Pic de la Mirandole et Marsile Ficin
Pic de la Mirandole : Les années de formation - 3. ]ean Pic et Marsile Ficin
Dès Ferrare, sinon même dès Bologne, ]ean Pic dut être frappé par la diversité des courants qui, comme nous l’avons vu, remuaient et brassaient la scolastique, aussi était-il parfaitement à même d'évaluer l’état conflictuel de cette école qui, dès la fin du XIIIe siècle, avait perdu toute prétention à l’unité. Il saute aux yeux, en particulier, que la question cruciale de l°accord entre Platon et Aristote restait toujours pendante, alors que, dans ce marasme, la nécessité de la résoudre se faisait de plus en plus urgente (16).
Il était donc dans l’ordre des choses que Pic, avec l’enthousiasme qui, à cette époque, était le sien, voulût, lui aussi et après tant d°autres, relever le défi de concilier les deux philosophes; le thème de la concordance ne cesse de réapparaître, tel un leitmotiv, dans l’oeuvre du jeune philosophe, qui se promet d’écrire le traité définitif sur la question.
C’est dans cet esprit que, dès son séjour à Ferrare, Pic se rendit à Florence : où, mieux qu’à l’Académie, pourrait-il s’initier au platonisme ? Et pour aborder un domaine de recherches si vastes, il n’était meilleur guide que Marsile Ficin, en qui les Florentins voyaient déjà un « alter Plato », et qui, d’ailleurs, n'hésitait pas à se prendre comme tel (17).
Le choix de Pic était judicieux car Ficin prétendait également concilier Platon et Aristote. Pour Ficin cependant, cette conciliation ne pouvait résulter que d’une juste hiérarchisation des savoirs : toute divergence entre les deux philosophies s’effaçait, pensait-il, dès lors que chacune d’elles était remise à sa juste place dans l'édiñce sapientiel. Or, comme tous les platonisants, et en particulier comme Proclus (18), Ficin considérait que l’aristotélisme n’est qu’une voie d’accès, privilégiée certes, à la doctrine de Platon :
Ils se trompent, écrit-il à Francesco Diacceto, ceux qui estiment que la doctrine péripatéticienne serait contraire à celle de Platon. La voie, en effet, ne peut être contraire à son terme. Que la doctrine péripatéticienne conduise à la sagesse platonicienne, voilà ce que découvre toute persorme qui aura considéré que les choses naturelles nous conduisent aux choses divines; il s°ensuit que nul ne pourra être admis aux mystères les plus secrets de Platon, qui n'ait d°abord été initié aux disciplines péripatéticiennes (19).
Subordination, donc, de la discipline au mystère : ici passe la démarcation entre deux « esprits » philosophiques, on aura à y revenir...
Un recoupement de correspondance permet d’établir que, dès 1479 ou 1480, Pic poussa une brève reconnaissance à Florence, laquelle lui permit de nouer les premiers contacts avec le « second Platon » et, parmi bien d’autres sans doute, avec Ange Politien et Jérôme Benivieni (20).
Ceux-ci devaient d’ailleurs garder un souvenir assez négatif de cette première rencontre. Les contacts avec le premier avaient été plutôt difficiles, et le second avait été péniblement frappé par l’attitude hautaine que ]ean Pic affichait à l’égard des Florentins. La discussion porta à certain moment sur quelque coutume de chevalerie, rapporte Antoine Benivieni, frère de Iérôme (21), et le jeune aristocrate « encore tout imbu de ces conceptions nobiliaires propres aux seigneurs de Plaisance et autres Lombards », ne put cacher son dédain à l’égard de Florence « terre industrieuse et commerçante ». Or, Iérôme Benivieni, ardent Florentin, en fut très vexé et prit avec force la défense de sa ville.
Sans doute Pic était-il encore fort jeune à l’époque; il n°empêche que cette réaction spontanée révélait une facette caractéristique de sa personnalité profonde, facette qui réapparaîtra sous des formes diverses, mais clairement identifiables, tout au long de sa vie. Elle colorera le type particulier de spiritualité vers laquelle Pic se sentira attiré, comme elle permet de comprendre qu’il ne porta jamais attention à la vitalité commerciale propre à la république florentine. »
En ce sens, et quel que soit par ailleurs son génie, Pic révèle une mentalité sans doute plus proche du Moyen Âge que de la Renaissance.
Rien de tout cela cependant ne diminuait son rayonnement, ni son charme personnel : ni le Politien, malgré son caractère distant, ni Jérôme Benivieni, malgré son amour de Florence, ne tiendront rigueur de ses paroles au jeune homme, et ils deviendront l’un et l’autre les plus fidèles de ses amis, une fois qu’ils auront appris à mieux le connaître. Ce fut d°ailleurs par leur entremise que Pic sera accueilli à la cour de Laurent le Magnifique qui, reconnaissant le génie du jeune homme, deviendra son protecteur le plus constant.
On peut supposer que la première rencontre de ]ean Pic et de Marsile Ficin se soit déroulée de façon plus cordiale. Face au maître de l'Académie, Pic se sera sans doute montré moins désinvolte, et Ficin lui-méme, malgré la vénération dont il était entouré à Florence, a dû se sentir très flatté par la démarche du jeune homme dont la réputation l’avait certainement déjà rejoint.
Les rencontres se multiplièrent et, comme il était à prévoir, elles eurent une influence déterminante sur le développement intellectuel du jeune homme, même si cette influence ne s’exerça pas nécessairement dans le sens que Ficin eût souhaité.
Attendue depuis longtemps, la première édition imprimée de la Theologia platonica sortit des presses le 25 novembre 1482. Signe qu’une grande familiarité s’était déjà établie entre les deux hommes, dès que Pic en apprend la nouvelle, il écrit à Ficin pour lui en demander un exemplaire, « c’est là, dit-il, le guide qui me fera progresser dans l'étude de Platon [...] qui, dis-je, n’attendrait ce qu’il y a de plus grand de cette sorte de réflexion doctrinale ? » Dans cette même épître, Pic rappelle à Ficin qu’il lui avait conseillé, « quelques années auparavant », de se donner totalement aux belles-lettres. Or, ajoute-t-il, « voilà maintenant trois années que je me suis appliqué [à l’étude] des péripatéticiens, et que j’ai tout fait pour être digne d’être admis, comme membre de leur famille, en la maison d’Aristote » (22).
Au reçu de cette première lettre, Ficin n’avait pas caché sa joie : Pic, en effet, s’était conformé aux sages directives qu’il lui avait données puisqu’il s’était d’abord mis à l’étude des péripatéticiens, avant de se croire digne de se laisser initier par lui à la sagesse divine de Platon... Ficin, avec cette étonnante faculté d’auto-persuasion qui le caractérisait, voudra toujours se convaincre qu’il avait trouvé en Pic le disciple fidèle dont il pourra modeler l’esprit pour en faire le dépositaire de sa science et de sa sagesse, alors que Pic ne verra en Ficin, comme en tant d’autres personnages à qui il s’adressera, qu’un initiateur qui pourra l’aider à franchir une nouvelle étape dans sa formation intellectuelle, au sein d’une démarche dont, par ailleurs, il restait le seul maître. Cette incompréhension réciproque fut à l’origine d’une profonde ambiguïté qui ne cessera de marquer les relations entre les deux hommes.
Notes
16. 0n trouvera un bon exposé historique de la question dans l’article de Moreau, pp. 45-58.
17. Marcel, p. 291.
18. « Sous la conduite de Plutarque, puis de Syrianos, [Proclos] achève la lecture d’Aristote. Dès lors, initié aux “mystères mineurs et préliminaires”, il peut se livrer tout entier à la “mystagogie de Platon” », cf. Trouillard, p. 21.
19. « Errant omnino qui Peripateticam disciplinam Platonicae contrariam arbitrantur. Via siquidem termina contraria esse non potest. Peripateticam vero doctrinam ad sapientiam platonicam esse viam comperit quisquis recte consideravit naturalia nos ad divina perducere; hinc igitur effectum est ut nullus unquam ad secretiora Platonis mysteria sit admissus nisi Peripateticis disciplinis prius imbutus » (Lettre à Francesco Diacceto, O.O.F. I, 953).
20. Girolamo Benivieni, humaniste florentin (1453-1542), littérateur et fin poète, célèbre pour sa maîtrise du grec et de l’hébreu. Il avait pour Dante une profonde admiration, ce qui était plutôt rare pour l’époque, et ses études sur la Commedia, comme ses propres élégies en toscan, eurent pour effet de réhabiliter la langue vulgaire auprès des humanistes. Il fut parmi les premiers à suivre Savonarole, compta parmi les plus ardents piagnoni et resta toujours fidèle au dominicain. Convaincu de la nécessité d’une réforme morale au sein de l’Église, il valorisa le rôle des laïcs et en cela, il préfigura sans doute le mouvement érasmien. Cet aspect de sa personnalité a été bien analysé par Olga Zorzi Pugliese dans son étude « Girolamo Benivieni : umanista riformatore » dans La Bibliofilia, LXXII, 1970, pp. 253-288. Voir également : Vasoli, « Benivieni, Girolamo », dans D. B.
21. La rencontre est décrite par Antoine Benivieni dans la biographie qu’il consacre à son frère. Le passage est cité par Napoli, p. 333.
22. « Quod quidem meum consilium, etsi a pueritia usque constantissimum mihi fuit, excitarunt tamen summopere atque inflammarunt cum apud te essem superioribus annis adhortationes tuae, nec unquam ardenter magis, quam ex illa in hanc usque diem me totum literis addixi. Iam tres annos, Marsili, apud Peripateticos uersatus sum, nec omisi quicquam quantum in me fuit, ut Aristotelicis aedibus qualis unus ex eorum familia non indignus admitterer. Quod quidem etsi haud abunde consequutus sum, quippe quod uix sim in uestibulo, eo usque tamen processi, ut si non docti & eruditi, quod nec per aetatem licet, studiosi tamen nomen mihi uendicare non dubitem. Sed quoniam & tua semper & doctissimorum hominum sententia fuit, qui academica peripateticis misceret, eum utranque sectam & rectius habiturum & locupletius, aggrediendam mihi hanc prouinciam existimaui, ut iam pro mei uiribus ingenii, pro mea quanta maxima potest assiduitate & diligentia, Platonem cum Aristotele, & uicissim alternis studiis Aristotelem cum Platone conferrem.Verum ut te praemonitore prius, ita nunc adiutore opus est, tuaeque erit humanitatis & in me beneuolentiae non deesse proposito meo, atque eo quidem tam honesto & libeali, id quod cumulatissime abs te factum censeo si librum tuum de immortalitate animorum ad me miseris, quo ueluti praemonstratore quodam in Platonica disciplina profecturum me ut opto, ita confido. Quis enim Ficino, in quo, si uera esset Pithagoreorum sententia, reuixisse Platonem crediderim, non quaeque maxima in eo doctrinae genere de seipso polliceatur ? » (O. O., fol. 373). La réponse de Ficin à la demande de Pic est datée du 15 décembre 1482, cf. Eugenio Garin, « L’Epistolario », Cultura…, p. 255.