condition, bien entendu, que ces manifestations de la liberté soient appréciées comme telles, mesurées. Il faut, en d'autres termes, connaître ce qui devait se produire, pour reconnaître les inventions que la liberté, contrairement à toute induction, substitue à ce que l'on attendait.

Cette nécessité d'apprécier l'écart entre l'ordre habituel et les libres effets de la spontanéité, fait du comique, comme du beau, une impression à quelques égards subjective et par conséquent très variable. A peu près nulle ou excessive relativement à un même objet et dans les mêmes circonstances pour des personnes différentes, elle est, pour la même personne, plus ou moins vive suivant que les circonstances se modifient. Ce que nous avons trouvé risible dans certains cas, nous laisse insensible ou même nous déplaît un peu plus tard. Il faut quelquefois pour favoriser ces manifestations soudaines de la liberté et pour leur faire produire tout leur effet, ou même pour les faire remarquer,> des rencontres qui sont de leur nature passagères. L'excitation de la bonne chère, l'entrain de certaines sociétés, ou l'animation du jeu lui-même nous portent à exagérer l'émotion comique. A la liberté que le jeu suppose déjà et sans laquelle il ne serait pas, s'ajoute la liberté qui va se développant en nous-mêmes, et le moindre prétexte alors suffit pour que le rire éclate. Plus calmes, plus rassis, nous sommes aussi plus difficiles à entrainer, et il nous arrive de nous rappeler ce qui nous avait fait rire sans pouvoir comprendre comment nous en avons ri. Pour la même raison, ces folies en actions ou en paroles, qui égaient si aisément une compagnie bien disposée, ne peuvent être racontées sans paraître souvent aussi froides qu'elles étaient animées et vivantes dans leur explosion première. Enfin le point de vue varie nécessairement d'un spectateur à l'autre, suivant l'âge, le goût, les occupations. Les gardiens de la discipline, le maître d'école ou le maître d'études, ne sont pas portés, par état, à bien accueillir les niches qui amusent si fort les écoliers.

    Qu'un pape rie, en bonne foi
    Je ne l'ose assurer...

La Fontaine l'aurait peut-être osé d'un cardinal, et l'on sait l'histoire ou la légende de celui qu'un singe familier, en revêtant la robe rouge et le chapeau, ramena par ses grimaces des portes du trépas. En revanche, si l'on est par nature trop enclin à rire, on peut s'en trouver mal; je doute cependant que beaucoup de gens aient à redouter le sort de ce poète grec qui mourut, dit-on, d'un accès de rire en voyant un âne manger des figues.

Cette théorie ne sera complète dans ses lignes générales que lorsque j'aurai fait encore une remarque. La liberté qui constitue le jeu et donne au rire l'occasion d'éclater, ne se produit évidemment pas sans causer quelque surprise, et, suivant la direction de ses effets, cette surprise, bien qu'elle n'apporte à personne un réel dommage, n'est pas toujours également agréable à tout le monde. Il y a alors, pour employer l'expression ordinaire, quelqu'un qui est attrapé. On pourrait, il est vrai, distinguer deux sortes de jeux: ceux où personne ne perd, où tout le monde gagne, et j'entends par là ceux où tout le monde gagne un égal plaisir, et ceux où il y a comme une lutte et, à la fin, un vainqueur et un vaincu. Les premiers mêmes, et, je prendrai pour exemples les rondes, les danses et l'exercice de l'escarpolette, sont formés pour la plupart de mouvements qui reviennent sur eux-mêmes soit à la manière des lignes capricieuses d'une arabesque, soit par un revirement complet de la direction d'abord suivie. Là aussi ou éprouve une sorte de surprise, au moment où la ligne droite est quittée, et le rire naît précisément de ces changements, de ces retours dans le sens du mouvement. Il semble que l'on soit comme le jouet soi-même de ces caprices, d'ailleurs plus ou moins réglés, et qu'il y ait, surtout pour celui qui n'y est pas encore habitué, comme une attrape chaque fois qu'ils se produisent. Une erreur, un manquement involontaire aux règles acceptées ajoutent encore à cet effet. Par-dessus le simple rire qui exprime le plaisir, naît et se répand le rire naturellement associé et aux diverses péripéties du jeu et aux maladresses des joueurs novices. Ici et là, c'est la surprise, c'est l'attrape qui fait rire. Mais cette surprise est bien plus marquée dans les jeux qui ressemblent à une lutte et qui se terminent par la défaite plus ou moins longuement préparée de l'un des joueurs ou par celle' d'un camp. Voyez ce qui arrive dans les parties de barres ou de ballon, les cris et les rires qui accompagnent chaque épisode de ces sortes de batailles, et aux jeux de boules ou de quilles, comme aux courses de chevaux et dans tous les sports où des concurrents se disputent les prix, les explosions qui saluent un coup remarquable ou les progrès et le dénouement de l'épreuve. Sans doute c'est la force ou l'adresse que l'on acclame; mais l'exercice de ces qualités ne va pas, aux yeux des spectateurs, des joueurs eux-mêmes, sans faire penser à une certaine intervention de la fortune, favorable aux uns, contraire aux autres, d'un bon ou d'un malin génie, suivant qu'il se décide pour ou contre nous. C'est le génie de l'attrape ou des niches; il est essentiellement libre; il est la liberté mème de la nature, avec laquelle il faut compter, qui trompe quelquefois en ces jeux les prévisions les mieux fondées et qui tient haletant le spectateur le plus assuré de la valeur de ses champions.

Ainsi le jeu qui est toujours et partout l'occasion de l'émotion comique, cette liberté, en d'autres termes, que le rire comique exprime ou à laquelle il répond, a pour constant caractère que ses effets sont imprévus. De là une surprise également agréable pour tous ceux qui l'éprouvent, ou une déception, un mécompte ou une duperie dont quelqu'un est la victime, mais la victime pour rire et sans dommage réel. Au fond, l'émotion reste toujours désintéressée, comme je l'ai dit; je le montrerai de nouveau en passant aux applications de cette théorie générale.

– III –

Abstraction faite de la diversité native des caractères, quand sommes-nous le plus portés à rire, sinon dans l'enfance et la jeunesse? Nous n'avons pas encore l'expérience ou l'habitude qui nous rendra plus tard tout familier et indifférent. Nous n'avons pas encore une juste idée des lois de la nature, nous sommes frappés à chaque instant par la nouveauté inattendue de ses créations, nous y découvrons autant de caprices que de mystères et les occasions sont nombreuses de nous étonner et de rire à ce que nous prenons dans notre ignorance pour des bizarreries et des jeux. Un enfant verra volontiers dans un insecte observé pour la première fois, dans un animal qu'il n'avait jamais rencontré, un être risible. Ses formes, ses moindres mouvements excitent vivement sa curiosité et sa gaieté. Il faut sans doute qu'il n'en ait pas peur; mais souvent l'émotion de la peur et celle du comique se mêlent en lui d'une singulière façon, la première fortifiant la seconde de tout ce qu'elle perd par degrés. Les caractères communs à cet animal, à cet insecte et à ceux que l'enfant connaît déjà, constituent en quelque sorte le fond raisonnable, convenu, sur lequel se détachent, comme autant de traits imprévus, leurs caractères particuliers. Ces derniers sont pour l'enfant comme l'effet subit, inattendu, d'un caprice, d'une fantaisie, d'une liberté, en un mot, qui force le rire. Ils sont aussi l'occasion de rapprochements spontanés , d'associations d'idées soudaines, amusantes. L'enfant, grand observateur à sa manière, mais plus porté à faire des synthèses que des analyses, à comparer et à confondre qu'à distinguer, s'étonne et se divertit, à la fois, de retrouver ici ce qu'il avait déjà vu ailleurs, avec tels changements, telles modifications cependant qui rendent ces retours plus piquants et leur donnent un air de caricatures. Et nous restons enfants, à cet égard, assez longtemps. Nous nous laissons aller, même quand nous avons plus d'expérience à éprouver, en de semblable rencontres, une émotion pareille. Je me souviens d'un hérisson qu'on nous avait donné à la campagne, que nous avions, par miracle, presque apprivoisé, et qui nous a bien amusés. Quand il avait fini de dormir, déroulé sa boule, et que, très allongé, il s'avançait les pieds nus, sous son rude manteau qui de loin ressemblait à une robe de bure, on aurait dit un carme déchaux, en miniature, marchant à quatre pattes. Au moindre bruit, il rabattait prestement son capuchon sur un petit groin très éveillé.

De là à expliquer le plaisir moqueur que les enfants et trop souvent les grandes personnes mêmes prennent aux difformités naturelles, si elles ne sont toutefois ni douloureuses ni répugnantes, il n'y a qu'un pas. Qu'il s'y joigne le sentiment peu charitable de notre supériorité, je le veux bien; il y a là comme une réduction du suave mari magno.1 Mais la bizarrerie, l'imprévu de formes ou de mouvements inaccoutumés, liés cependant à des formes et à des manières de se mouvoir habituelles et qui font mieux ressortir ainsi la liberté, le jeu de la nature, voilà de quoi nous rions avant tout. Rien n'amuse les enfants comme une bonne niche: les difformités du corps ou du visage sont à leurs yeux, et il n'est pas nécessaire qu'ils en aient clairement conscience, le résultat de niches faites par la nature. Ces disgraciés de la nature ne devaient-ils pas s'attendre, eux aussi, à être faits comme tout le monde? Les voilà loin de compte et bien attrapés! Et puis ces difformités leur donnent certain air de ressemblance avec des animaux ou des choses que la libre activité de l'esprit répondant à celle de la nature nous rappelle à l'improviste.
    C'est le plaisir des dieux. Malgré son noir souci,
    Jupiter et le peuple immortel rit aussi.
    Il en fit des éclats, à ce que dit l'histoire,
    Quand Vulcain, clopinant, lui vint donner à boire.
Et La Fontaine, en nous rapportant une mésaventure un peu différente, il est vrai, ajoutait
    Qui n'eût ri? Quant à moi
    Je n'en eusse quitté ma part pour un empire.

Les enfants auraient encore plus de peine à en quitter la leur, et il faut souvent, pour se contenir, une longue habitude de penser plutôt aux effets attristants de ces jeux qu'à ces jeux eux-mêmes.

La même raison de rire se retrouverait dans tous les exemples que je pourrais donner. La chute qui suit un faux pas, une maladresse au cours d'un exercice de gymnastique, le couac d'un musicien, un accroc dans une toilette, surtout s'il est ignoré de la personne qui la porte et qui en est toute glorieuse, ou les efforts démesurés d'un petit chien pour suivre le trot d'un cheval, etc., ce sont autant de cas du même contraste; toujours, avec mille nuances, la manifestation soudaine d'une liberté qui détruit les prévisions, mais sans dommage pour nous, sans dommage réel pour les autres. Et de quelque manière qu'on le prenne, c'est toujours cette spontanéité éclatant à l'improviste, en l'absence de toute cause proprement dite, qui nous fait rire. On pourrait, en effet, expliquer les choses un peu autrement. Ce n'est, pas, dirait-on, l'imprévu par lui-même qui est risible; ce n'est pas tant l'inattendu des formes mêmes ou des faits que celui de la liaison de ces faits ou de ces formes à des fonctions connues, à des manières d'être ordinaires, qui nous amuse. Cet animal marche et mange, etc., à sa façon, il est vrai; ce boiteux et ce bossu sont cependant des hommes, et, si l'on fait abstraction de leur infirmité, peu différents des autres; ce chien, tout petit qu'il est, va aussi vite que ce grand cheval; cet homme, qui tombe comme un enfant, est cependant une personne âgée et grave, etc. Entendez-le comme vous voudrez: c'est toujours l'imprévu ou du fait lui-même ou de sa liaison avec d'autres faits qui est l'occasion de rire, et l'imprévu est toujours pour nous, en pareil cas, une manifestation d'une liberté qui se joue des gens ou des bêtes.

Les choses, d'ailleurs, comme les bêtes, comme les gens, font quelquefois penser à ces jeux du sort et semblent en être les victimes risibles. Je suivais un jour une troupe d'ouvriers qui, après le repas de midi, retournaient à leur travail. Ils semblaient fort disposés, à la manière des écoliers qui vont en classe, à jouir du loisir que le chemin à faire leur laissait encore. Une de ces petites charrettes à bras que les fripiers poussent devant eux, était abandonnée au bord d'un trottoir. Les voilà qui s'arrêtent tous à la regarder, en riant plus fort les uns que les autres: cinq ou six chapeaux de soie, en etîet, vieux et déformés, pendaient à la même ficelle et le vent les faisait danser lamentablement. Ce que disaient les beaux esprits de la troupe, je ne l'ai pas compris; mais les commentaires étaient superflus; ces rires étaient assez expressifs; il était aisé de deviner à ce langage synthétique quelles idées et quels sentiments la vue de ces malheureux chapeaux, si déchus de la haute position qu'ils avaient jusqu'alors occupée, inspiraient à ces braves gens. Et cependant: sicnt lacryrn reruue! Mais aucun d'eux n'avait lu Virgile, et quand ils l'auraient lu ils n'étaient pas, pour le moment, tournés à la mélancolie.

Si des faits et des choses nous passons maintenant aux idées, à l'expression des idées, considérées comme des occasions fortuites, involontaires du rire, nous verrons que le comique a toujours la même nature. Les idées, les paroles qui font rire, sans qu'on les exprime ou qu'on les dise pour faire rire, ce sont les naïvetés. Comme le mot l'indique, les naïvetés appartiennent surtout au premier âge. Or rien ne ressemble plus à une force libre de la nature que cette pensée des jeunes enfants, ignorants encore de toute direction raisonnée et où la réflexion n'a point de part. L'expression de cette pensée nous surprend par sa spontanéité même, sa liberté et la ressemblance aussi qu'elle peut avoir d'aventure avec la parole la plus réfléchie. Les parents manquent rarement de s'y tromper et d'attribuer à leurs rejetons tout l'esprit du monde. Ils prennent ainsi le plus sûr moyen de les gâter et, après les avoir un moment étonnés par une admiration à laquelle ils ne s'attendaient guère, de les porter à se forcer pour mériter de nouveau d'être admirés. En réalité, et c'est bien ce qui provoque l'émotion comique, ces expressions, ces intonations n'ont qu'une justesse fortuite ou sont de simples imitations, et nous nous amusons du contraste que nous trouvons à voir parler comme de grandes personnes, mais à leur manière sans doute, ces petits êtres naguère encore réduits à la pure sensibilité de l'animal.

Plus tard, les naïvetés, qui nous font rire, sont comme autant de faux pas; ce sont en effet des déformations ou des suites de déformations intellectuelles plus ou moins passagères. Ce que nous avons dit des déformations ou des difformités corporelles s'appliquerait donc ici de tout point. Celui qui dit une naïveté, s'attendait certainement à mieux dire. Son intention était excellente; mais à l'idée qu'il se proposait d'exprimer, s'est substituée, à son insu et par une traîtrise des expressions — le plus souvent convenues et toutes faites, — dont il s'est servi, une idée différente. Il est mystifié, comme le bossu ou le boiteux de naissance, ou plutôt il s'est laissé choir dans le piège que lui tendaient les associations d'idées ou de mots, il s'est attrapé, et nous rions de l'accident. Encore faut-il noter ici que nous le supposons capable de s'en apercevoir, d'en être surpris lui-même: une pure et irrémédiable imbécillité ne fait pas rire. Aussi rions-nous, même quand nous sommes prévenus, quand il ne peut pas y avoir surprise pour nous, mais par sympathie avec la surprise d'autrui. Cette remarque sera plus utile encore lorsque je traiterai, un peu plus loin, des occasions volontaires du rire; mais elle a déjà ici sa place, à propos des naïvetés qui nous font rire. De ces naïvetés, les exemples abondent et sont banals. Je n'en donne qu'un. .Te l'ai surpris un jour, en passant dans un endroit où les occasions de rire sont, par contraste, plus nombreuses qu'on ne serait tenté de le croire. Il ne s'agit cependant pas d'une épitaphe. Un honnête commerçant était allé prier sur la tombe de son père. Sa fillette, une enfant d'une dizaine d'années, l'avait accompagné. Fatiguée bientôt de se tenir immobile, elle va, vient, et se met enfin à gambader au milieu des croix. a Ne saute donc pas comme ça, Marie; tu ferais bien mieux de rester près de moi et de prier pour ton grand-père qui en a tant besoin !»
Les erreurs proprement dites produisent souvent aussi, et pour les mêmes raisons, un effet comique. Une suite rigoureuse de propositions, nous l'avons déjà remarqué, ne fait pas rire. Une faute de raisonnement est comme un faux pas, et le spectateur ou l'auditeur en éprouve la même impression. On connaît assez le rire homérique dont retentit une classe à certaines balourdises. Les fautes d'un bon élève, comme les erreurs d'un savant, ne sont pas aussi risibles; nous n'en rions vraiment que si la présomption de celui qui les a commises nous avait d'abord choqués: le malin génie qui le fait broncher nous semble faire un acte de justice, et nous n'hésitons pas à nous amuser de l'accident.

Ne pourrait-on pas rattacher à cette espèce ce que l'on appellerait, à tort ou à raison, les erreurs de goût, ces erreurs que nous imputons si libéralement à nos semblables? Nous rions volontiers des costumes exotiques, des modes qui ne nous sont pas familières. Gens de la ville et gens de la campagne se prêtent là-dessus mutuellement à rire. En dehors de toute question d'esthétique, de quel côté est l'erreur? Toujours, d'après celui qui rit, chez celui dont il rit: c'est tout ce qu'on en peut dire. Seulement, ce n'est pas du vrai, du rationnel, qu'il y a déviation cette fois, mais du convenu, de ce que l'on est habitué à voir, et sans que l'on songe à chercher plus loin
«Est-il possible de se fagoter de la sorte!»

Mille autres occasions de rire, si le ton, par exemple, s'accorde mal avec les paroles, ou si les expressions sont surannées, si l'on emploie de grands mots pour de petites choses, ou des formules triviales au service d'un sujet relevé. Parfois, un changement des moeurs suffit pour nous faire rire de paroles sérieuses. A son gendre, à sa fille qui s'embrassaient devant lui, un grand seigneur de l'ancien régime disait gravement, et je suppose qu'ils n'avaient pas plus que lui envie d'en rire: a Monsieur mon gendre et madame ma fille, ne pourriez-vous descendre tout baisés?» Au fond l'impression du comique a toujours la même origine: le désaccord, la disproportion ou la disconvenance — imaginés ou réels, — apparaissent encore ici comme l'œuvre d'une spontanéité qui se joue de l'ordre, de la proportion et de la règle, qui les dérobe à qui n'aurait pas mieux demandé que de les rencontrer, de les observer. Aussi ceux-là seuls sentent le ridicule qui savent ou croient savoir ce qui convient, et leur rire, éclatant ou contenu, semble, dans ses saccades successives, aller alternativement de ce qui devrait être à ce qui est, et répondre, à mesure qu'ils se découvrent, aux détails d'une opposition constatée ou pressentie d'abord dans son ensemble.

Il faut signaler à part une source du rire, dont il est convenu et convenable qu'on parle peu, mais qui est intarissable. Tous, tant que nous sommes, comme tous les êtres vivants, nous sommes soumis à certaines nécessités. Quand on en parle scientifiquement, rien de plus sérieux; les fonctions inférieures sont la condition même de la vie, partant de tout ce que la vie permet de beau et de bien. Nous le savons, et nous n'en rions pas moins quand une occasion se présente de nous rappeler mutuellement ces misères devant lesquelles s'effacent toutes les distinctions sociales.
Quam famulae longe fugitant furtimque cachinnant. 2

C'est qu'il y a un contraste qu'il est impossible de ne pas saisir entre nos aspirations et ces besoins; nous y voyons une des plus fortes mystifications de la nature, un des traits les plus frappants de cette spontanéité qui semble s'être jouée de nous en nous faisant raisonnables et en nous soumettant aux mêmes exigences que les brutes. Le fait précisément d'être tous asservis aux mêmes lois, doit rendre ce rire indulgent; s'il y avait parmi nous des esprits purs, j'imagine qu'ils riraient d'autre façon et qu'ils formeraient une caste peu supportable.

Mais ne rions-nous que de ce qui arrive aux autres? Ne sommes-nous pas quelquefois nous-mêmes les jouets de cette liberté réelle ou supposée, et ne rions-nous pas des légères disgrâces où elle semble se plaire, même quand c'est à nos dépens? S'il y a des témoins, il faut un bon caractère et un certain courage pour prendre gaîment sa part d'un spectacle dont on fait les frais. Ces qualités ne sont pas absolument rares; mais on feint plus souvent de les avoir et de faire bon visage, devant les autres, aux petites contrariétés du sort. C'est l'occasion de le remarquer, il n'est pas rare de voir ceux qui auraient le plus à se plaindre de la nature, supporter avec bonne humeur leurs difformités. Ils en rient les premiers et semblent avoir reçu le don de la gaieté en compensation. Ceux qui entendent ainsi la plaisanterie des choses, découragent et désarment aisément celle des hommes. On peut enfin rencontrer des esprits ainsi faits qu'ils soient plus sensibles, ne fût-ce qu'un instant et tout près du désespoir, à l'adresse de la fortune qui les frappe, à l'imprévu qu'à la rudesse de ses coups. Dans cette sorte de duel avec la fatalité, «bien touché!» diraient-ils en riant, et ils succomberaient comme de beaux joueurs. Mais nous atteignons ici à cette extrémité où le comique et le tragique se confondent, où le rire déjà navrant exprime une soudaine douleur, où le délire commence, où un Oreste s'écrie, en un vers surprenant et magnifique
    Grâce aux Dieux, mon malheur passe mon espérance!

– IV –

J'en viens aux causes volontaires du rire, au rire artificiel, artistique plutôt, je veux dire provoqué à bon escient. D'une manière générale, l'art de faire rire, l'esprit, en prenant ce mot dans son sens le plus étendu, est essentiellement libre, et s'il comporte, lui aussi, l'imitation de la nature, c'est une libre imitation. Il y faut des dispositions innées et une sorte d'inspiration. Les effets cherchés n'ont pas ici plus de succès que dans les arts proprement dits. Au lieu de cette spontanéité étrangère dont nous croyons apercevoir dans le cours des choses de soudaines manifestations, c'est notre propre spontanéité, notre liberté, que nous en ayons conscience ou non, qui éclate dans les propos et les actions par lesquels nous provoquons le rire. La vis comice est toute faite de liberté, d'inventions, et elle semble, à la prendre ainsi, être vraiment la même hors de nous et en nous. La volonté, proprement dite, n'intervient que pour la diriger ou la modérer, la contenir ou lui donner libre carrière comme ces embouchures diversement combinées, qui s'adaptent à des conduits pour diriger des jets d'eau et en modifier la forme de mille manières, mais ne leur donnent pas leur première impulsion, elle a le gouvernement de l'esprit, le règle, mais ne le crée pas.

Cette liberté se manifeste d'abord dans toutes les folies que l'on fait à tout âge, surtout dans la jeunesse, pour s'amuser. Il y a un jeu que les enfants aiment beaucoup, c'est de faire osciller un bateau d'un bord à l'autre, de façon à effleurer l'eau, mais sans la laisser entrer. C'est bien là le type d'une liberté qui se déploie jusqu'aux limites où elle deviendrait nuisible, et qui, en deçà, se permet toutes les fantaisies; c'est aussi le type d'une foule d'amusements. Toutes les niches d'écoliers sont ainsi comme un défi à la discipline. Elles sont prudentes, et d'autant plus agréables cependant qu'elles sont plus dangereuses, mais faites, le plus souvent, pour rire, pour le seul plaisir de s'émanciper. S'il leur arrive d'embarquer un peu d'eau de temps en temps, ils en sont quittes pour écoper; le mot n'est pas français, on l'emploie tout de même, dans un sens un peu différent peut-être, et de toutes manières il se comprend assez. Les charges d'ateliers, les déguisements, les mascarades sont du même genre: se donner à soi-même et aux autres le spectacle d'une production absolument spontanée, celui de manquements voulus, mais arbitrairement choisis, à la règle de tous les jours, aux usages, au bon sens, dans sa figure, son costume, ses attitudes et ses propos, renouveler les saturnales, feindre d'oublier les rangs, les distinctions, de tout confondre et de tout bouleverser, mais sans rien gâter, pour un temps et sauf à rentrer dans l'ordre dès que l'heure en sera venue, quand la fête sera finie, c'est encore donner à sa barque de rudes secousses, mais sans la moindre intention de la couler.

Il est des cas cependant où le rire devient franchement mauvais, où la liberté se fait méchante et s'acharne sur une victime. Une lutte commencée par pur jeu, dégénère facilement, par un effet d'imitation croissante, en lutte sérieuse. Le rire peut persister, mais il a par degré changé de nature: le mauvais rire a succédé au bon rire, l'expression d'un sentiment personnel, haineux, à l'expression, à l'écho d'une liberté impersonnelle. Volontiers' une troupe d'enfants s'ébat, d'abord pour jouer, aux dépens d'un camarade. Mais qu'il essaie de riposter, qu'il leur donne seulement l'illusion d'un danger, la moindre raison de simuler des représailles, ils s'échauffent peu à peu: lâches et hardis à la fois, ils inventent mille traits, ils l'en accablent, le battent et l'insultent de leurs railleries. J'admets qu'ils n'ont pas encore, à leur âge, le sentiment de la douleur; mais là comme dans les tortures qu'ils infligent sans s'en rendre compte à certains animaux sans défense, l'usage même de leur liberté, jointe à la conscience d'une supériorité qui s'affirme de moment en moment, les excite et les emporte jusqu'à la barbarie. Et l'on observe entre les hommes des effets analogues du jeu poussé à ses dernières limites. L'enivrement de certains succès ne les rend pas moins cruels. Ce ne sont plus que propos piquants, de ces pointes semblables aux banderilles que les toréadors accrochent aux flancs de .la bête affolée, et, dans un pays où l'esprit, dit-on, court les rues, c'est assez quelquefois pour tuer ceux qui n'en ont pas su faire une ample provision au passage.

Mais le véritable usage de l'esprit n'est pas de servir à la guerre. Il doit être de nous amuser, de nous soustraire, pour un moment et même sans nous faire trop illusion, aux contraintes journalières. Sous toutes ses formes, grossier ou délicat, l'esprit met comme un cadre de fantaisie et de bonne humeur aux réalités sérieuses; c'est un superflu, quelquefois, qui s'ajoute à ce qu'il suffirait de dire et le fait cependant mieux accepter. Le rire ou le sourire, qui en est l'accompagnement, qui se substitue parfois aux paroles mêmes, et d'ordinaire les souligne, les achève ou les atténue, est la preuve visible qu'il y a en dehors et à côté du texte formé par toutes sortes de lois, de règles et de conventions imposées à notre conduite, une marge où la spontanéité se joue. Et à voir causer, même sans les entendre, les personnes que l'on rencontre, il est facile de juger que cette spontanéité, cette liberté, n'est pas le privilège d'une minorité seulement.

Aussi que de variétés de l'esprit! Ce serait en méconnaître l'essence qui est la liberté même que de prétendre les classer; on peut du moins en indiquer quelques-unes, et montrer qu'elles sont bien les variétés d'un même genre.

Il y a d'abord une sorte d'esprit, commun, grossier, mais assuré de faire rire ceux dont le goût n'est pas trop délicat. Il consiste à s'affranchir plus ou moins ouvertement de certaines règles de bienséance, de certaines façons de parler passées en usage, de certaines réticences plutôt, pour étaler ce que l'on est convenu de cacher les misères de l'espèce humaine, les exigences de la vie animale, ou les grasses aventures de toutes sortes. La verve, l'exubérance, tels sont les caractères et comme le passeport de ces plaisanteries. On les trouve au plus haut degré dans certaines pièces du théâtre antique. Tout un peuple y venait s'ébaudir librement, secouer, pour un moment, par jeu et pour rire, le joug des lois les plus nécessaires, les mieux établies, et goûter par l'imagination tout le laisser aller de la nature. Ces représentations, comme on pourrait le dire de beaucoup de récits analogues, n'étaient pas, malgré leur obscénité, des représentations immorales à proprement parler; l'immoralité ne commence qu'avec l'intention d'exciter au mal, exclut ridée de jeu, suppose un but, un intérêt didactique, dont on ne découvrirait aucune trace chez Aristophane, pas plus que chez Rabelais. Il est inutile d'insister ici sur l'auteur de Gargantua; peu de nos écrivains ont été mieux étudiés; mais comment l'oublier en parlant de cette variété de l'esprit? Dans son livre, l'énormité des images, la franchise de l'inspiration, l'abondance du style, la richesse des détails, la complaisance des énumérations, et, par contraste, là où l'on s'y attendait le moins, la noblesse du ton et l'élévation des pensées, donnent bien l'impression d'un jeu, le plus naturel et le plus désintéressé.

Mais une certaine délicatesse, fort répandue de nos jours en apparence, dégoûte assez vite de cette sorte de liberté et des oeuvres qu'elle inspire. Plus près de' la nature, nous y prendrions plus de plaisir. L'esprit gaulois est trop grossier pour nos oreilles françaises.

Les surprises de mots, les allitérations, les déformations voulues d'expressions usuelles et toute la variété des sobriquets où se plaît surtout le génie inventif des enfants, les termes à double sens, les calembours. etc., sont l'oeuvre d'un esprit souvent trop facile, l'esprit commis-voyageur. Il est amusant à petites doses; il a quelquefois des trouvailles irrésistibles; mais il fatigue vite et rien n'est insupportable comme l'abus de ces jeux de mots, auxquels ne répond d'avance, la plupart du temps, aucune combinaison amusante d'idées:
    Dieu ne créa que pour les sots
    Les méchants diseurs de bons mots.
Mais ces sortes de plaisanteries sont très propres à faire comprendre le mécanisme psychologique du rire. Elles produisent en effet une brusque déviation de la pensée; elles substituent, à l'improviste, à une suite d'idées logique, raisonnable, une autre suite d'idées qui n'a en elle-même aucun rapport avec la précédente, et qui s'y rattache cependant par la ressemblance tout extérieure de deux mots dont l'un sert à la première et l'autre à la seconde. L'esprit est tout à coup forcé de changer de voie; il est en quelque sorte aiguillé, comme on dit dans la langue des chemins de fer; mais ici aussi, si l'aiguillage est bien fait, il n'y a pas défaut de continuité et pas de déraillement; le passage d'une voie sur l'autre est plus ou moins facile, la plaisanterie plus ou moins heureuse, c'est une question d'angle. Or il est malaisé d'apercevoir plus clairement l'intervention de cette spontanéité qui est pour nous, toujours et partout, l'essence du comique, et de mieux voir, en même temps, que la mesure de la déviation produite appartient à la raison: c'est elle qui est, en réalité, par ses jugements, non la cause, sans doute, mais la condition du rire, bien qu'il soit provoqué souvent en dépit d'elle-même.

Tout près, mais supérieur de tout point, véritable génie, en sa forme particulière, quand il se déploie dans toute sa force, nous trouvons l'esprit dont Molière est à nos yeux le plus illustre représentant. Avec beaucoup plus de finesse et de profondeur, découvrant des rapports imprévus, mais réels, d'idées et non de mots seulement, rapports féconds et non plus stériles comme ceux des sons et des formes vides, cet esprit, qui est l'esprit proprement dit, en éveillant notre pensée, en la stimulant, en lui révélant des ressources qu'elle s'ignorait elle-même, procure une espèce de bien être intellectuel, et nous fait goûter un plaisir d'une nature spéciale et des plus délicats. Ce n'est pas le rire avec ses éclats, parce que l'irruption de la spontanéité est ici plus discrète: la raison, au lieu d'un écart brutal, n'a que des nuances, quelquefois fort légères, à mesurer et son va-et-vient du rationnel, du logique rigoureux à la fantaisie qui le remplace sans l'exclure tout à fait, en y faisant mieux penser, au contraire, n'a rien de violent. Ce sont d'imperceptibles secousses, ce ne sont pas des soubresauts. Et puis ceux qui sont capables d'apprécier ce genre d'esprit se plaisent d'eux-mêmes à ce jeu, se prêtent de bonne grâce à ces fines attrapes au lieu de se mettre en défense et répondent du même ton. Sans doute le rire peut, ici aussi, éclater de temps à autre et provoquer le rire; mais le plus souvent on fait l'économie de cette expression du plaisir au profit du plaisir lui-même et de la liberté avec laquelle il se confond.

On dira peut-être que ces façons délicates et détournées d'exprimer sa pensée, ces allusions, ces rapprochements, ces paradoxes quelquefois, et, si je puis dire, ces parallèles que l'on ouvre autour d'un sujet et qui, bien qu'on ait l'air d'y rester, font pénétrer dans la place plus avant qu'un assaut direct, ce jeu subtil, en un mot, qui suppose tant de goût et de mesure, sont l'oeuvre de la raison même.

Je crois que c'est plutôt le fruit d'une spontanéité naturelle, dont la raison, quand il s'est produit, se fait juge, que cette spontanéité se développe par son exercice même et que, grâce à certaine habitude d'être ainsi jugée, appréciée, elle s'affermit et s'enhardit comme sûre d'avance de l'approbation de la raison. La raison seule ne donnerait qu'une suite logique de pensées, sans imprévu et sans gaieté. Le rire précisément suppose le pouvoir d'échapper à cette contrainte; il est l'expression d'une liberté qui s'exerce en nous et chez les autres autour de ce qui est réglé par ]aloi ou la coutume; il vient de la conscience plus ou moins claire d'un excédent laissé à la fantaisie et à ses inventions, de la perception plus ou moins distincte d'un domaine où règne, en de certaines limites et sauf à se faire ensuite contrôler par la raison, la spontanéité.

Ils nous en seraient garants, ceux qui ont mis à la mode, en Angleterre et en Allemagne, cette sorte d'esprit qu'on appelle l'humour et qu'on a, semble-t-il, tant de peine à définir. Il n'est cependant pas plus malaisé à faire connaître que l'esprit en général; mais, j'en conviens, ce n'est pas peu dire, car la liberté qui fait le fond de l'esprit échappe par nature à toute définition rigoureuse, comme à toute règle. Mais supposez un parti pris d'étonner plus décidé, un mépris plus marqué et surtout plus affiché de toute logique et de toute convenance, une résolution plus ferme de ne s'arrêter devant rien de ce que l'homme craint ou respecte, avec le souci plutôt de déconcerter, de scandaliser les lecteurs,. avec ce résultat, en même temps, de faire penser ceux que l'on a ainsi troublés; mettez-y plus de bière que de vin, moins de soleil que de brouillards; j'entends plus de tristesse et de misanthropie naturelles que de sympathie et de bonne humeur, et vous aurez, autant qu'on peut le saisir, et dans ce qu'il a de comique, l'humour des Swift, des Sterne, des Lamb et des Richter. N'est-ce pas encore, entre mille, quoique la p l us complexe peut-être, une forme de cette liberté qui se plaît à se jouer et, en parodiant la réalité, arrive par le contraste à la faire mieux observer et mieux comprendre '?

Qu'il y ait dans toutes les manifestations de l'esprit et de l'humour un art d'autant plus consommé qu'il est plus caché, ce n'est pas douteux. Mais on réserve plus volontiers le nom d'art comique pour désigner I art qui se manifeste dans les caricatures et les pièces de théâtre. Sans entrer dans tous les détails que comporterait le sujet je voudrais essayer de montrer que devant une caricature et a théâtre, le rire a encore la même occasion de naître, et le risible toujours la même essence.

Une oeuvre d'art, en général, peut être définie un ensemble, un système de signes sensibles par lesquels l'artiste essaie de communiquer aux autres l'émotion qu'il éprouve lui-même. Le spectateur, l'auditeur interprète ces signes, et l'œuvre d'art résulte en réalité de la collaboration, inégale mais nécessaire, de l'auteur et de ceux qui voient ou qui entendent ce qu'il a fait. Nulle part, peut-être, cette collaboration n'est plus sensible que lorsqu'il s'agit d'une oeuvre comique. Même pour les grosses bouffonneries des caricatures purement grotesques ou des farces de la foire, il faut une certaine complicité du public. C'est lui qui, en comprenant à sa manière les intentions du dessinateur, ou les sous-entendus, les allusions des acteurs de ces comédies élémentaires, leur donne leur sens et, par son rire même, achève en quelque sorte de les rendre risibles. Il est comme le confident de ces jeux grossiers, il s'associe de toute sa liberté à celle dont ils sont l'expression, il se ligue avec les auteurs de ces fantaisies pour dauber sur la victime qu'ils lui désignent et de toutes leurs moqueries individuelles ils renforcent et portent à son plus haut degré la moquerie qui les a inspirés. Mais il est entendu que c'est pour jouer seulement, toute réserve faite cependant sur les suites possibles dans certains cas de cette gaieté d'abord innocente. Quand la caricature est plus fine et devient une satire plus délicate, quand la comédie mérite mieux son nom, cette collaboration, cette entente de l'auteur et du public n'est pas moins nécessaire.

Je ne veux pas dire seulement par là que le sujet d'une caricature ou d'une comédie doit être compris. C'est une vérité évidente. Les plaisanteries, les traits qui passent par-dessus la tête des spectateurs (le cas n'est pas très rare) sont naturellement comme s'ils n'étaient pas. Encore faut-il, quand il s'agit d'une caricature, que je complète les indications qu'elle fournit, que je découvre l'anomalie qui la constitue et que je n'avais pas remarquée tout d'abord: et vraiment oui, c'est un homme, et cependant il a une tète de singe ou de cheval;. mieux encore, c'est un tel ou un tel; je le reconnais. Quelquefois la légende est nécessaire pour expliquer le dessin; le texte et l'image s'éclairent, se complètent mutuellement; les paroles à la rigueur suffiraient; c'est un bout de dialogue, une réflexion: le dialogue aboutit à une naïveté, à une malice; la réflexion est ironique; l'illustration donne à l'un et à l'autre tout son relief. Mais naïveté, malice ou ironie n'existent pour moi qu'autant que je mesure la dose de liberté qu'elles supposent, la dérogation à telle ou telle règle à telle ou telle convention, et l'effet varie nécessairement d'un spectateur à un autre: spirituelle, au gré du premier, la plaisanterie semblera au second lourde, ou froide, ou tout à fait manquée.

Dès que la comédie n'est plus seulement une suite de charges grossières, elle s'efforce d'être une peinture de la vie et des mœurs. Ou bien c'est une imitation tout extérieure de circonstances où les personnages sont à chaque instant les victimes de quelque mauvais sort. Le public est mis dès le début ou par des apartés dans la confidence. Les répétitions, par exemple, qui sont un des grands ressorts du comique dans ces sortes de pièces, ne sont amusantes que parce qu'elles se produisent à l'insu ou contre l'attente des personnages, tandis que les spectateurs les attendaient au contraire. Ou bien l'imitation pénètre plus avant; la comédie se propose de représenter certains travers. Ces travers, comme le mot l'indique, sont précisément cette déviation naturelle qui déforme de proche en proche les actions et les paroles de ceux qui en sont affligés et devient ainsi une perpétuelle occasion de rire. Sans cette infirmité, les gens parleraient, agiraient comme tout le monde et ils n'auraient rien de drôle. Voyez ce qui nous amuse dans les plus belles comédies de Molière. Je sais bien qu'on y met beaucoup de mystère aujourd'hui; encore un peu et l'on en ferait des drames poignants. C'est une preuve nouvelle de la collaboration des spectateurs, des lecteurs; mais elle va, il me semble, trop loin; elle dépasse le but. Il est triste, sans doute, que les plus honnêtes gens aient eux-mêmes tels ou tels travers; mais c'est à la réflexion qu'on le trouvera triste, et d'abord l'on en doit rire. Je crains qu'à changer cet ordre naturel, l'on ne fausse le sens des plus beaux ouvrages. Or il n'est pas malaisé, je crois, de montrer ce qui fait rire dans les comédies de Molière. On le trouve, sans parler de tous les traits d'esprit par lesquels les caractères se déploient et s'affirment, dans la conception même de ces caractères. Alceste, par exemple, est, comme dirait Rousseau, un véritable homme de bien; mais cette honnêteté même le porte à juger les autres un peu sévèrement, et s'il lui arrive cette double mésaventure de s'attirer un méchant procès et de tomber amoureux de Célimène, c'est alors un vrai misanthrope. Mais on sent bien que sa misanthropie, à son insu, serait moins farouche si la seule vertu l'inspirait, comme le sonnet d'Oronte lui semblerait moins mauvais s'il ne le croyait destiné à Célimène
    ...J'ai su là-bas que, pour quelques emplettes,
    Eliante est sortie, et Célimène aussi.

Ajoutez à cela les bizarreries, étant donnés les usages du temps, où son humeur l'emporte, et surtout les contradictions avec lui-même où il tombe comme forcément. Il a beau vouloir ne rien ménager, il ne peut pas être aussi constamment impoli que l'exigerait la logique de son rôle, il ne se heurte pas tout à fait du premier coup, et ses a Je ne dis pas cela» nous amusent comme autant de démentis qu'il se donne avant d'en venir enfin à exprimer, comme il s'était vanté de le faire toujours, toute sa pensée sans ménagements.

Ce n'est d'ailleurs pas ici le lieu de faire une étude plus approfondie des comédies de Molière. Il suffit peut-être de dire qu'il nous met toujours dans la confidence, qu'il nous en dit assez dès le début et si nous voulons bien l'entendre, pour nous prévenir. Reste à savoir comment l'événement attendu, et de plus en plus désiré, se produira. L'intérêt de la pièce est dans ce progrès de l'attente et dans la découverte des moyens. Mais le véritable héros de ces grandes comédies, c'est encore la spontanéité, la liberté de la nature se traduisant en traits de caractère, se développant dans les plus secrets replis du coeur humain dévoilés, et à cette liberté ainsi étalée sur la scène, avec ses jeux, qui surprennent ceux mêmes qui la personnifient, répond le rire de toute une salle charmée de ce qu'elle découvre et amusée. Car c'est la perfection de l'art comique de faire à la fois rire et penser, de donner de l'esprit aux spectateurs.

Dans un genre inférieur, les comédies contemporaines nous serviraient tout aussi bien à confirmer notre manière de voir. Il serait superflu d'y insister. Remarquons seulement que celles de Labiche, en particulier, sont doublement intéressantes à étudier, d'abord par l'étonnante continuité des traits du dialogue, où les personnages ont les réparties les .plus imprévues, et avec une spontanéité qui s'affranchit des associations naturelles, attendues, pour en former de cocasses; ensuite par la manière dont 'l'auteur réussit à rendre comique l'expression des idées ou la représentation des actes immoraux, parfois même atroces, en éteignant chez nous le sentiment du réel. La réflexion seule nous fait voir ce qu'il y a d'odieux chez des bonshommes capables, par exemple, de se mettre dans l'état imaginaire des personnages du Crime de la rue de Lourcine. Comment n'y avons-nous pas songé pendant la représentation même? C'est un effet de la préparation à laquelle l'auteur nous a habilement soumis. Nous sommés 'avertis que c'est un pur jeu, que le crime dont ces fantoches se croient coupables est un vieux crime, raconté dans un vieux journal que l'on a pris pour le journal du matin, et quelle que soit l'énormité des suppositions que cette erreur leur suggère, nous ne nous arrêtons pas à ce qu'elles ont de répugnant, nous n'y voyons qu'une grosse plaisanterie; nous nous associons franchement au bon ou mauvais tour que le hasard ou l'auteur leur a joué et la sympathie qui s'établit toujours entre des spectateurs assemblés porte au plus haut point notre gaieté. En résumé, on ne fait rire au théâtre, et même d'une manière générale, qu'en imitant ce qui dans la vie nous fait rire naturellement. Or rien ne nous amuse plus que de voir quelqu'un subir une attrape, une niche plus ou moins complète, plus ou moins savamment préparée ou par quelque gai compagnon ou par une sorte de fatalité. Quand l'effet se produit, nous éprouvons, bien que nous soyons prévenus, presque autant de surprise, par sympathie, que la personne visée. Nous nous sommes contenus jusque-là, pour ne pas compromettre le succès du complot, et nous éclatons de rire, quand elle se découvre, à cette manifestation de la liberté. Celui qui en est, au contraire, la victime, en donnant à ce mot le sens le plus adouci, ne sait d'abord s'il doit rire ou se fâcher, et cette expression fait bien voir que le risible a toujours quelque chose d'agressif, dont le jeu émousse la pointe. S'il rit, tout le monde, pourrait-on dire, est content, et la farce est jouée; s'il se fâche, il y a bien des chances pour que notre rire d'abord en soit redoublé: nous rions alors de l'erreur où il tombe de prendre au sérieux ce qui n'est que pour rire, et nous trouvons que l'attrape a réussi mieux encore que nous ne pensions. Mais si c'est d'avoir ri à ses dépens qu'il nous en veut, et comme s'il ne nous était pas permis de le prendre, par jeu, pour objet de nos plaisanteries, nous ne tardons pas à nous fâcher à notre tour, et le jeu pourrait se terminer mal. Au théâtre les spectateurs n'ont pas ce souci; ils peuvent rire à leur aise. Les personnages ne risquent pas de s'en offenser.

Tout le monde connaît l'amusante mystification par laquelle, dans l'Ane d'or d'Apulée, se célèbre la fête du rire: «Soli mortalium sanctissimum Risum hilaro atque gaudiali ritu propitiamus». On pense bien que nous y trouvons, comme nous le ferions facilement dans toutes les plaisanteries de ce genre, une confirmation de notre théorie. Comment le héros de cette réjouissance, accusé du meurtre de plusieurs citoyens et qui n'a percé de son épée, dans un moment d'ivresse, que des outres gonflées, a-t-il donné à rire à cette foule assemblée au théâtre — le tribunal s'étant trouvé trop petit -, pour assister à ce procès bouffon, poursuivi dans toutes les règles? Comment a-t-il été l'auteur du dieu qu'on voulait fêter, «auctor dei», la cause du rire, sinon parce qu'il a été le jouet d'une liberté? Cette liberté, celle des organisateurs de cette comédie, a interrompu pour lui le cours réel des choses, auquel, grâce à une circonstance fortuite ingénieusement utilisée, elle a substitué toute une série de conceptions imaginaires. Ces inventions se soutenaient sans doute logiquement les unes les autres, dans l'hypothèse adoptée; mais un examen plus attentif du fait pris pour point de départ devait tout à coup les détruire de fond en comble. Mis dans la confidence, le peuple s'est donné le spectacle d'un procès criminel pour rire, soutenu avec tout l'appareil ordinaire, le divertissement d'une mystification organisée jusque dans les derniers détails; tout a été combiné pour mieux tromper celui qui devait en faire les frais; sa surprise, au dénouement, est aussi douloureuse par sa violence, sa soudaineté, qu'elle lui doit être, d'autre part, agréable par la suppression de toute crainte; les spectateurs en ont eu par sympathie le contrecoup, et n'ont eu qu'une surprise, une émotion purgée, suivant le mot d'Aristote. La plaisanterie alors a éclaté comme une bulle de savon. L'art, que les enfants connaissent bien, est de gonfler ainsi la bulle la plus possible, et de ne la laisser, s'il se peut, crever qu'au bon moment, quand elle ne peut plus grossir et que tout le inonde regarde.

– V –

Je n'ai pas la compétence nécessaire pour traiter des conditions physiologiques du rire. Je me risquerai cependant à présenter quelques remarques. D'abord la subordination des phénomènes physiologiques à un état de conscience me paraît ici indiscutable. Ceux qui la méconnaissent, et, dans cette question comme dans beaucoup d'autres, c'est aujourd'hui une tendance assez commune, mettent la charrue avant les boeufs. Certain rire, sans doute, un rire convulsif, facilement excessif et même mortel, dit-on, dans quelques cas, peut être produit par des moyens purement mécaniques, comme le chatouillement sur telle ou telle partie du corps. C'est aux savants à montrer les relations directes ou indirectes de certains nerfs avec ceux du diaphragme, du thorax et de la gorge. Dans le cas où le rire est ainsi produit mécaniquement, les choses se passent à peu près, il me semble, comme lorsque l'on met une machine en mouvement par une action exercée sur telle ou telle partie prise au hasard: le tout se meut alors grâce à la solidarité des rouages, mais c'est un mouvement très différent de celui que produit le jeu naturel de la machine. Ce rire mécanique et purement physiologique ne ressemble pas plus au vrai rire que les larmes produites par l'odeur de l'oignon ne ressemblent aux vraies larmes. Quand on rit véritablement, il y a, pour commencer, un fait intérieur, et ce fait, comme nous l'avons montré, est, s'il agit de l'émotion comique, la rupture soudaine produite dans une suite de pensées. Cette rupture est elle-même l'effet de l'intervention d'une liberté réelle ou apparente, en nous ou hors de nous. Or c'est un fait d'observation, et il suffit de le constater, que l'équilibre des fonctions, la régularité du cours du sang sous l'action des nerfs vasomoteurs — à supposer cependant que les savants soient toujours d'accord sur le rôle de ces nerfs, — sont étroitement liés, dans les conditions normales, à la régularité, à l'équilibre de nos états de conscience. Le moindre fait qui se produit subitement, détermine en nous un trouble des états internes, et, par suite, à peu près instantanément, un trouble dans l'état physiologique. La peur rend cette relation très manifeste: sans entrer ici dans les détails, on peut dire que ce qui ressortirait d'une étude approfondie de ce phénomène, ce serait la soudaineté avec laquelle une idée, un fait de conscience se transforme, pour ainsi dire, en une action clés vasomoteurs. On conçoit alors, en y réfléchissant, comment quelques philosophes ont pu croire le fait physiologique antérieur au fait psychologique; peut-être même ont-ils raison pour ces tressaillements que nous éprouvons au bruit d'une porte qui se ferme à l'improviste ou d'un objet qui tombe; le système nerveux, en certaines de ses parties et surtout dans certains cas d'excitation, serait comparable à une table d'harmonie, et se mettrait de lui-même à l'unisson de certaines vibrations: l'œil et l'ouïe n'en seraient avertis qu'au même instant, ou même après coup. Mais la peur proprement dite et le rire supposent l'existence préalable d'un fait de conscience, et l'on doit en convenir, sauf à reconnaître que les nerfs et les muscles s'accommodent avec une extrême promptitude, le plus souvent, à telle ou telle disposition intérieure.

En vertu des lois mêmes de l'organisme, la spontanéité se manifestant dans la nature ou en nous et déterminant ainsi une rupture d'idées, a pour concomitant ou pour accompagnement plus ou moins rapide, une dilatation du thorax, un' abaissement du diaphragme; le cours du sang est en même temps troublé comme celui des idées. Il se produit une sorte de déclenchement. L'air, aspiré en grande quantité à la suite de cette dilatation de la poitrine, est bientôt repoussé avec force par la contraction qui, sous peine d'asphyxie, ne tarde pas à se produire, ramené ensuite par une nouvelle dilatation qui a lieu sous l'influence des mêmes causes, il s'établit ainsi, à de très courts intervalles, un mouvement de va-et-vient, très sensible dans la plupart des cas, et auquel correspondent naturellement les saccades du rire. Il ne serait pas impossible, en outre, de supposer que ces brusques alternatives d'aspiration et d'expiration, de dilatation et .de contraction, avec une prédominance bien marquée de la dilatation liée à la joie et à la surprise, provoquent par le passage rapide de l'air en un sens et en l'autre, comme un chatouillement de quelques parties internés qui activerait le jeu de ce mécanisme. Dans la douleur, au contraire, c'est le resserrement qui domine, et les effets aussi doivent être différents; mais il arrive que telles ou telles pressions, quand l'hilarité atteint à certain degré, résultent de la dilatation même, et alors on rit aux larmes. — Le fou rire, dont je n'ai encore rien dit, dépend en grande partie de la liaison ainsi constatée entre une manifestation subite de la liberté et ces mouvement organiques spéciaux. Ce rire convulsif, irrépressible et quelquefois douloureux par son exagération même, se produit surtout lorsque l'on cherche à contenir, à prévenir surtout le rire ordinaire. Il éclate dans une classe, à l'église, dans une grave compagnie, partout où il conviendrait précisément de ne pas rire, ou au sujet d'une personne que nous respectons trop au demeurant pour rire d'elle sans scrupule; il est donc l'effet de la contrainte même que nous nous imposons pour ne pas laisser déborder le trop-plein de nos poumons; tandis que nous cherchons à le faire s'écouler sans secousses visibles, la représentation du visible persiste ou revient d'elle-même à l'esprit et amène une nouvelle dilatation, une nouvelle quantité d'air. On ne peut éloigner cette représentation, quoi qu'on fasse, sans y penser, et le rire à la fin fait explosion. Cet accident inévitable devient, à son tour, une nouvelle cause de rire, qui, s'ajoutant à la première, fait qu'un rien quelquefois a des effets prodigieux.

Si enfin, pour clore ces considérations physiologiques, nous admettons la doctrine si vraisemblable de Charles Bell, que les parties qui servent à l'expression servent aussi et d'abord à des fonctions, le rire, avec le rictus spécial qui le caractérise suggère, il me semble, une idée, que je proposerai cependant sans y insister, et par jeu, si l'on me le permet la joie, à laquelle l'être vivant est sensible avant tout, n'est-elle pas celle que provoque la satisfaction de l'appétit par excellence, de la faim? Le premier rire serait peutêtre alors un rire de proie, et ne pourrait-on pas dire qu'il y a, même encore aujourd'hui, un peu d'anthropophagie dans le rire de certaines gens?

Je crois avoir assez justifié les propositions énoncées dès les premières lignes de cet essai: l'essence du plaisir et' du risible, sous toutes leurs formes, est bien la liberté, et le rire ne s'explique que par cette liberté même dont il est ou l'expression immédiate ou l'écho naturel. Mais que faut-il entendre par cette liberté et quels sont exactement, par suite, les caractères du rire qui l'exprime ou lui répond? S'il est vrai qu'on ne puisse résoudre complètement aucune question sans le secours de la métaphysique, je serai bien forcé d'y recourir: je le ferai, je l'espère, sans trop de contradictions et d'obscurités.

Le mot liberté a deux sens: il désigne d'abord cette spontanéité fondamentale, ce primum datum inexplicable, qui est comme la matière première de l'oeuvre morale que nous avons à accomplir. Nature dans l'acception la plus large de ce terme, et liberté, en ce sens, sont synonymes, et elles sont l'une et l'autre opposées à la liberté proprement dite, non pas donnée, celle-ci, mais conquise peu à peu aux dépens de la première. Grâce à elle, en effet, nous nous concevons comme capables, et nous le sommes, d'exercer une domination raisonnée sur toutes les forces naturelles en nous et hors de nous, par la science qui permet de prévoir, l'art qui ordonne les signes sensibles en vue du beau, la morale, enfin, qui modèle nos propres puissances conformément à un idéal, celui du bien. Cette seconde liberté ne s'exprime jamais par le rire et jamais ses manifestations ne le provoquent. Le vrai, le beau et le bien, comme tels, n'ont rien de risible, ni même d'agréable, à rigoureusement parler.

Le plaisir qui nous fait rire est la satisfaction de nos inclinations, et, comme nous l'avons dit, naît de la suppression par une cause ou par une autre de tout obstacle. Ces inclinations sont elles-mêmes et de quelque degré qu'elles soient, au nombre des éléments de cette nature qui nous est donnée. Satisfaites, elles font place à un bien être où il entre aisément beaucoup de laisser aller et de paresse. Il est, à ce titre, dangereux. On a reproché à liant l'exagération qu'il a commise, dit-on, en condamnant l'amour pathologique, en n'approuvant que l'amour moral où la sensibilité n'a aucune part. Il a eu raison cependant de dire que l'amour-propre est au fond de nos affections même les plus nobles et l'égoïsme à la racine de tout plaisir. Sans aller jusqu'à l'ascétisme, en reconnaissant que notre condition présente nous force à accepter le repos, le délassement du plaisir et à ne mépriser aucun des secours que la nature elle-même nous offre pour l'accomplissement du devoir, nous ne goûterons le plaisir et ne nous livrerons au rire qui l'exprime qu'avec l'arrière pensée constante que nous avons une fin morale à atteindre.

Quand il s'agit du rire comique, de quoi rions-nous en réalité? Des retours de cette liberté première que nous devons vaincre, on pourrait dire de ses représailles, quelquefois, et de ses revanches. Les erreurs de tout genre dont nous nous moquons si volontiers, sont-elles autre chose? Et ceux qui les commettent ne ressemblent-ils pas à ces cavaliers maladroits qui ne savent pas prévoir ou réprimer les écarts de leur monture? Souvent, il est vrai, ces écarts sont voulus. Celui qui fait rire s'amuse alors lui-même et amuse les autres par des apparences de maladresses dont un bon cavalier est seul capable; c'est comme s'il faisait caracoler son cheval, ou lui laissait pour un moment la bride sur le cou, bien sûr de le reprendre en main quand il voudra. D'elle-même notre nature est indisciplinée, ignorante des règles, impatiente de la raison. On conviendra alors que le rire, lorsqu'elle le provoqué seule par ses manifestations soudaines, a quelque chose de triste; il procède alors, en effet, d'un désordre, et il n'est pas étonnant que la malice, à différents degrés, s'y joigne et puisse même aller jusqu'à l'atroce méchanceté. S'il répond au contraire à ces manifestations voulues ou consenties d'une liberté qu'on mesure à son gré, avec art,
    Cet art veut, sur tout autre, un suprême mérite,

et qui sont de purs jeux, il est plutôt, comme le rire de plaisir, un délassement. Le jeu le rend innocent, comme il rend innocent la représentation du mal dans la tragédie.

Entre ces deux libertés, l'homme n'est, à vrai dire, ni un être purement naturel, ni un être exclusivement moral. Il n'est pas à souhaiter, dans les conditions actuelles, qu'il abdique entièrement et renie sa nature première. Le jeu, soit en lui, soit hors de lui, où il le découvre, comme je crois l'avoir assez montré, par une sorte de projection inconsciente, est la meilleure manière de garder à cette nature une place dans la vie telle que la raison la doit faire, et si l'on comprend les scrupules et les sévérités de certains moralistes, on peut se féliciter cependant de la part laissée au risible dans un monde où Héraclite trouvait, dit-on, partout matière à pleurer. Sans tomber dans aucun des excès contraires, nous trouverons un juste milieu également éloigné du rigorisme outré et du scepticisme. S'y tenir, c'est le plus sûr moyen de faire exactement son métier d'homme. En l'entendant ainsi, nous pourrons nous aussi, à l'occasion, rendre un culte au rire: «sanctissimum Risum hilaro atque gaudiali ritu propitiamus.»


Notes
1. J'accorde cependant que l'objet aimé ait toutes les beautés du visage et que tout son corps rayonne du charme de Vénus: mais il y a d'autres maîtresses possibles, nous avons vécu naguère sans celle-là; elle est sujette, nous le savons, aux mêmes incommodités que les plus laides; la malheureuse s'empoisonne elle-même d'odeurs repoussantes qui mettent en fuite ses servantes et les font rire en cachette. (Lucrèce, De Natura...)
2. Suave mari magno, turbantibus aequora ventis,
E terra magnum alterius spectare laborem,
Non quia vexari quemquam est jucunda voluptas.
Sed quibus ipse malis careas quia cernere suave est.


Traduction de Voltaire
«On voit avec plaisir, dans le sein du repos,
Des mortels malheureux lutter contre les flots;
Non que le mal d’autrui soit un plaisir si doux;
Mais son danger nous plaît quand il est loin de nous»
(Lucrèce, De Natura)

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